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Enquête

LES RECETTES DES PAYS A 5 % DE CHOMEURS

Enquête | publié le : 01.01.2000 | Sabine Syfuss-Arnaud

Le retour au plein-emploi n'a rien d'utopique. Quelques pays industrialisés, dont certains de nos voisins européens, y sont parvenus : leur taux de chômage oscille entre 3 et 6 %. Mais derrière de bonnes mesures s'en cachent d'autres, moins avouables. Inventaire.

Une chimère, le plein-emploi ? Loin de là. À l'heure où la France est encore engluée dans un chômage massif, même si sa situation s'améliore depuis la mi-1997, d'autres pays connaissent les affres réjouissantes de la pénurie de main-d'œuvre. Outre-Atlantique, la job machineaméricaine tourne à plein et le chômage enregistre, chaque mois, des records de baisse. Plus près de nous, les Pays-Bas, le Danemark, l'Autriche ou l'Irlande affichent des taux de chômage qui oscillent entre 3 et 6 %. Bref, les 2,7 millions de sans-emploi français ne sont pas une fatalité. Si les champions du plein-emploi en Europe ont en commun d'être des petits pays très ouverts sur l'extérieur et de bénéficier d'une économie saine, ils ont aussi su mettre en œuvre un subtil cocktail de recettes, approprié à leur culture, leur histoire et leurs choix politiques. De vraies méthodes et non des tours de passe-passe statistiques, comme la Grande-Bretagne en a usé et abusé. L'Irlande a ainsi généré de nombreux emplois grâce à une fiscalité très favorable qui a attiré de grands groupes étrangers sur son territoire.

Pour faire reculer le chômage, tous les pays industrialisés ont mené des politiques ciblées, constate Stefano Scarpetta, économiste à l'OCDE, dans un récent ouvrage sur l'évaluation des performances et des politiques d'emploi. Le taux d'emploi des hommes entre 25 et 54 ans – le cœur de la main-d'œuvre – étant globalement comparable d'un pays à l'autre, l'effort a surtout porté sur quatre types de population : les femmes, les jeunes, les personnes âgées et les personnes marginalisées (invalides, handicapés, minorités ethniques). Jusqu'au milieu des années 80, la méthode a consisté à injecter beaucoup d'argent. Les recettes ? Allongement de la durée de la scolarité, développement des emplois subventionnés, création d'emplois publics, financement de préretraites et mise en régime d'invalidité. Dans toute l'Europe, les industries traditionnelles ont restructuré en éliminant des bataillons de quinquagénaires, mis en retraite ou en pension d'invalidité. Les Pays-Bas ne sont pas les seuls à compter des kyrielles de handicapés. De l'autre côté de la Manche, Margaret Thatcher a également placé un très grand nombre de chômeurs de longue durée en invalidité. Spécialiste de l'emploi à l'OCDE, Mark Pearson remarque qu'aujourd'hui encore deux tiers des pays industrialisés consacrent davantage en dépenses d'invalidité et de longue maladie qu'en moyens de lutte contre le chômage.

Les années 90, marquées en Europe par la montée du libéralisme et par la signature du traité de Maastricht, ont davantage été placées sous le signe de la rigueur budgétaire. La machine à subventions n'a pas complètement disparu, la création des emplois jeunes dans les administrations de nombreux pays en témoigne. Mais les pays nordiques et le Royaume-Uni ont commencé à prendre des mesures actives – et plus seulement passives – de lutte contre le chômage. Principe : l'allocation chômage est soumise à l'acceptation d'un suivi personnalisé, d'une formation, voire d'un emploi proposé. Parallèlement, les législations sociales ont été assouplies, favorisant des formes de travail atypiques : CDD, intérim, temps partiel.

Mais il ne faut pas se leurrer. Tous les pays industrialisés, même ceux qui ont en principe atteint le plein-emploi, ont leur lot de salariés à temps partiel subi, de chômeurs parqués dans des dispositifs publics et donc sortis des statistiques, ou encore de personnes découragées de chercher un travail, à l'instar du million de mères célibataires britanniques qui ont choisi de vivre de l'allocation parent isolé, plutôt que d'un emploi sous-qualifié et mal payé.

L'Observatoire européen de l'emploi a ainsi calculé ce qu'il appelle « le taux élargi de chômage ». Pour une majorité de pays du Vieux Continent, il arrive à un niveau qui frise les… 20 % de la population active. On est bien loin du taux officiellement affiché de 9 % de chômage en Europe.

États-Unis : 4,2 %

Vive la création d'entreprise !

Depuis trente ans, jamais le taux de chômage n'a été si faible aux États-Unis. La croissance, en hausse pour la neuvième année consécutive, est dopée par la « nouvelle économie », celle des technologies de l'information. C'est un cercle vertueux : les Américains travaillent, gagnent de l'argent et investissent en Bourse. Les start-up éclosent dans tout le pays, soutenu par un contexte économique, institutionnel et culturel particulièrement favorable à la création d'entreprise. Selon l'OCDE, le nombre de créations d'entreprises (rapporté à 10 000 personnes) est de 118, avec des pointes à 264 dans certains États, contre 55 en France ou 33 au Royaume-Uni. « Les étudiants des écoles de commerce préfèrent se lancer dans les start-up. L'esprit d'indépendance américain fait que vous souhaitez être votre propre patron plutôt que de travailler pour quelqu'un. Ici, rien ne vous empêche de vous lancer et de vous tromper », observe en effet Joel Wiggins, directeur des opérations dans l'incubateur d'entreprises de haute technologie de l'université d'Austin, au Texas (voir encadré, page 22), qui recense tous les mécanismes d'aide à la création d'entreprise : « Par exemple, les business angels, les prestataires de services qui comprennent les besoins des jeunes structures, les marchés financiers qui récompensent les start-up. »

Mais il y a l'envers du décor. Derrière les créations d'emplois massives dans la haute technologie, la job machinegénère des centaines de milliers de boulots mal rémunérés : des emballeurs de courses dans les supermarchés aux gardiens de nuit, livreurs ou concierges… vont grossir le flot des working poors. Certains cumulent deux ou trois emplois pour s'en sortir. Les statistiques du miracle américain masquent aussi le fait qu'un célibataire au chômage depuis un an ne perçoit plus que 7 % de son dernier salaire et est souvent réduit à vivre de tickets alimentaires. Qu'un Américain a douze jours de congés payés par an… (contre trente et un en moyenne pour l'Union européenne). Dernier aspect, moins connu, du plein-emploi outre-Atlantique : les prisons sont pleines. Chez les 15-25 ans, 2 % de la population est derrière les barreaux. Dans cette tranche d'âge, il y a plus de prisonniers que de chômeurs de longue durée !

Danemark : 5,7 %

Vive les congés malins !

La déclaration de guerre danoise au chômage date de 1994. À l'époque, le taux frôlait les 12 %. Cinq ans après, il est retombé à 5,7 %. Le chômage de longue durée a baissé de moitié et l'économie tourne à plein régime. Le royaume s'en est tiré avec une bonne dose de volontarisme, de rigueur monétaire et de flexibilisation de l'économie. Les licenciements ont été facilités, les horaires des magasins élargis et, dans les usines, les machines ont tourné plus longtemps. Le point fort de la politique danoise de l'emploi réside dans la fluidité du marché du travail. Avec la possibilité donnée aux salariés de prendre des congés tout au long de leur vie professionnelle : congé sabbatique, encore rare, mais surtout congé parental et congé de formation. L'argument de poids, c'est la garantie de retrouver son poste, ou un emploi comparable et son salaire. En 1996, on comptait 30 500 équivalents temps plein en congé parental et 31 400 en congé de formation. Un chiffre à mettre en rapport avec les 250 000 chômeurs. Le Danemark consacre 51 % de ses dépenses actives contre le chômage à la formation, celle des personnes sans emploi comme des salariés en poste.

Le mieux est-il l'ennemi du bien ? Au bout de quelques mois d'inactivité, chaque chômeur est « activé », c'est-à-dire poussé à se réinsérer dans la vie active. « L'activation, on n'ose pas en France, on commence en Allemagne, mais à contrecœur ; en Grande-Bretagne et au Danemark, c'est parfaitement accepté », constate Peter Auer, économiste au BIT. Cela consiste essentiellement en un suivi individuel par un conseiller, qui apporte une aide personnalisée et propose des formations. Le système est d'autant plus efficace qu'il est décentralisé et confié, depuis le début 1999, aux municipalités. Seul problème, cette organisation est très coercitive. Dans certaines communes, des conseillers sont même chargés de réveiller les chômeurs qui auraient des pannes d'oreiller !

Un chômeur activé doit toujours pouvoir prouver qu'il cherche vraiment du travail. À partir de trois mois de chômage, on peut lui proposer un poste qui n'est pas de son domaine de compétences. S'il rejette une offre une fois, son allocation de chômage est réduite. Un second refus sur une période d'un an entraîne une suppression définitive des indemnités. Autre contrainte, après trois mois de chômage, un demandeur d'emploi doit accepter un poste, même s'il nécessite trois heures de transport par jour. Au bout de six mois, la limite monte à quatre heures. Le gouvernement danois s'engage à donner aux jeunes une formation ou un poste dans les six mois. Mais gare à celui qui refuse ! Il perd toute aide. Près d'un jeune sur deux préférerait renoncer à bénéficier de ce filet de sécurité. Enfin, depuis le 1er janvier 1999, les plus de 50 ans sont, eux aussi, obligés d'accepter une proposition de travail ou de formation. Sous peine de perdre leurs droits.

Pays-Bas : 3,2 %

Vive la flexicurité !

Ce petit royaume fait partie des pays dont le taux de chômage structurel a le plus baissé dans la période 1990-1998. Quel chercheur ou chef d'État ne s'est pas penché sur le « modèle polder » pour tenter de comprendre comment les Néerlandais ont réussi à diviser par trois leur taux de chômage en quinze ans, pour arriver à une pénurie de main-d'œuvre ? Le secret des Pays-Bas, c'est la « flexicurité », un savant mélange de flexibilité du travail et de sécurité. Mis en place dans les années 80, formellement inscrit dans une loi de janvier 1999, ce cocktail repose sur un pacte entre partenaires sociaux. Les salariés ont accepté modération des rémunérations et flexibilité du travail. En contrepartie, les patrons ont embauché et réduit le temps de travail. De nombreux contrats de travail sont précaires, mais représentent un premier pas vers l'emploi. Quant aux contrats à durée déterminée, ils donnent aux salariés les mêmes droits qu'un CDI. Le temps partiel s'est fortement développé. Avec une caractéristique typiquement néerlandaise : la semaine de quatre jours n'est pas subie, en règle générale, et elle n'est plus l'apanage des femmes.

Le revers de la médaille, c'est la forte proportion d'invalides dans la population active. Le gouvernement a longtemps donné sa bénédiction à cette soupape de sécurité, qui a permis d'envoyer de nombreux salariés âgés en préretraite. Jusqu'à il y a deux ans, où il a rendu les contrôles médicaux plus stricts et appliqué des pénalités aux entreprises pour chaque salarié mis hors circuit. Il n'empêche : après une légère décrue, le nombre d'invalides frôle toujours les 900 000 (pour 220 000 chômeurs). De plus en plus de jeunes mères de famille sous-qualifiées viennent grossir les rangs. D'après les calculs de l'OCDE, en tenant compte des handicapés, le taux de chômage néerlandais avoisine les 20 % !

Peter Auer, du BIT, met toutefois un bémol : « La diminution du chômage néerlandais n'est pas proportionnelle à la croissance du nombre de handicapés. » Le modèle polder a donc sa propre dynamique. Et ses zélateurs. Selon la dernière enquête de ISR (International Survey Research), citée par le Financial Times, les salariés néerlandais sont les plus satisfaits de leur sort, juste après les Suisses et les Danois, et ex aequo avec les Norvégiens et les Autrichiens.

Autriche : 5,8 %

Vive l'apprentissage !

Croissance régulière, richesse accrue, climat social serein : ces trois critères expliquent que l'Autriche bénéficie d'un des taux de chômage les plus faibles d'Europe. À l'instar du voisin allemand, le modèle autrichien repose sur la cogestion, le dialogue de branche entre patrons et syndicats et aussi l'apprentissage. Alors qu'outre-Rhin la formation duale est grippée, elle fonctionne bien en Autriche. Conséquence : le taux de chômage des moins de 25 ans est l'un des plus bas. 7 % des entreprises ont des structures spécifiques et du personnel à temps plein chargé de l'apprentissage. En 1997, en raison d'une légère chute du nombre de places offertes, les pouvoirs publics ont négocié une série de mesures avec les partenaires sociaux. Parmi elles, l'élargissement des domaines de formation à d'autres métiers, notamment dans les secteurs de pointe ; l'octroi d'avantages fiscaux et l'exemption de cotisations maladie pour les entreprises qui forment des jeunes ; l'assouplissement des horaires de travail des apprentis, auxquels on peut ainsi faire appel le samedi. Toujours en 1997, des cursus spéciaux ont été mis en place dans les écoles professionnelles pour les 15-18 ans en attente d'une place. Résultat, l'Autriche comptait fin 1999 près de 30 000 apprentis.

Aspect plus négatif du plein-emploi à la mode viennoise, les régimes de préretraite sont en voie de saturation. Si le taux de chômage des plus de 55 ans est l'un des plus faibles d'Europe, « l'Autriche compte aussi parmi les États qui accusent la plus faible participation des personnes âgées à l'activité professionnelle », constate l'Observatoire européen de l'emploi. Près de 200 000 personnes perçoivent une pension de préretraite, dont 20 000 officiellement à cause du chômage.

Toujours selon l'Observatoire, le nombre de préretraités a sensiblement augmenté dans les années 90, notamment « parce que l'accès a été facilité par la mise en place de nouvelles formules de pension ». Des formules de préretraite transitoire ont permis de dégonfler les effectifs des chômeurs et des salariés. L'Autriche continue à utiliser cette recette des années 70, surtout dans les entreprises publiques qui vont être privatisées. Post und Telekom Österreich, qui doit quitter le secteur public en 2001, a proposé, fin 1997, des conditions avantageuses de départ aux plus de 55 ans, dans le but clairement affiché de réduire la masse salariale. 6 000 personnes ont immédiatement répondu banco.

Docteur en littérature anglaise, Arthur VanderVeen, 36 ans, a créé il y a deux ans et demi ActiveInk, une start-up spécialisée dans les programmes éducatifs sur Internet. Il est passé par l'incubateur d'entreprises de l'université d'Austin, où il a peaufiné son business plan et domicilié son entreprise. Ce jeune patron a commencé avec 2 salariés ; il en comptait 10 fin 1999 et en aura embauché encore 35 d'ici à avril. « Je passe 40 % de mon temps à recruter », commente ce créateur d'entreprise. Il sait qu'en cas de revers, le licenciement est une formalité au Texas. D'ici à dix-huit mois, il compte introduire son entreprise en Bourse et promet de coquettes stock-options à ses collaborateurs : « Je veux que mes salariés soient millionnaires. »

À 33 ans, Nana Lund, chargée de projet chez Navision, entreprise de logiciels, s'est arrêtée de travailler un an pour la naissance de chacune de ses deux filles, Emilia née en 1996, et Celine, en 1998. « Au Danemark, vous avez droit à vingt-quatre semaines de congé de maternité, quatorze pour la mère et dix autres accordées, au choix, à l'un des parents. » À chaque fois, les six premiers mois lui ont été payés à 80 % par son entreprise. Pour le reste, l'assurance chômage a pris le relais à hauteur de 60 %. Ses deux arrêts rapprochés ne l'ont pas empêchée de retrouver un poste, de continuer à mener des projets intéressants et d'éprouver un sentiment de plénitude dans sa vie personnelle. Seul bémol : son salaire a stagné depuis deux ans…

Porte-drapeau d'une nouvelle génération d'invalides, Tonny Gröen, 45 ans, milite pour que les handicapés retrouvent un emploi, au moins à temps partiel. Auteur d'un ouvrage sur la question qu'elle a nourri de dizaines de témoignages, cette salariée du FNV, le principal syndicat du pays, est elle-même atteinte d'une maladie chronique depuis quatre ans. À force de volonté, elle a réussi à faire aménager ses horaires. Elle travaille 16 heures par semaines, payées 32, grâce au complément que lui procurent la pension d'invalidité et son assurance prévoyance. En un an, son livre s'est déjà vendu à près de 3 000 exemplaires…

Dagmar Medics, 16 ans, fait partie des 18 jeunes filles en apprentissage à l'ÖBB, Österreischische Bundesbahnen, la SNCF autrichienne. Elle a choisi l'électromécanique et passe une journée par semaine dans l'école de l'entreprise et le reste en atelier. À l'instar d'autres grosses entreprises, l'ÖBB dispose de locaux, sur 13 sites, et de personnels entièrement dévolus à l'apprentissage. Depuis 1997, elle forme, outre un millier d'apprentis maison, 150 jeunes qui suivent un cursus de trois ans et demi, avec un enseignement, un statut et une rémunération identiques fixés par la convention de branche.

Ceux qui ne seront pas embauchés par ÖBB auront malgré tout un bagage à valoriser en fin de parcours.

Auteur

  • Sabine Syfuss-Arnaud