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Enquête

La financiarisation malmène les salariés

Enquête | publié le : 01.02.2007 | Éric Béal

Face aux contradictions criantes entre les objectifs financiers et les nécessités du métier, les salariés ne s’y retrouvent plus. Climat dégradé, instabilité, stress, résistance… autant de symptômes d’un malaise que les directions ne devraient pas négliger.

1/Etats d’âme à tous les étages

Il y a dix ans, la marge moyenne des entreprises se situait entre 4 et 8 %. Or beaucoup ne faisaient que 1 à 2 %. Les salariés comprenaient que l’amélioration des résultats pouvait permettre de pérenniser leur emploi. C’était une logique gagnant-gagnant. Mais si cette explication a été légitime pour justifier un plan de réorganisation, elle n’est plus acceptée aujourd’hui », explique Olivier Cross, consultant chez BPI.

Car, petit à petit, les objectifs de rentabilité sont passés à 12 %. Et le discours guerrier se digérait déjà moins bien. « Aujourd’hui, les objectifs de 15 à 18 % exigés par les actionnaires engendrent de telles contraintes de fonctionnement que nous arrivons à la limite de l’élasticité humaine en matière de stress. Certains cadres supérieurs eux-mêmes ne croient plus dans leurs projets d’amélioration des résultats », assure le spécialiste de la conduite du changement. Dans une étude à paraître au printemps, Lab’Ho, le laboratoire d’étude d’Adecco, s’est intéressé aux salariés qui décrochent. Le phénomène touche les cadres lorsque les réductions de coûts sont sans lien avec l’évolution du marché. « Les licenciements qui améliorent la productivité et font remonter le cours de Bourse, en menaçant le redémarrage de l’activité à moyen terme, sont fortement critiqués », indique Juliette Ghiulamila, consultante de Lab’Ho. Cette incompréhension a engendré des départs en nombre chez Hewlett-Packard France. Outre 10 managers de haut niveau, dont Patrick Stark, l’ex-P-DG, et Pierre Farouze, l’ex-DRH, une vingtaine de cadres issus de la fonction RH et 80 commerciaux ont fait leur valise.

Mais l’encadrement n’est pas le seul à avoir des états d’âme. Les techniciens d’Otis France s’interrogent aussi sur le sens de leur métier. Pour doper la rentabilité, le nombre d’interventions par personne a doublé en dix ans. « Avec près de 160 interventions mensuelles, il est difficile de réaliser un boulot de qualité. Nous badgeons pour prouver notre passage mais nous ne pouvons pas vérifier l’ensemble d’une machine. Beaucoup de collègues se demandent combien de temps cela peut durer sans accident », explique Serge Piednoir, représentant FO. Ajoutée au faible niveau des salaires, cette situation engendre une multiplication des départs. Dans certaines villes, des équipes entières sont parties à la concurrence.

2/Le climat se détériore

Nul besoin d’enquête sociale pour mesurer la dégradation du climat interne chez Altran. Il suffit de consulter le chiffre du turnover : 35 % des ingénieurs informaticiens quittent l’entreprise chaque année. En restructuration permanente depuis deux ans, ce géant du conseil en technologie, services informatiques, management et organisation a procédé à l’intégration de 26 filiales fin 2006. Parallèlement, Yves de Chaisemartin, patron du groupe depuis septembre dernier, a fixé un niveau de réduction des coûts indirects équivalant à trois points du chiffre d’affaires dans les vingt-quatre mois. « Les actionnaires ont les yeux rivés sur le cours de Bourse, déplore un membre du CE. Le court terme dicte sa loi. Il n’y a aucune réflexion sur le mode de management ou la gestion des carrières. » Pour ajouter à la confusion ambiante, Hervé Hannebicque, le DRH groupe parti à l’automne dernier, n’a toujours pas été remplacé.

En comité d’entreprise, les représentants du personnel évoquent des cas de harcèlement et dénoncent le stress. Et les syndicats ont fait leur entrée dans l’entreprise. « Altran ne comptait aucun délégué syndical il y a deux ans. Aujourd’hui les cinq confédérations sont représentées », explique Bruno Raschetti, DS CFDT. Un signe, dans une branche où les syndicats ont des difficultés à s’implanter.

Ailleurs, le mécontentement peut engendrer un mouvement social. Le mois dernier, une grève s’est déclenchée chez General Motors à Strasbourg. Les salariés refusaient un projet d’annualisation des RTT proposé par la direction pour « obtenir plus de flexibilité », ainsi que l’instauration d’une prime au mérite. Signe des temps, une vingtaine de cadres se sont ralliés à la grève des salariés de la production. Une première dans l’usine.

3/Du stress au burnout
En quinze ans, Alexandre a vécu la fusion Rhône-Poulenc-Hoechst, le mariage avec Aventis et, enfin, la vente à Bayer de l’usine de Villefranche-sur-Saône. À 50 ans, il attend impatiemment le prochain plan social pour bénéficier d’une retraite anticipée

Chez Capgemini Consulting, les consultants juniors ne sont pas si bien payés que cela. Mais les perspectives de carrière sont alléchantes. Et les jeunes loups issus des meilleures écoles jouent le jeu. Grosse pression sur les résultats et travail le week-end sont acceptés comme allant de soi les premières années. « Après mon mariage, j’ai réalisé que je ne pouvais plus tenir le rythme, explique Pierre, un Parisien envoyé travailler à Strasbourg. Mon directeur associé m’avait certifié que cette mission serait de courte durée. Lorsqu’il m’a expliqué qu’il ne trouvait personne pour me remplacer, j’ai craqué. » Fatigue, déprime puis arrêt de travail pour cause de stress ; reproches du manager… le cercle vicieux était enclenché. Pierre est parti avec des indemnités et l’appui d’un cabinet d’outsourcing.

Comme Germain, victime des programmes d’amélioration de la productivité qui se succèdent avec régularité depuis dix ans chez Nestlé. « J’ai passé des années à me défoncer pour atteindre les objectifs qui m’étaient assignés, explique ce spécialiste du marketing. Début 2006, j’ai connu des ennuis de santé. Je me levais épuisé le matin. Mon travail ne m’intéressait plus. Les dossiers s’empilaient sur mon bureau et plus j’en faisais moins j’avais l’impression d’avancer. » Des symptômes caractéristiques d’un burnout avancé qui ont poussé Germain à donner sa démission.

Pour les représentants syndicaux du groupe, la responsabilité incombe à l’entreprise. « Pendant que Nestlé prend grand soin de satisfaire la communauté financière, vos programmes d’efficacité signifient des réductions d’effectifs, des exigences en matière de flexibilité et d’externalisation ainsi que des attaques persistantes contre les salaires et les conditions de travail », ont-il écrit à Luis Cantarell, DG Europe, dans une lettre cosignée par Jörg Lindner, président du comité européen (Cicen). L’excellence a un coût.

4/Une centralisation étouffante

Il dénonce « un clivage de plus en plus prononcé entre les dirigeants qui décident et ceux simplement chargés d’exécuter leurs décisions ». Costume et cravate sombres, ce cadre dirigeant d’un groupe sidérurgique ayant fait les gros titres de la presse en 2006 décrit avec précision un mode de management très ramassé, qu’il qualifie d’oligarchique. Cette concentration des décisions est rendue possible grâce à l’emploi des technologies informatiques et à « la pression exercée sur l’ensemble de la ligne hiérarchique pour alimenter un reporting rapide et détaillé ». Peu importe que les informations ne soient pas entièrement vérifiées, d’ailleurs. « Ce qui compte, c’est la rapidité de leur remontée », souligne-t-il. Un mode de management intimement lié à la logique financière et court-termiste instaurée depuis quelques années. « Les cadres du board sont obnubilés par la logique d’amélioration des résultats impulsée par les fonds d’investissement et les analystes financiers. Ils en ont perdu le sens des réalités. Les nécessités du métier ne comptent plus », poursuit cet homme d’expérience. Et d’ajouter que la réduction des marges de manœuvre des top managers a déjà poussé nombre d’entre eux à démissionner. « Je ne sais pas où ils vont, d’ailleurs, car c’est un peu la même chose partout », constate-t-il désabusé.

Après trente-deux années chez Carrefour, Pascal Piquet peut également mesurer l’évolution vers une centralisation des décisions de son entreprise. Un phénomène dont les conséquences ne sont guère heureuses pour ce représentant CFDT d’un Carrefour de Champagne-Ardenne qui a récemment adressé une lettre à Guy Yraeta, directeur France des hypermarchés. Il y dénonce « une centralisation extrême des décisions, l’uniformisation des concepts et des systèmes informatiques, la massification des achats, la gestion rationnelle du personnel pour une rentabilité optimale… ». Résultat, le directeur d’un magasin n’a plus le loisir de diversifier ses achats avec des producteurs locaux selon les besoins de sa clientèle. Les logiciels ne sont pas toujours compatibles et l’application des systèmes informatiques de gestion du travail crée des tensions. « Avec le programme Mercure déployé dans tous les hypers, un chef de rayon peut planifier la journée de son équipe à la minute près, en fonction des produits qu’il recevra le lendemain. Chaque produit a un coefficient correspondant au temps nécessaire à sa mise en rayon. Les collègues n’ont plus le temps de souffler. »

5/La valse des dirigeants

Avec un chiffre d’affaires en augmentation de 47 % et un résultat courant avant impôts en progression de 58,7 %, Jean-Marc Espalioux s’attendait à recueillir les félicitations de son conseil de surveillance en janvier 2006. Il pouvait aussi espérer le renouvellement de son mandat à la tête du directoire d’Accor, après six ans de bons et loyaux services. Il n’en fut rien. Mécontent de la stagnation des bénéfices et du titre en Bourse, le directoire lui a demandé de démissionner. À quoi bon garder un dirigeant qui n’atteint pas les résultats escomptés par les actionnaires ?

Chez Altran, la sanction a été plus rapide. En septembre 2006, dix-huit mois après son arrivée, Christophe Aulnette a quitté son poste, victime du manque d’efficacité de son plan de redressement. Avant lui, Philippe Bourguignon avait été débarqué du Club Med en pleine restructuration et remplacé par son directeur financier, Henri Giscard d’Estaing. La valse des dirigeants a atteint des sommets ces deux dernières années, selon Olivier Négroni, l’éditeur du guide Top Management France. « En 2006, 20 % des 14 500 managers dont nous surveillons la carrière ont changé d’affectation. L’étiage moyen était de l’ordre de 15 % il y a cinq ans. » Pousser les P-DG dehors, et de plus en plus vite, si leurs résultats ne sont pas à la hauteur, est une tendance en vogue.

En 2005, Daniel Bernard, remercié par Carrefour, l’a appris à ses dépens. Serge Weinberg aussi : il a été contraint de quitter PPR, alors même que ses talents de gestionnaire étaient salués par la place. Fini les patrons intouchables.

6/Jusqu’à la résistance passive

Avant j’avais un métier. Maintenant, j’ai un emploi. » Alexandre est un survivant. Conducteur d’appareil chez Bayer CropScience France, à Villefranche-sur-Saône, cet ouvrier de 50 ans a connu, en quinze ans, de multiples fusions. Passée de Rhône-Poulenc à Hoechst puis à Aventis, cette usine de fabrication de produits pharmaceutiques appartient à l’allemand Bayer depuis 2001. Plans sociaux à répétition et réorganisations pour améliorer la productivité ont eu raison de sa bonne volonté. « J’étais fier d’appartenir à Rhône-Poulenc et prêt à me défoncer pour lui car on nous prenait en considération. Aujourd’hui on nous demande juste de produire plus et plus vite. » Comme nombre de ses collègues, Alexandre attend le prochain plan social pour bénéficier des mesures de retraite anticipée. Le moral est en berne, explique-t-il. « Dans l’usine, de nombreux collègues ont baissé le rythme. Ils font leurs heures, sans plus. » Dans les laboratoires ou les services administratifs, les congés maladie et les dépressions ont augmenté. La direction, qui s’en inquiète, propose des stages pour gérer le stress.

Le phénomène n’est pas réservé aux entreprises fusionnées. En 2006, un salarié sur trois n’avait pas confiance en son avenir au sein de son entreprise, selon le cabinet de conseil Inergie. Chez les cadres, la résistance passive existe aussi, selon un consultant. « Ils ne s’investissent plus. Ils assistent toujours aux réunions et acquiescent aux analyses de leur supérieur hiérarchique. Mais ils se retranchent dans un monde intérieur. » En attendant de trouver un autre job. Ou de devenir consultants.

74 % des cadres ressentent de la démotivation au travail

Source : les Cadrotypes, Apec.

21 % de salariés avaient confiance dans leur entreprise en 2005. Une perte de 16 points par rapport à l’évaluation de 1997

Source : TNS-Sofres.

84 % des cadres ont le sentiment de devoir travailler plus vite qu’il y a quelques années

Source : baromètre CFE-CGC du stress (septembre).

44 % des managers souhaitent que l’information donnée par l’entreprise soit plus objective

Source : AFCI-ANDCP-Inergie (janvier 2007).

13 changements à la tête des entreprises du CAC 40 en 2006, alors qu’entre 2001 et 2005 15 changements d’affectation avaient eu lieu

Une accéleration des changements en 2006 favorisée par la loi NRE qui distingue le président du conseil de surveillance du DG

Source : Didier Vucho, responsable de Korn/Ferry International en France.

31 % des employés français seraient “activement désengagés” de leur travail

Source : Gallup, décembre 2003.

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  • Éric Béal