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Politique sociale

Le mammouth veut se dégraisser de 65 000 emplois jeunes

Politique sociale | DECRYPTAGE | publié le : 01.01.2000 | Frédéric Rey

Après avoir recruté massivement des emplois jeunes, l'Éducation nationale voit arriver avec angoisse la fin de leurs contrats. Faute de leur trouver rapidement un point de chute, Claude Allègre court le risque de devoir mettre au chômage des dizaines de milliers d'aides-éducateurs l'année de l'élection présidentielle.

Ce premier juillet 1999, ils sont une dizaine de chefs d'entreprise invités à déjeuner Rue de Grenelle. Pas chez Martine Aubry, au ministère du Travail, mais chez son voisin Claude Allègre, à l'Éducation nationale. Autour de la table, quelques grands noms de l'industrie et des services ont pris place aux côtés du ministre et d'Alain Geismar, son directeur de cabinet : Claude Bébéar, d'Axa ; Francis Mer, d'Usinor ; deux dirigeants du Nord… Si le patron du « mammouth » les a réunis, c'est pour tester l'une de ses nombreuses idées : ces dirigeants seraient-ils prêts à recruter en contrat à durée indéterminée des emplois jeunes, que l'Éducation nationale compte par dizaines de milliers dans les lycées, les écoles et les collèges ? Pour Claude Allègre, des reclassements dans le privé sont impératifs. Car ces emplois représentent une véritable bombe à retardement dont l'année de mise à feu est connue : 2002.

Addition salée en perspective

Lorsqu'en octobre 1997 Martine Aubry a lancé son programme d'emplois jeunes à destination des moins de 26 ans, Claude Allègre a démarré en trombe, sans hésiter. Avec 65 000 postes d'aides-éducateurs, l'Éducation nationale en est actuellement l'un des principaux employeurs. Mais aujourd'hui, Rue de Grenelle, on voit arriver l'échéance de ces contrats à durée déterminée de cinq ans avec des frissons dans le dos. Les contrats déducateurs expirent en effet l'année de l'élection présidentielle. « Vous imaginez des milliers de jeunes défilant dans les rues à la veille d'une telle échéance ! ? » s'alarme l'entourage du ministre. À cette vision cauchemardesque s'ajoute la perspective d'une addition particulièrement salée. Les aides-éducateurs ne cotisant pas au régime d'assurance chômage de l'Unedic, c'est à l'État qu'incomberait la charge de leur indemnisation, évaluée à 8 milliards de francs. C'est dire si leur reconversion est une priorité !

Ou leur intégration… Car plus les années passent et plus les bénéficiaires d'emplois jeunes revendiquent une petite place à l'ombre du mammouth. Pour Allègre, la marge de manœuvre est étroite. Sur les 65 000 aides-éducateurs, 15 000 devraient passer les concours de l'enseignement. Il lui reste 500 00 jeunes sur les bras. « Nous ne les avons pas retirés de l'ANPE pour les y renvoyer, alors nous nous retroussons les manches », souligne Michel Héon. Économiste de formation, cet ancien recteur a été placé à la tête d'une cellule spécialement chargée de mener cette opération de reconversion sans précédent par son ampleur. En se fixant une obligation de reclassement en contrat à durée indéterminée de ces jeunes, l'Éducation nationale se donne un nouveau rôle, celui de spécialiste de l'outplacement. « Claude Allègre mouille sa chemise, affirme Michel Héon, tandis que je joue le représentant de commerce. »

Le tandem ne fonctionne pas trop mal. En septembre 1999, un accord-cadre a été signé avec cinq grandes entreprises de services : Air France, Accor, Vivendi, Disneyland Paris, Adia-Adecco, ainsi qu'avec Âge d'or, spécialisé dans l'aide à domicile pour les personnes âgées, et Avenance, qui intervient sur le marché de la restauration collective scolaire. Au total, 3 600 recrutements. Au mois d'octobre, c'est la Fédération du bâtiment qui signe une convention de coopération portant sur l'embauche de 5 000 aides-éducateurs, essentiellement pour des métiers administratifs.

Pour le plus grand bonheur de Claude Allègre, le retour de la croissance et, dans une bien moindre mesure, l'entrée en vigueur des 35 heures laissent augurer d'importants besoins en main-d'œuvre. Pour les cinq prochaines années, le secteur du bâtiment recherche 30 000 personnes supplémentaires par rapport aux 60 000 recrutements initialement prévus. Gros besoins aussi dans l'hôtellerie : « Notre bourse à l'emploi propose tous les jours environ 300 postes dans des métiers de l'accueil, de la vente ou de la réservation de chambres d'hôtel, de billets d'avion ou de la location de voiture », explique Alain Carric, directeur de l'emploi et de l'insertion du groupe Accor. Chez Air France, le développement du trafic aérien et la mise en place de la réduction du temps de travail vont générer 7 500 embauches. Ces deux entreprises ont décidé chacune d'accueillir 1 000 aides-éducateurs au cours des trois années à venir. La société Avenance, spécialisée dans la restauration collective en milieu scolaire, promet plus modestement une soixantaine d'embauches. « Une partie pour la mise en place des 35 heures, l'autre correspondant à la création de nouveaux services, explique le directeur des ressources humaines, Philippe Achalme. Notre idée est d'accompagner le repas des enfants dans les cantines par des actions sur la qualité et sur la convivialité. »

Les rectorats battent le rappel

D'autres accords devraient suivre. La Fnac, Suez-Lyonnaise, la Sodexho ou l'assureur Axa se sont montrés intéressés. Claude Allègre a un gros atout dans son jeu. Les aides-éducateurs ont été soigneusement sélectionnés par l'Éducation nationale. « Les premiers mois, il pouvait y avoir jusqu'à sept candidats pour un seul poste », précise Michel Héon, responsable de la cellule emplois jeunes au ministère. 45 % possèdent le bac, 37 % un titre équivalant à bac + 2 et 17 % un diplôme d'un niveau supérieur.

« Nous connaissons tous le fils ou la fille d'un ami, d'un parent, qui occupe ce type de poste, explique Alain Dupeyron, responsable de la mission emploi des jeunes d'Air France. Nous avons une idée du profil et de la nature du travail qui leur est confié. » « Les fonctions relationnelles des aides-éducateurs, à la jonction entre les élèves, les enseignants et l'administration, ne peuvent que nous intéresser », renchérit Jean Michelin, directeur des affaires sociales de la Fédération du bâtiment.

La prestation de l'Éducation nationale ne se limite pas à la mise à disposition de ce vivier. Les rectorats proposent aux entreprises de battre le rappel. Pour cela, ils organisent régulièrement des rencontres avec elles. Au lycée Saint-Exupéry de Créteil, une bonne centaine d'aides-éducateurs se sont rendus début décembre à une réunion organisée avec les représentants d'Air France. Un peu inquiète, Sabrina est venue parce que sa directrice l'a prévenue qu'« il n'y aura[it] bientôt plus d'emplois jeunes ». Son voisin de banc, Rachid, est là par curiosité, même s'il a reçu l'invitation le matin même.

Pendant plus de deux heures, une hôtesse et un agent d'escale parlent métier, rémunération, conditions de travail. Pour l'académie de Créteil, qui compte environ 4 000 aides-éducateurs, 60 jeunes seront retenus pour suivre une formation spécifique, mais seulement 30 devraient être embauchés. L'idée est de consacrer une partie des heures de formation comprises dans les contrats jeunes à la préparation aux épreuves de sélection d'Air France. « Lors d'une expérience précédente avec l'académie de Versailles, nous avons réalisé qu'une majorité de candidats échouaient à cause de l'anglais, souligne Alain Dupeyron. Nous avons donc invité des enseignants d'anglais à découvrir nos tests de langue dans notre centre de recrutement afin d'adapter l'enseignement. » Les résultats sont probants : « Sur 100 postulants, les taux de réussite sont de 65 % avec l'Éducation nationale, contre 15 % pour l'ANPE. »

Claude Allègre est pourtant loin d'avoir gagné son pari. Non seulement les premiers accords ne concernent que 8 600 jeunes sur 50 000, mais le volume d'emplois jeunes ne dégonfle pas. Car chaque départ d'un aide-éducateur est compensé par l'arrivée d'un autre, non pas pour cinq ans, mais pour le temps qui reste jusqu'à 2002. Alors, pour emballer la machine, la Rue de Grenelle a fait marcher son laboratoire d'idées. « Nous réfléchissons à l'expérimentation de nouvelles activités », souligne Michel Héon. Le ministère travaille notamment à un projet de création de groupement avec des entreprises privées qui emploieraient en contrat à durée indéterminée des jeunes mis à la disposition des centres d'appels pour des missions déterminées. Autre piste possible, la police nationale, qui a passé un accord avec l'Éducation nationale : 8 000 aides-éducateurs pourraient embrasser le métier de gardien de la paix. L'armée aussi pourrait être mise à contribution.

Des aides-éducateurs inquiets

« Si le ministre s'active autant pour trouver des débouchés aux aides-éducateurs, pourquoi ne signe-t-il pas de convention avec lui-même ? questionne Éliane Lancette, secrétaire nationale du syndicat d'enseignants Snuipp-FSU. Nous avons des besoins d'emplois publics, en particulier des postes de surveillants dans les écoles, comme cela existe déjà dans le second degré. » Une revendication qui trouverait certainement un écho favorable dans les rangs des emplois jeunes. Mais de telles créations de postes ne figurent pas dans les plans de Claude Allègre.

Autre souci, le cas d'emplois jeunes que Michel Héon appelle crûment des « bernicles », du nom des mollusques qui vivent collés sur les rochers. « Le prototype, c'est une jeune femme célibataire, mère de deux enfants, en poste dans une école rurale, qui n'a aucune envie d'en bouger. » Le ministère évalue cette catégorie d'irréductibles à 5 000, peut-être à 6 000 personnes. Pas question pour autant de les intégrer. « Ces personnes sont satisfaites de leur condition et du smic, et attendent un miracle qui ne se produira pas. »

Dans les Pyrénées-Atlantiques, Fabienne Drevond, aide-éducatrice dans un petit village entre Pau et Lourdes, se fait le porte-parole d'aides-éducateurs inquiets de leur sort : « Avant de parler de reconversion, il faudrait déjà que tous les aides-éducateurs puissent accéder aux heures de formation prévues dans le dispositif. J'ai personnellement un projet de création d'un centre de loisirs pour enfants, mais la formation est longue et les possibilités de s'absenter sont limitées. » Ces emplois jeunes sont très vite devenus indispensables auprès des directeurs d'école, dont certains ont parfois abusé d'une main-d'œuvre très flexible par rapport aux fonctionnaires. « Nous avons également l'appui des enseignants, des parents d'élèves, des municipalités, ajoute Fabienne Drevond. Certains d'entre nous ne cachent pas qu'ils utiliseront cette carte pour faire pression sur le gouvernement le moment venu. »

Une adaptation difficile au privé

Vu du Béarn ou d'Hendaye, les propositions d'emploi faites par Air France ou Disneyland semblent bien lointaines. « Personne n'a envie d'aller vivre au bout des pistes de Roissy, poursuit Fabienne, d'autant que le baby-boom des emplois jeunes n'incite pas à la mobilité. Autour de moi, pas mal de mes collègues ont profité de cette stabilisation dans leur vie pour faire un bébé. » Les entreprises ont bien conscience du décalage entre les conditions de travail qu'elles proposent et celles dont les aides-éducateurs ont bénéficié. « Nous recherchons une personne pour travailler six mois dans un hôtel de Val-Thorens et qui pourrait embrayer avec un contrat en Corse, précise Alain Carric, directeur de l'emploi et de l'insertion chez Accor. Dans nos services, on travaille le soir, certains jours fériés, un réveillon sur deux et, pour les congés, c'est l'application de la loi. »

Nathalie Bournoville, directrice des ressources humaines d'Adia-Adecco, est quant à elle sceptique sur la capacité d'adaptation des aides-éducateurs au régime du privé. « Nous nous sommes engagés sur un petit nombre à titre d'expérimentation », souligne cette DRH. L'entreprise de travail temporaire a prévu une période de stage durant laquelle les nouvelles recrues conservent leur statut d'emploi jeune. En cas d'échec, elles retourneront dans l'Éducation nationale. Non, décidément, pour les quelque 30 000 jeunes à recaser, la partie n'est pas encore gagnée.

211 000 jeunes sont en contrat pour cinq ans

En dehors de l'Éducation nationale, quelque 40 000 employeurs ont recruté des emplois jeunes, selon le bilan dressé fin novembre par le ministère de l'Emploi. Les associations en ont ainsi déjà embauché plus de 55 000 et les collectivités locales, 47 700.

A contrario, les entreprises du secteur public n'en comptent que 19 300. Au total, en rajoutant les 73 000 recrues de l'Éducation nationale et les 15 200 adjoints de sécurité de la police nationale, 211 000 jeunes ont déjà été embauchés par le biais de ce dispositif, sans savoir ce qu'ils allaient devenir au terme de leur contrat. Selon une étude réalisée au printemps par la CFDT auprès de 3 000 emplois jeunes, 46 % ignorent encore leur avenir et 10 % des sondés parient sur la disparition de leur emploi.

Les adjoints de sécurité « ont été d'emblée placés dans une perspective de prérecrutement au sein de la police ou de la gendarmerie, les cinq années en emploi jeune faisant office de période d'essai », explique Christophe Guitton, du Cereq, auteur d'une étude récente sur les emplois jeunes. Dans les collectivités locales et certains établissements publics, tels que La Poste ou la SNCF, les emplois jeunes ont été recrutés « dans la perspective d'expérimenter les futurs métiers de ces organismes », poursuit le chercheur. Le problème reste entier, en revanche, pour les associations, censées à l'horizon de cinq ans rendre ces emplois pérennes, sans l'aide financière de l'État.

« Pour beaucoup d'employeurs, cette question paraît prématurée », constate Didier Piard, chargé du suivi des emplois jeunes à la Fnars et qui vient d'enquêter auprès de 43 associations de cette fédération spécialisée dans l'insertion des exclus. « Peu ont ainsi entamé des démarches visant à solliciter d'éventuels financeurs pour prendre le relais… »

Auteur

  • Frédéric Rey