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Vie des entreprises

Comment Patrick Kron a remis Alstom sur les rails

Vie des entreprises | Méthode | publié le : 01.12.2006 | Yves Aoulou

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Comment Patrick Kron a remis Alstom sur les rails

Crédit photo Yves Aoulou

Il y a trois ans, Alstom était en faillite. Après avoir imposé un remède de choc, Patrick Kron veut bousculer la culture maison : organisation matricielle, rémunération variable, mises en situation professionnelle, voilà le new Alstom.

Baroud d'honneur ou preuve de ténacité ? Patrick Kron, le P-DG d'Alstom, ne s'est pas résigné à perdre le marché de 4 milliards d'euros que son concurrent Bombardier lui a soufflé. Le 25 octobre, la SNCF confiait au constructeur canadien le renouvellement des rames du Transilien, le réseau ferré de la banlieue parisienne. Dès le 3 novembre, le groupe français demandait en justice la suspension de ce mégacontrat. Motif : Bombardier, moins cher, aurait anormalement écrasé ses prix.

Sans doute Patrick Kron comptait-il raviver le « patriotisme économique » qui avait soudé la classe politique autour de son plan de sauvetage d'Alstom. En échange du retrait de sa plainte, le P-DG d'Alstom a fini par obtenir une partie du marché.

Il y a trois ans, ce X-Mines de 53 ans, amateur de golf et de voile, a pris, avec panache, les commandes du « Titanic industriel français », affecté par 2 milliards d'euros de pertes cumulées et 5 milliards d'euros de dettes. L'erreur de ses prédécesseurs ? Avoir eu les yeux plus gros que le ventre, en menant une politique de croissance externe et de diversification tous azimuts, à contre-courant du marché. Construction ferroviaire, fabrication de turbines, production de chaudières industrielles, chantiers navals, chauffage urbain, maintenance de routes et même informatique ! Plus dure fut la chute. Au moment de changer de P-DG, l'entreprise affichait un déficit abyssal de 1,8 milliard d'euros rien que sur le dernier exercice.

Habile à la manœuvre, Patrick Kron est parvenu à obtenir l'appui financier de l'État, malgré les réticences de la Commission européenne, et à restaurer la confiance des marchés financiers et des clients, mais en imposant de lourds sacrifices à ses salariés. Amaigrie, mais assainie, l'entreprise affichait en mars dernier un résultat bénéficiaire, le premier depuis 2002. Non sans casse : 10 000 emplois ont été supprimés dans les activités conservées.

Après avoir restructuré avec succès l'entreprise, ce X-Mines fait désormais la révolution managériale chez Alstom
1 Administrer un remède de cheval

Mais que va-t-il donc faire dans cette galère ? Personne, dans son entourage, n'a compris pourquoi Patrick Kron, alors patron du prospère groupe minier Imerys, a accepté en mars 2003 le poste de P-DG d'Alstom. Un job payé 1,5 million d'euros par an, mais tellement risqué qu'aucun des candidats approchés avant lui par les chasseurs de têtes n'avait accepter de relever le défi. Traumatisés par une cure d'amaigrissement qui s'était soldée par 10 000 suppressions d'emplois en 1999, les syndicats attendaient le nouveau P-DG l'arme au pied. Ajoutez à cela des commerciaux démotivés, des cadres scandalisés par la prime colossale de départ (4,1 millions d'euros) que Pierre Bilger, le P-DG sortant, voulait s'attribuer – avant d'y renoncer –, alors que le groupe n'arrivait même plus à boucler ses fins de mois. « J'avais peut-être sous-évalué la difficulté, mais il fallait une dose d'inconscience pour prendre ce poste », confie celui que ses camarades de Polytechnique surnomment « PK ».

À peine arrivé, le nouveau boss livre son diagnostic : Alstom doit maigrir, et vite. Le docteur Kron prescrit un remède de cheval. Pas moins de 10 000 emplois sur les 110 000 que compte le groupe doivent disparaître. Tous les salaires sont immédiatement gelés. Une dizaine de filiales sont mises en vente. Le délestage, commencé dès avril 2003, vient tout juste de s'achever. Bilan : 11 filiales européennes employant au total 40 000 salariés ont été vendues, pour 3 milliards d'euros.

2 Manager en équipe et déléguer

Pour se redresser, Alstom devait réussir simultanément trois chantiers. Le plus urgent : trouver de l'argent frais. Le plus acrobatique : appeler l'État à la rescousse. Le plus difficile : limiter l'impact social. Pour ce triple défi, Patrick Kron, refusant d'endosser le costume de l'homme providentiel, a joué collectif. « Je crois beaucoup aux vertus du travail en équipe et à la délégation, à condition de s'appuyer sur les meilleurs », explique-t-il. Son bras droit, Philippe Jaffré (ex-P-DG d'Elf et ancien banquier), a verrouillé le volet financier du plan de sauvetage et préparé les négociations avec les banques créancières. Fort de trente ans d'expérience dans la fonction, le DRH Patrick Dubert, un transfuge de Danone recruté à prix d'or chez Imerys, prend en main le volet social. Si le triumvirat fonctionne bien, les organisations syndicales renâclent, ayant le sentiment d'être ignorées. « On engage la énième restructuration du groupe sans tirer les leçons du passé. Sur la stratégie, nous ne sommes pas consultés, ni entendus. À peine informés, après coup », tonne Francine Blanche, déléguée CGT au comité de groupe européen, qui réclame la présence d'un représentant des salariés au conseil d'administration.

Des grincements de dents se font entendre jusque dans l'encadrement supérieur où beaucoup supportent mal le style de management du big boss, jugé abrupt. « Il laisse peu de place à la discussion. Avec lui, c'est souvent à prendre ou à laisser », regrette l'un de ces mécontents. « Certains n'étaient pas aptes au changement ou ne pouvaient pas l'incarner », rétorque Patrick Dubert, qui n'a pas hésité à renouveler 450 postes de managers, dont un bon tiers recrutés à l'extérieur !

3 Réussir un plan social de qualité

Si les fées ont été nombreuses au chevet de l'enfant malade de l'industrie française, c'est parce que les 110 000 emplois que représente le groupe le valent bien. En retour, la direction doit soigner son plan de sauvegarde de l'emploi. Pas de problème pour les 40 000 salariés transférés dans le cadre des cessions. Par exemple, les 25 000 collaborateurs de la branche transport et distribution d'énergie passés chez Areva n'ont pas perdu au change. Pas de souci majeur non plus pour les 3 000 employés des chantiers navals repris par le fonds norvégien Aker Yards. Même les syndicats le reconnaissent : « Ces anciennes filiales sont maintenant adossées à des groupes qui leur garantissent un avenir plus serein, parce que les synergies sont plus évidentes qu'au sein d'Alstom », analyse Didier Lesou, délégué CGC.

Supprimer 10 000 emplois d'un trait de plume est une autre histoire. Pour atténuer l'impact, Patrick Dubert use d'une méthode, rodée chez Danone, consistant à négocier au niveau européen. Au sein du comité de groupe, la fougue des syndicats français est tempérée par la tradition de dialogue des Allemands et le flegme des Anglais, blasés par les restructurations éclair. Et ça a marché. « Nous nous concertions une fois par mois, confie Patrick Dubert. Les négociations ont été âpres mais, compte tenu de la complexité de la situation, nous avons avancé très vite. »Pour faire bonne figure auprès des pouvoirs publics et, surtout, éviter que les syndicats bloquent le plan social en justice, la direction est allée bien au-delà des obligations légales. En France, Alstom a dépensé l'équivalent de deux ou trois ans de salaire pour accompagner chaque salarié. Le double du ratio habituel. Le groupe a aussi mis un point d'honneur à réindustrialiser les sites condamnés, comme La Courneuve et Mannheim en Allemagne.

4 Bâtir le new Alstom

« Les restructurations sont à présent derrière nous », martèle Patrick Kron. La preuve ? Le groupe a embauché en 2005 2 700 ingénieurs et cadres, dont 600 en France. Il devrait en recruter autant cette année. Encore faut-il pouvoir attirer les meilleurs, tant l'attractivité de cette maison s'est dégradée. Certes, Alstom est revenu en juillet 2006 dans le CAC 40, après trois ans d'absence, mais ne figure plus dans le palmarès des 40 entreprises préférées des jeunes ingénieurs. Gênant, pour un groupe qui veut rajeunir ses effectifs dont la moyenne d'âge dépasse 45 ans.

En attendant de redorer son blason, le new Alstom se bâtit de l'intérieur. Patrick Kron impose une organisation matricielle à l'anglo-saxonne, au sein de laquelle les salariés dépendent à la fois d'une branche d'activité gérée au niveau mondial et d'une direction géographique. Au passage, les lignes hiérarchiques sont réduites de moitié. Beaucoup de salariés saluent la disparition de l'armée mexicaine qui faisait écran entre la direction et les opérationnels.

Autre changement majeur de la culture maison : on gère désormais par la performance. Tous les cols blancs vont goûter aux joies de la rémunération variable : 5 % pour un junior, 50 % pour les membres de la direction et 100 % pour Patrick Kron lui-même. Les entretiens d'évaluation, jusqu'ici menés au petit bonheur la chance, sont systématisés. Plus aucun cadre ne sera promu sans mise en situation.

Tout cela ne fait pas l'unanimité. Certains cadres jugent ces évolutions trop rapides. La nouvelle politique salariale suscite de la méfiance. « Depuis plusieurs années, les salariés ont perdu du pouvoir d'achat, et pas seulement à cause du gel des salaires qui a duré un an et demi », estime Didier Lesou, de la CGC. À la CFDT, Patrick Maillot s'inquiète de l'impact qu'aura la perte du contrat SNCF (équivalant selon lui à 600 emplois pendant dix ans) sur l'emploi et, aussi, sur l'accord d'intéressement, qui s'applique pour la première fois cette année. À l'évidence, le parcours de Patrick Kron est encore semé d'embûches.

Repères

Alstom s'est constitué à coups de rachats. Malgré sa drastique cure d'amaigrissement, il joue toujours dans la cour des grands électriciens.

Leader mondial des centrales clés en main, premier constructeur de turbines hydroélectriques, premier fournisseur de services liés à l'électricité.

Dans la construction ferroviaire, Alstom est le premier fournisseur de trains à grande vitesse, devant l'allemand Siemens et le canadien Bombardier.

1928

Création d'Alstom, avec une première usine à Belfort.

1976

Acquisition des Chantiers de l'Atlantique.

1988

Fusion avec Compagnie générale d'électricité (GEC).

2000

Rachat du suisse ABB.

2006

Cession des Chantiers de l'Atlantique et entrée de Bouygues au capital.

Évolution des effectifs

En moins de quatre ans, les effectifs ont fondu de moitié.

ENTRETIEN AVEC PATRICK KRON, P-DG D'ALSTOM
“Le redressement achevé, ma priorité est de relancer le dialogue social”

Quel est l'état d'esprit actuel des salariés d'Alstom ?

Ils ont été durement mis à contribution. Alstom a considérablement réduit son périmètre. Nous avons gelé les salaires pendant un an et demi. Ce fut douloureux, même si nous avons mis les moyens financiers et humains nécessaires pour accompagner les départs. Il faut reconnaître que ce climat ne favorisait pas la sérénité. Maintenant que le redressement est achevé, ma priorité est de redonner une perspective à l'entreprise et un horizon à ses salariés.

Comment leur renvoyer l'ascenseur ?

D'abord, j'ai mis fin au gel des salaires et négocié un accord d'intéressement. Et j'ai annoncé que si nous réalisions nos objectifs, j'accorderais une prime exceptionnelle. À la fin du dernier exercice, nous avons enregistré pour la première fois depuis 2002 un bénéfice net. J'ai donc attribué 12 actions gratuites à chaque salarié où qu'il se trouve. L'équivalent, utilisable dans quatre ans compte tenu des règles fiscales, de 900 euros au cours actuel. Dans certains pays, cela représente une fortune. Je suis persuadé que l'actionnariat salarié est un formidable outil de motivation, à deux conditions. D'abord que l'engagement soit limité. Les salariés ne doivent pas mettre tous leurs œufs dans le même panier, en risquant, comme cela s'est vu aux États-Unis, de perdre leur emploi, leur épargne et leur retraite. Ensuite, que cela se fasse sur la base du volontariat.

Faut-il encadrer plus rigoureusement l'attribution de stock-options aux cadres dirigeants ?

Ces derniers mois, quelques affaires ont provoqué un certain émoi dans les milieux financiers et politiques. Certains ont émis le souhait qu'on légifère de nouveau sur ce thème. Pour ma part, je ne crois pas qu'il soit sain de résoudre les dérives de quelques-uns par une loi. Les stock-options sont un outil de fidélisation à long terme. Or je note que, dans les dix dernières années, on a changé les règles une dizaine de fois. Soit en modifiant la fiscalité, soit en révisant les conditions d'attribution ou d'exercice. À force de retoucher sans cesse ce dispositif, on le videra de sa substance.

Croyez-vous au patriotisme économique ?

J'y suis favorable, si l'on ne confond pas patriotisme et protectionnisme. Le patriotisme économique consiste à développer chez nous des entreprises leaders au niveau européen et mondial. À cette fin, les pouvoirs publics peuvent jouer un rôle de premier plan, comme à l'égard d'Alstom. En 2003, l'État a accompagné notre redressement, puis s'est retiré deux ans plus tard. Pour 700 millions d'euros investis, il a dégagé une plus-value de 1,3 milliard, et contribué à sauver 60 000 emplois.

Comptez-vous délocaliser des emplois ?

Pas du tout. Certes, l'Asie est appelée à prendre une part plus importante dans nos activités et nous créons beaucoup d'emplois sur ce continent. Mais il ne s'agit pas de délocalisation. Les deux tiers de nos effectifs se trouvent en Europe. En France, Alstom compte 23 000 salariés et continue à faire travailler une myriade de sous-traitants. Ce dont nous avons besoin pour préserver notre compétitivité, c'est de flexibilité. Or, dans la compétition mondiale, des contraintes comme les 35 heures nous pénalisent. En matière de droit du travail, les lois devraient fixer des règles de base et laisser aux partenaires sociaux la latitude de conclure des accords qui tiennent compte des réalités de chaque branche d'activité.

Alstom vient d'être condamné pour avoir exposé ses salariés à l'amiante. Quelle leçon en tirez-vous ?

Les faits remontent à une époque où l'on manquait de connaissances sur les risques réels que présente ce matériau. Il est scandaleux que le tribunal nous condamne aussi sévèrement. Il ne nous accuse pas de négligence, mais d'avoir délibérément exposé la vie de nos salariés, alors que nous avions pris toutes les précautions que nous croyions suffisantes. C'est la raison pour laquelle nous avons fait appel. Alstom n'a pas attendu ce jugement pour appliquer les règles les plus strictes en matière de sécurité au travail. Nous n'avons pas de leçon à recevoir dans ce domaine.

Propos recueillis par Yves Aoulou et Jean-Paul Coulange

PATRICK KRON

53 ans.

1979

Major de promo à la sortie de l'X, il fait ses débuts au ministère de l'Industrie.

1984

Entre chez Pechiney, où il conquiert le poste de P-DG de la branche électrométallurgie.

1998

Prend la présidence du groupe minier Imerys.

2003

Nommé P-DG d'Alstom, en pleine tempête.

Auteur

  • Yves Aoulou