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Vie des entreprises

A Valenciennes, Toyota met le turbo sur le social

Vie des entreprises | REPORTAGE | publié le : 01.01.2000 | Thierry Roland

Chez Toyota France, on a signé l'accord sur les 35 heures avant d'avoir embauché les ouvriers ! Pour attirer des candidats quelque peu rebutés par la mauvaise réputation des firmes nippones, les responsables de l'usine d'Onnaing, dans le Nord, ont choisi d'être irréprochables sur le plan social.

L'affichette figure en bonne place dans le hall d'accueil du siège provisoire de Toyota Motor Manufacturing France (TMMF), à Valenciennes : « distance Tokyo-Valenciennes : 3,61 mètres. » Bien entendu, il ne s'agit pas de la distance qui sépare la capitale japonaise de la commune du nord de la France. C'est tout simplement la longueur de la petite Toyota Yaris, récemment élue « voiture de l'an 2000 », qui sera fabriquée à partir de 2001 dans l'usine d'Onnaing. En dépit des années de croisade anti japonaise, menée par l'impétueux Jacques Calvet, le géant nippon est en train de s'installer au cœur industriel de l'Europe du Nord. Peugeot-Citroën et Renault en sont réduits à faire contre mauvaise fortune bon cœur, même s'ils ne se privent pas, hors micros, de fustiger cet envahisseur qui « va bénéficier de tous les avantages stratégiques de cette implantation sans subir les mêmes contraintes sociales que les constructeurs français ». Comme si Toyota n'était pas tenu de respecter la législation française, au même titre que toutes les entreprises installées dans l'Hexagone.

N'en déplaise aux constructeurs français, le groupe nippon entend au contraire se montrer exemplaire dans le domaine des relations de travail. Pour ce faire, et fidèle à sa stratégie qui consiste à se doter de spécialistes dans chacun des pays où il s'implante, il a fait appel, pour la France, à Claude Boulle, un administrateur civil provenant en droite ligne du ministère des Affaires sociales. Sûr de son avance en matière d'organisation industrielle, certain de disposer du bon modèle au bon moment pour tailler des croupières à ses concurrents européens sur leur propre terrain, le premier constructeur automobile japonais sait que la réussite de cet investissement de 4 milliards de francs dépendra largement du climat social qu'il aura su instaurer.

L'UIMM grince des dents

« Non, l'entreprise japonaise n'est pas l'enfer que l'on décrit complaisamment à l'extérieur. À Onnaing, on ne portera pas d'uniformes, on ne hurlera pas de slogans à la gloire du patron en arrivant à l'usine le matin, et nous n'avons pas prévu de séances de gymnastique obligatoires », jure Claude Boulle. Arrivé à Valenciennes en octobre 1998, avec le titre ronflant de « vice-président administration » de TMMF et flanqué de François-Régis Cuminal (ex-Valeo) au poste de DRH, il s'est attaqué en priorité à l'élaboration d'un accord d'entreprise irréprochable. De quoi assurer sans attendre aux salariés présents et à venir de l'usine en train de sortir de terre un sort plutôt enviable. Et cela dans tous les domaines : l'organisation et la durée du travail, la formation, la prévoyance et la retraite, la représentation syndicale et le dialogue social. But de l'exercice ? Faire taire définitivement les railleurs, en distillant un message très simple : « Plus social que Toyota, on ne trouve pas. »

Au-delà des grandes déclarations de principe, l'accord-cadre signé avant les fêtes est sous-tendu par des convictions qui tranchent sur le discours néolibéral en vogue dans les entreprises hexagonales. Ainsi, Toyota France déclare vouloir « tout mettre en œuvre pour garantir la stabilité de l'emploi à long terme, compte tenu des évolutions technologiques, organisationnelles et économiques ». Cette préoccupation pour l'emploi, qu'un groupe comme Renault n'affiche pas au Japon chez Nissan, ainsi que le souhait affiché de trouver rapidement des interlocuteurs syndicaux au sein même de l'entreprise, ont fait grincer des dents à l'union patronale locale. Et même au siège parisien de l'UIMM, dit-on à Valenciennes.

En matière d'organisation du travail, l'accord-cadre conclu avec les deux seuls délégués syndicaux présents dans l'entreprise s'inspire largement des textes signés en 1999 à PSA puis par Renault. Il applique d'emblée la toute récente législation sur les 35 heures, avec une très grande souplesse horaire, fondée sur un compte épargne temps. Le personnel de production travaillera 1 600 heures par an, et les cadres 217 jours, en récupérant 10 jours de repos (dont 4 devront toutefois être consacrés à la formation). Avec un budget de 250 millions de francs pour les deux années qui viennent, un très important effort de formation est également consenti, sur la base d'une égalité de traitement entre les différents types de populations : les stagiaires de la formation professionnelle (une convention a été signée le 20 décembre avec le conseil régional du Nord-Pas-de-Calais) ; les CIE (contrats initiative emploi) ; les contrats de qualification issus de la branche métallurgie et, enfin, les salariés déjà en place. Côté prévoyance, le souci égalitaire de l'entreprise a conduit Claude Boulle à mettre en place une mutuelle santé obligatoire, qui assure une excellente couverture au salarié et à toute sa famille, pour seulement 100 francs par mois.

La CGT, ce sera pour plus tard

« J'étais très inquiet au début, car les Japonais n'ont guère d'expérience du syndicalisme de contradiction, ils ont plutôt tendance à favoriser le dialogue direct entre le management et les salariés. Mais je crois que les salariés peuvent être rassurés : ce document est très positif pour tout le monde, même s'il est dommage que l'entreprise n'ait pas osé aller directement à la semaine de quatre jours », explique Emmanuel Duwat, le tout nouveau délégué syndical CFDT de TMMF, qui, ce 17 décembre, vient tout juste de signer le fameux accord d'entreprise, paraphé une heure auparavant par la direction et par Éric Lemoine, « le » délégué CGC.

« Pour l'instant, nous ne sommes que deux délégués dans l'entreprise, mais nous espérons pouvoir créer le plus vite possible de véritables sections syndicales », ajoute Emmanuel Duwat, bien conscient de l'inconfort de sa position. Elle pourrait inciter les mauvais esprits à voir en lui un « alibi » du management dans sa volonté de mettre en place une vitrine sociale. Mais, apparemment, les volontaires ne se sont pas bousculés pour planter des bannières syndicales dans la glaise d'Onnaing. « Les gens sont un peu réservés. Ils ont suivi un parcours d'évaluation très précis et un traitement intense pour en arriver là. Ils ne veulent pas courir le risque de voir tout cela remis en cause. Il faut attendre que les équipes de production soient constituées. On pourrait même voir surgir à cette occasion une section CGT, même si je pense qu'une telle hypothèse inquiète déjà nos dirigeants », estime Emmanuel Duwat.

À vrai dire, les dirigeants de TMMF ont pris contact avec des militants cégétistes du Valenciennois, mais ceux-ci n'ont guère montré d'enthousiasme pour ce modèle social with a strong japanese flavour, comme dit Claude Boulle, en bon français. Dommage, car on aimerait assister au choc culturel entre la confédération ouvrière et les nouvelles méthodes nippones. Vice-président industrie, Didier Leroy affirme qu'à Valenciennes Toyota « expérimentera des choses entièrement nouvelles en matière d'organisation du travail, en greffant certaines spécificités sociales françaises, comme les 35 heures, sur le fonctionnement des équipes au sein du Toyota production system (TPS), structuré autour des team leaders et des group leaders » (voir encadré).

À en croire ce transfuge de Renault, Toyota utilisera son implantation dans l'Hexagone comme un véritable laboratoire social. « Nos managers japonais veulent tout comprendre, et nous font régulièrement plancher sur tous les sujets, depuis la Sécurité sociale jusqu'aux 35 heures, en passant par la formation continue et le droit des licenciements. Sur certains sujets, ils sont devenus plus pointus que nous ! », affirment en chœur Claude Boulle et son DRH, François-Régis Cuminal. « Ils portent sur notre système un regard nuancé, ajoute Claude Boulle. Habitués à assurer eux-mêmes la formation de leurs salariés, à la fois techniquement et financièrement, ils sont sincèrement admiratifs devant l'appareil éducatif public français, qui permet de se perfectionner dans toutes les techniques, même les plus pointues, par la formation initiale comme par la formation continue. En revanche, ils sont plus respectueux que nous de l'égalité de traitement entre les individus. Pour eux, il n'est pas question que les cadres disposent de cinq jours de congés supplémentaires lorsqu'ils se marient si les autres n'en ont que quatre. Pas question non plus d'attribuer des places de parking aux cadres dirigeants. »

Et pourtant, le management français de Toyota dissimule mal une certaine inquiétude. « Avec un effectif de 120 personnes à ce jour, essentiellement des ingénieurs et des cadres, nous avons atteint nos objectifs de départ. Mais la suite des recrutements, notamment de la maîtrise côté production, soulève quelques difficultés. La reprise économique génère de la concurrence à l'embauche avec une population qui n'est déjà pas très mobile de manière générale », indique Claude Boulle. À cela s'ajoute une incontestable appréhension à l'égard du fameux « modèle culturel japonais ».

On est loin du raz de marée

La preuve de ce malaise tient en quelques chiffres. Avant le lancement officiel de la campagne de recrutement, en septembre dernier, 15 000 candidatures spontanées avaient été adressées à l'ANPE de Valenciennes, qui s'est beaucoup mobilisée sur ce dossier en créant une antenne ad hoc. Mais ce premier mouvement devait être suivi d'une « candidature officielle », déposée en bonne et due forme auprès de l'antenne, condition sine qua non pour être enregistrée dans les fichiers de préembauche. Et pour entamer le lourd processus de sélection de l'entreprise. Or 6 500 personnes « seulement » ont sauté le pas à ce jour. On est très loin du raz de marée auquel s'attendaient les dirigeants japonais, qui se sont engagés à recruter 75 % de leurs effectifs dans le bassin d'emploi. Le réservoir est pourtant vaste : on a recensé 70 000 bénéficiaires d'allocations Assedic à moins d'une heure de transport de l'usine de Valenciennes, dans une région touchée de plein fouet par le déclin des industries traditionnelles, à commencer par la sidérurgie.

« C'est vrai, on est très loin de l'engouement suscité au début des années 90 par Sevelnord, la société créée conjointement par Fiat et PSA. À l'époque, nous avions reçu plus de 50 000 candidatures spontanées », souligne Christian Denimal, le responsable de l'ANPE du Valenciennois. Pour être honnête, il faut préciser que l'échelle n'est pas tout à fait la même. À Sevelnord, implanté près de Denain, 4 200 personnes fabriquent actuellement les monospaces vendue sous les marques Peugeot, Citroën, Fiat et Lancia, alors que les effectifs de TMMF seront de 1 500 personnes fin 2001. Ils n'atteindront que 2 000 personnes en 2003, si les ventes de la Yaris confirment les bons débuts enregistrés en 1999.

Les salariés préfèrent les employeurs européens

Mais, en dépit de ce bémol, le déficit reste indéniable. « Le fameux système de production Toyota ne fait pas rêver, il aurait plutôt tendance à faire peur, car les gens l'associent à un haut niveau de contraintes et de stress dans le domaine de l'organisation du travail sur les chaînes de fabrication », analyse Christian Denimal. Le responsable de l'ANPE est dubitatif. Les Japonais proposent pourtant des salaires attractifs, qui se situent entre 150 000 et 300 000 francs par an pour les group leaders, c'est-à-dire les managers qui encadrent plusieurs équipes de production. « Toyota se heurte aux autres entreprises de la région, qui sont elles aussi en train d'embaucher en tirant les rémunérations vers le haut. Conséquence : même s'ils y perdent un petit peu, les gens restent fidèles à leur employeur ou bien choisissent un emploi dans une entreprise européenne. »

Ce relatif désintérêt est fâcheux pour le constructeur japonais. Car l'une des clés de sa réussite en France est de disposer d'une unité de production où la moyenne d'âge ne devrait pas dépasser 30 ans, contre près de 45 ans dans les usines françaises de Renault et de Peugeot. C'est dire si Toyota a besoin de soigner son image sociale pour accélérer le flux de candidatures !

Onnaing converti au toyotisme ?

« Toyota reste persuadé que son système industriel est le meilleur du monde en termes d'efficacité et de productivité », explique Claude Boulle. En mettant au point des méthodes universellement reconnues, comme les cercles de qualité, le zéro défaut, le travail standardisé, les processus d'amélioration continue (« kaïzen »), le juste à temps (« kanban »), la production en flux tendu, l'ingénieur Taiichi Ohno a fondé le « toyotisme », qui a rangé le bon vieux fordisme au magasin des accessoires. « J'ai travaillé longtemps outre-Atlantique, et j'ai été frappé de constater que les opérateurs de production n'étaient pas incités à comprendre pourquoi certains véhicules comportaient des défauts », témoigne M. Sakamoto, l'homologue de Claude Boulle au poste de vice-président administration.

Recruté chez Renault en septembre 1998, Didier Leroy, le vice-président industrie, est devenu plus « toyotiste » que ses nouveaux patrons eux-mêmes. « Dans le Toyota Production System (TPS), explique-t-il, les problèmes doivent être identifiés à la source, et toute l'entreprise doit se mobiliser pour la résolution de ce problème. Si la solution n'est pas identifiée à temps, ou si le défaut est trop grave, l'opérateur peut prendre la responsabilité d'arrêter la chaîne. On ne trouve cela nulle part ailleurs, même chez Renault, qui s'est pourtant beaucoup inspiré des méthodes de production japonaises. C'est peut-être ce haut niveau d'investissement personnel qui effraie. Mais à tort, car plus le système est fluide et continu, plus l'opérateur se sent à l'aise dans son travail. D'ailleurs, le TPS est conçu et sans cesse peaufiné par les opérateurs eux-mêmes. » Mais les subtilités du TPS sont un argument difficile à vendre tant auprès des chômeurs valenciennois qu'auprès de salariés déjà en poste, qui appliquent des méthodes moins géniales, mais plus sécurisantes car mieux identifiées.

Auteur

  • Thierry Roland