logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

35 H ET BAISSE DES ACTIFS NE CONTRIBUERONT PAS AU PLEIN-EMPLOI

Enquête | publié le : 01.01.2000 | Denis Boissard, Valérie Devillechabrolle, Adrien Popovici

Face à face, deux économistes : l'un plutôt keynésien, Jean-Paul Fitoussi, patron de l'OFCE ; l'autre plutôt néoclassique, Ignazio Visco, responsable des affaires économiques à l'OCDE. Tous deux convergent pour tordre le cou aux idées simplistes sur la résorption du chômage.

À quel niveau de chômage situez-vous le plein-emploi ?

Ignazio Visco : Il ne faut pas attacher trop d'importance au niveau du chômage. L'indicateur le plus pertinent est, à mon sens, le taux d'emploi, c'est-à-dire la proportion des personnes qui occupent un emploi au sein de la population en âge de travailler. Or ce taux dest, en France, plus faible que dans beaucoup d'autres pays. L'idéal serait d'avoir un taux de chômage plus bas que les 11 % que la France connaît aujourd'hui, mais aussi et surtout d'avoir un niveau de participation au travail beaucoup plus élevé des jeunes, des femmes ou des salariés âgés de plus de 55 ans. Ce qui suppose d'augmenter l'offre de travail.

Pour répondre à votre question, ceux qui situent le plein-emploi à un taux de chômage aux alentours de 5 % se fondent sur l'hypothèse d'une progression modeste de la productivité du travail, ainsi que sur la diminution prochaine de la population active. Mais cette extrapolation, trop mécanique, ne tient pas compte de la capacité d'adaptation du marché du travail au progrès technique. À court terme, un taux de chômage non générateur d'inflation, donc sans effet négatif sur la compétitivité des entreprises et sur l'emploi, se situe en France aux alentours de 9 à 10 %. Descendre en dessous sans pression inflationniste dépendra de la capacité du marché du travail à générer des emplois, ce qui suppose un meilleur ajustement entre la formation et l'emploi, ainsi que le maintien de salaires minimaux suffisamment bas pour ne pas faire obstacle à l'emploi des jeunes, des moins qualifiés ou des immigrés…

Jean-Paul Fitoussi : Le taux d'emploi, en équivalent temps plein, est en effet assez faible en Europe continentale. Mais il n'est pas plus faible en France qu'aux Pays-Bas, par exemple, où 11 % de la population active a un emploi d'une durée inférieure à dix heures par semaine. En fait, la faiblesse de ce taux renvoie aussi à des fondements culturels. La solidité des structures familiales européennes pèse sur les comportements des demandeurs d'emploi, dont l'exigence à l'embauche est plus grande. A contrario, dans les pays où les structures familiales sont plus éclatées, comme aux États-Unis, les citoyens n'ont pas vraiment d'autre alternative à l'emploi. Le taux d'emploi varie aussi en fonction des politiques de lutte contre le chômage. En Europe, les gouvernements ont mis en place de nombreux dispositifs qui ont permis à une partie croissante de la population de vivre (mal) sans travailler. Cette politique délibérée de réduction de la main-d'œuvre disponible a contribué à fabriquer du chômage déguisé. Ainsi, la plupart des pays européens qui ont réussi à réduire le chômage ont les plus forts taux d'invalidité. En Grande-Bretagne, en Autriche, aux Pays-Bas, la proportion d'invalides, titulaires d'une pension supérieure aux indemnités de chômage, dépasse 6 % de la population active. Le retour au plein-emploi n'en constitue pas moins un objectif à la portée des pays d'Europe occidentale. Et il sera, à mon sens, relativement facile de descendre à un taux de chômage de 6 %, voire plus bas. Car, au fur et à mesure que le chômage va diminuer, on s'apercevra qu'il devient facile de le réduire encore. Du fait des tensions générées sur le marché du travail, la croissance est une période faste de requalification des salariés. La productivité va notamment augmenter dès que les surdiplômés d'aujourd'hui auront trouvé un poste de travail adapté à leurs compétences.

Une augmentation non inflationniste des salaires paraît dès lors possible. En dehors d'un volant de chômage qui correspond à la durée de la recherche d'un emploi, il n'y a pas de plancher vraiment défini. La clé du chômage dans les circonstances actuel les, c'est la croissance.

Celle-ci permettra-t-elle, comme aux États-Unis, le retour au plein-emploi ?

I. V. : La croissance américaine résulte à la fois d'une bonne politique macroéconomique et des réformes structurelles intervenues dans les années 80 : déréglementation, allégements fiscaux, réforme de l'assistance sociale favorable aux transferts vers l'emploi plutôt que vers le chômage. Des réformes que l'Europe n'a pas engagées.

J.-P. F. : La France a connu, au début des années 90, la politique monétaire la plus restrictive qui soit. Conséquence : la récession s'est alourdie, les déficits publics aussi. Les gouvernements ont réagi en inventant de nouveaux dispositifs pour déguiser le chômage ainsi qu'en accroissant la fiscalité, et notamment celle du travail. On doit maintenant essayer de réparer les dégâts en revenant à des taux d'imposition plus raisonnables. Avec la monnaie unique, les conditions macroéconomiques de la croissance sont réunies.

Quel sera l'impact des nouvelles technologies de la communication sur l'emploi ?

J.-P. F. : Nous sommes en effet dans une phase de diffusion d'une nouvelle technologie générique, c'est-à-dire vouée à s'appliquer à l'ensemble des secteurs d'activité. La dernière en date remonte à la généralisation de l'électricité. L'impact de cette diffusion sur le niveau et le taux d'accroissement de la productivité est pour l'instant faible. Elle génère en outre, dans une première phase, de très grandes inégalités, sources de souffrance. Tandis que la valeur marchande des salariés, dotés des nouvelles compétences technologiques, va s'accroître très fortement, les restructurations qui en découlent vont tendre à exclure les non-qualifiés. Mais, au fur et à mesure que les différents secteurs vont s'approprier cette nouvelle technologie, celle-ci deviendra plus accessible, en ce sens qu'elle exigera moins de qualification et de formation.

I. V. : L'impact sur l'emploi de ces nouvelles technologies est encore assez modeste, selon l'enquête que l'OCDE est en train de réaliser. Il risque même d'être négatif pour l'emploi si, au lieu d'une politique active de formation des salariés âgés, les grandes entreprises et les gouvernements continuent de favoriser les régimes de retraite anticipée. Au risque d'entraîner un accroissement de l'endettement public et une hausse des impôts.

J.-P. F. : Dans tous les pays, la retraite anticipée a toujours fait partie du pacte social destiné à faire accepter ces évolutions aux salariés en calmant leurs revendications. Mais c'est une solution de court terme qui aggrave le problème de long terme, dans un contexte de vieillissement de la population. Elle fait partie de ce que j'appelle le carré tragique, où, malgré ce vieillissement, on maintiendrait trois politiques intenables à terme : l'abaissement de l'âge de la retraite, la réduction de la durée du travail et l'arrêt de l'immigration. Pour éviter de réduire la population active, il faut revoir ces politiques, à commencer par celles concernant l'employabilité des salariés âgés et l'immigration.

I. V. : Poursuivre le mouvement de retraite anticipée au moment où la durée de vie s'allonge risque d'accroître le déficit des régimes de retraite par répartition. C'est ce que les économistes appellent la dette cachée. En Europe, au cours des vingt dernières années, le taux d'emploi des personnes âgées de plus de 55 ans s'est réduit et il est aujourd'hui beaucoup plus faible qu'aux États-Unis. Cela aura un impact négatif sur la croissance et risque d'aller à l'encontre du choc positif des nouvelles technologies.

Le retournement démographique peut-il favoriser le plein-emploi ?

J.-P. F. : Contrairement à ce que croit Jean Boissonnat, l'économie ne relève pas de l'arithmétique. La croissance dépend en fait de deux facteurs : le taux d'augmentation de la population active et l'évolution du progrès technique. Si la population active diminue, la croissance baissera aussi. La résignation de l'Europe face au chômage nous a fait considérer le travail comme une charité au lieu de le considérer comme une ressource productive. On est en train de se réjouir de l'éventualité d'une baisse de la quantité de travail. Mais se réjouirait-on de la même manière d'une baisse du stock de capital ? Le retournement démographique va provoquer de multiples problèmes, car la demande des retraités restera très forte au moment même où l'offre des salariés tendra à se réduire. Ce qui engendrera tout à la fois de l'inflation, du déficit budgétaire et, en réaction, une hausse du chômage ! Le chômage des jeunes ne va pas baisser du fait de l'arrivée de générations moins nombreuses. Si la population active baisse, cela va engendrer à terme une baisse de la demande. Que fera-t-on de tous les appartements vides ?

I. V. : Le vieillissement de la population n'est pas neutre pour la performance de l'économie. S'il ne génère pas d'inflation, il produira de la déflation, car l'offre de biens sera trop abondante. La seule chose à faire est d'augmenter l'âge de la retraite et de favoriser l'efficacité du travail des salariés âgés. Reste à convaincre les entreprises et les employés du bien-fondé de cette politique. Il est illusoire de chercher à compenser la baisse démographique par la seule augmentation de la productivité.

J.-P. F. : La clé de l'emploi des « vieux », c'est le plein-emploi des jeunes. En période de chômage de masse, l'entreprise est tentée de licencier les plus âgés pour embaucher les plus jeunes : elle réalise ainsi une économie importante de salaire, indépendamment de la capacité productive de chacun.

I. V. : Les salaires ne doivent pas dépendre de l'âge, mais de la productivité. La France doit changer de ce point de vue.

J.-P. F. : Le salaire peut rester lié à l'âge sans engendrer de dysfonctionnement de productivité. En Europe, pendant les Trente Glorieuses, le salaire était lié à l'âge moyennant un système de subvention implicite : les jeunes entraient sur le marché du travail avec un salaire beau coup plus faible que leur productivité. Ainsi subventionnaient-ils les « vieux », mais tout en sachant qu'ils bénéficieraient à leur tour du système.

I. V. : Il faut aussi prendre en compte le coût de la formation. Celui des jeunes a un retour sur investissement évident. Dans le cas des plus âgés, le salaire peut être compensé par des mesures de flexibilité ou par un recours au temps partiel. Pourquoi ne pas réduire le temps de travail des plus de 60 ans au lieu de les mettre à la retraite complète ?

Faudra-t-il recourir à nouveau à la main-d'œuvre immigrée ?

J.-P. F. : Personne n'a intérêt à ce qu'un pays perde ses habitants par millions. Même les détenteurs de capitaux. Le retour de l'immigration me paraît donc inéluctable. Indépendamment du retournement démographique, l'Europe ne pourra pas tenir longtemps en fermant ses frontières. Quel serait ce monde où la libéralisation ne s'appliquerait qu'aux marchandises et au capital et pas à l'homme ? Reste à encourager intelligemment ce retour. Égoïstement, on pourrait favoriser l'immigration des plus qualifiés, quelle que soit leur origine, à l'instar du système américain. On en est loin, à voir le parcours du combattant imposé aux jeunes chercheurs étrangers de très haut niveau désireux de s'intégrer au système français, et a fortiori aux étudiants étrangers.

I. V. : Il faut préparer les conditions du retour de l'immigration. Dans le cas de la France, il conviendrait sans doute, par exemple, d'adapter le niveau du smic afin de ne pas pénaliser l'emploi de salariés immigrés.

Quel est l'effet du smic sur le plein-emploi ?

I. V. : Tout dépend du niveau du smic. Si celui-ci est trop élevé, il convient d'abaisser le niveau des charges sociales pour éviter les déséquilibres entre l'offre et la demande de travail. C'est ce qui a été entrepris avec succès en France depuis deux ans. Lorsque ces salaires minimaux sont trop bas, nous recommandons de continuer à subventionner les chômeurs qui trouvent un emploi par trop faiblement rémunéré.

J.-P. F. : Je suis partisan du smic pour préserver l'équilibre des rapports de force. Si un salarié non qualifié devait aussi négocier son salaire avec son employeur, il serait dans une position de faiblesse telle qu'il pourrait accepter n'importe quoi. C'est pourquoi il vaut mieux alléger les charges sociales pesant sur le travail peu qualifié. Cela présente l'avantage d'augmenter le nombre d'emplois destinés à ces salariés ou encore d'accroître leur rémunération. Cette mesure, d'origine libérale, devient ainsi le moyen de répartir de façon plus équitable la pression fiscale et sociale.

Les 35 heures peuvent-elles contribuer au retour du plein-emploi ?

I. V. : Nous avons beaucoup critiqué cette politique, en ce sens que la première loi contraignait le résultat de la négociation entre l'entreprise et les employés, sans avoir une vision différenciée des secteurs, des entreprises… Les 35 heures se seraient révélées d'autant plus coûteuses si elles n'avaient pu être compensées par une modération salariale ou si elles n'avaient bénéficié d'un allégement fiscal. La seconde loi a pris en compte notre critique en introduisant davantage de flexibilité et en finançant un allégement de charges. Reste qu'on ne peut pas créer davantage d'emplois en réduisant le nombre d'heures travaillées.

J.-P. F. : Les 35 heures ne constituent pas une réponse au chômage. C'est avant tout une mesure politique qui procédait, du temps de la croissance molle, du même raisonnement erroné, fondé sur l'arithmétique, que celui sur la démographie. Je ne suis même pas sûr que cela corresponde au souhait des salariés qui, en l'état actuel des négociations, privilégient le salaire sur la réduction du temps de travail. Les principaux effets bénéfiques des 35 heures sur l'emploi seront générés par les à-côtés de la loi, autrement dit les contreparties internes d'abaissement du coût relatif du travail peu qualifié, l'annualisation du temps de travail, le grand retour de la négociation sociale… Mais les 35 heures vont entrer en vigueur au moment où le retour de la croissance et la publication par les entreprises de gains financiers massifs exacerbent, du point de vue des salariés, dix ans de frustrations en matière de rémunération. Cela explique pourquoi, dans les négociations, il y a si peu d'altruisme et de considérations à l'égard de l'intégration de chômeurs. Si le rejet de la modération salariale peut enclencher une dynamique favorable à la croissance, il n'aura pas, en soi, d'effet positif sur l'emploi. Et la réduction du temps de travail risque d'entraîner des effets structurels pervers à plus long terme (en raison de la baisse attendue de la population active), même si ceux-ci sont dans un premier temps masqués par le retour de la croissance. Les 35 heures reposent en fait sur un grand paradoxe. Le gouvernement a lancé la réduction du temps de travail pour répondre à un volume d'emplois insuffisant. Mais la réussite de cette politique passe par une augmentation de productivité. Augmentation dont la première conséquence est de réduire le nombre total d'heures travaillées. Heureusement que la croissance va contribuer à renverser la tendance !

I. V. : Aux États-Unis, le nombre d'heures de travail a augmenté dans les années 80-90, à la différence de la tendance généralisée à la baisse observée en Europe. Cette augmentation était liée à la nécessité de l'économie américaine de maintenir la croissance à un niveau élevé dans cette période. Si, en raison de la croissance, la France a, elle aussi, besoin d'augmenter ses heures travaillées, les 35 heures la priveront de tout instrument pour agir…

Auteur

  • Denis Boissard, Valérie Devillechabrolle, Adrien Popovici