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Repères

Un monument de complexité

Repères | publié le : 01.01.2000 | Denis Boissard

Définitivement votée le 15 décembre dernier, la seconde loi Aubry sur les 35 heures s'intitule sobrement « loi relative à la réduction négociée du temps de travail ». Modeste, le législateur s'efface devant les partenaires sociaux. En apparence. Car le contenu de la loi n'a pas la frugalité du titre : 56 pages, pas une de moins, dans le document officiel de l'Assemblée nationale, soit un texte… dix fois plus volumineux que celui de l'ordonnance de 1982 sur les 39 heures. Autant dire que tout ou presque est réglé par la loi et que les marges de manœuvre laissées à la négociation collective sont extrêmement réduites.

Certes, le temps de travail est une matière complexe, qui touche la rémunération, les conditions et l'organisation du travail.

Il n'empêche. Le législateur aura rarement été aussi loin dans le détail de la conduite à tenir dans les relations du travail par l'entreprise et les partenaires sociaux. Une aubaine pour la petite confrérie des juristes, qui va pouvoir se délecter à disséquer et à décortiquer toutes les arcanes et les multiples chausse-trapes de ce texte à tiroirs, de cette sorte de poupée gigogne du droit du travail. Un casse-tête, en revanche, pour les entreprises tenues de le respecter, et notamment pour les PME, bien mal outillées pour digérer les 37 articles de la loi Aubry II, leurs nombreux paragraphes et multiples alinéas.

À côté du toilettage bienvenu du dispositif de la modulation annuelle du temps de travail, que dire en effet du bric-à-brac qu'est le nouveau régime des heures supplémentaires, de la course d'obstacles qu'est devenu le recours au temps partiel, ou encore du parcours du combattant que devra suivre l'entreprise pour décrocher le dispositif de l'allégement de cotisations lié au passage à 35 heures ? Peu suspect de sympathie patronale, ou pour l'opposition parlementaire, le professeur Jean-Jacques Dupeyroux n'est pas le dernier à épingler « l'accablante complexité » du texte voté à la mi-décembre.

Comment en est-on arrivé là ? Tout simplement en raison d'un mal bien français : l'extrême défiance qu'a l'État envers la capacité des employeurs et de leurs interlocuteurs syndicaux à élaborer leurs propres règles, à réguler eux-mêmes les relations sociales dans ce pays. Faute de les considérer comme des acteurs à part entière, les pouvoirs publics ont la fâcheuse habitude de prendre les partenaires sociaux par la main et de leur dicter la marche à suivre, ceci dans les plus infimes détails. Un argument massue est avancé pour justifier cet interventionnisme tatillon : les syndicats sont faibles et divisés, donc incapables de construire un rapport de force équilibré avec les employeurs. Mais si le constat n'est pas totalement infondé, le remède proposé est – d'une certaine façon – pire que le mal. Comment penser que c'est en affaiblissant la politique contractuelle que l'État peut renforcer la légitimité des organisations syndicales ?

Que le gouvernement donne le cap et un cadre à la négociation collective, rien que de très normal dans une démocratie. Mais la loi Aubry II aurait pu, pour ce faire, très bien se contenter de fixer quelques principes directeurs (une durée hebdomadaire du travail abaissée à 35 heures, une durée annuelle ramenée à 1 600 heures) et quelques règles de procédure (information et consultation des représentants du personnel, signature d'un accord majoritaire ou application d'un accord de branche étendu…) qui auraient garanti aux salariés les conditions d'une négociation loyale et équilibrée. C'était sans compter sur la culture jacobine de nos responsables politiques, et sur la préférence qu'ils accordent à la loi sur l'accord collectif. Une culture qui a paradoxalement fini par contaminer les partenaires sociaux eux-mêmes : au lieu de défendre leur pré carré contractuel comme le font leurs homologues étrangers, ceux-ci sont souvent les premiers – à l'instar de la CFDT sur les 35 heures – à réclamer l'intervention du législateur quand le pouvoir en place leur semble plus proche de leurs préoccupations. Quitte – comme le Medef – à se draper dans l'autonomie contractuelle quand ce n'est plus le cas.

Or, cette prééminence donnée à la loi dans la régulation des relations sociales est contre-productive. La loi sociale franco-française (dont le texte voté à la mi-décembre est l'archétype), qui s'évertue à tout régler dans les moindres détails et qui se caractérise dès lors par la grande complexité de ses dispositions, celles-ci étant de surcroît calquées sur le schéma de référence de la grande firme industrielle, court le risque d'être peu ou mal appliquée dans bon nombre d'entreprises. D'autant que, malgré toute leur bonne volonté, ce n'est pas le corps des 450 inspecteurs et 800 contrôleurs du travail qui sera à même de garantir l'effectivité de la loi dans le gros million d'entreprises concernées. En France, c'est un classique, la loi est dure mais son application est molle.

Auteur

  • Denis Boissard