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Vie des entreprises

Les leaders du portage salarial en quête de respectabilité

Vie des entreprises | Match | publié le : 01.11.2006 | Stéphane Béchaux

ITG et son challenger Links s'échinent à adapter leur fonctionnement aux exigences du Code du travail. Mi-indépendants, mi-salariés, leurs consultants sont satisfaits de cette forme d'emploi tout en étant conscients de ses limites.

On devrait toujours se méfier des papis… Malgré leurs 72 et 79 ans respectifs, Jacques Vau et Marc Cadiot règnent en maîtres sur le marché du portage salarial. Fort de 2 200 consultants et de 40 millions d'euros de chiffre d'affaires, leur Institut du temps géré (ITG) affiche une santé insolente. De quoi attirer les repreneurs, auxquels les deux fondateurs font actuellement les yeux doux. Créé en 1998, deux ans après son concurrent, Links Conseil n'a pas pu suivre le rythme. Leader du secteur pendant quelques mois, à la fin de l'année 2003, l'entreprise se positionne aujourd'hui en challenger, avec son petit millier de consultants qui ont rapporté 24,9 millions d'euros l'an dernier. Un décrochage dû, notamment, à un changement raté de système informatique puis à une sanglante bataille entre actionnaires. Antoine Catta est désormais seul aux commandes. Grâce à un tour de table familial, ce Rennais de 58 ans, juriste de formation, a racheté le mois dernier les parts de son associé honni.

Dans les réunions d'information organisées aux sièges parisiens des deux structures, on se garde bien d'évoquer ces bisbilles internes. Pas la peine d'inquiéter les futurs consultants, par nature volages. Car ces derniers sont plutôt méfiants. Normal ! Passer par une société de portage pour transformer ses honoraires en salaire nécessite un minimum de confiance dans la solidité et l'honnêteté de la structure d'accueil. Donc, un seul mot d'ordre : rassurer. « On est deux fois plus gros que le numéro deux du secteur », annonce fièrement Christelle Pons, ex-consultante « portée » devenue conseillère ITG, à la dizaine de personnes qui lui font face. Des quadras et quinquas désireux de réaliser des missions sans s'installer à leur compte.

Relation triangulaire. « Links, c'est du solide. On est une SAS avec un capital de 1 million d'euros », renchérit Jean-Pierre Bouhélier, son homologue chez Links, qui mouille la chemise pour convaincre son auditoire de rejoindre ses rangs. Peu portés sur les querelles de chapelle, les participants cherchent d'abord à bien comprendre la fameuse « relation triangulaire ». Celle qui lie le consultant, la société de portage (son employeur) et le client (l'entreprise dans laquelle il effectue des prestations, facturées et recouvrées par la société de portage). « Il n'y a aucun lien juridique entre le consultant et le client », répète Christelle Pons. « Ne confondez pas facture et contrat de travail, il n'y a aucun rapport entre les deux », serine Jean-Pierre Bouhélier.

10 % de frais de gestion. Pas facile à faire rentrer dans la tête des futurs portés, auxquels on vient d'expliquer, schéma à l'appui, le processus de transformation des factures en salaires. Dans les deux entités, le mécanisme est identique. La société prélève des frais de gestion, proportionnels aux honoraires. Ils s'élèvent à 12 % chez ITG (10 % si le consultant ne déclare pas de frais professionnels) et baissent de 2 points dès que le cumul des missions dépasse 60 000 euros hors taxes. Ils se montent à 10 % chez Links pour les 50 000 premiers euros encaissés, puis diminuent de 2 points par tranches de 50 000 euros supplémentaires. Un calcul légèrement plus favorable aux consultants, bien que les compteurs soient remis à zéro chaque année. Les quelque 90 % d'honoraires restants sont transformés en salaire. Une fois déduites les charges sociales, salariales et patronales, le consultant perçoit, net, environ la moitié du prix de sa prestation.

Voilà pour l'essentiel. Car, dans les détails de la relation de travail, ça se corse. Régulièrement accusés, comme toute la profession, de délit de marchandage ou de prêt de main-d'œuvre illicite, ITG et Links ont monté des usines à gaz pour tenter de faire de leurs consultants des salariés comme les autres. Par exemple, en établissant des contrats de travail.

Chez Links, on a opté pour le CDI intermittent à temps partiel, qui permet d'alterner périodes de travail et de repos dans l'année. « En 2001, on a négocié un accord 35 heures avec la CFDT pour pouvoir utiliser ce nouveau contrat. C'est tout à fait légal », assure Éric Copie, l'associé qui vient de quitter le navire. Sauf que les lois Aubry obligent l'employeur à fixer au préalable, noir sur blanc, les périodes travaillées et chômées. Un petit détail qui n'a pas échappé aux services de l'Urssaf, qui réclament aujourd'hui à l'entreprise des centaines de milliers d'euros d'arriérés de charges sociales… « On est en contentieux devant le tribunal des affaires sociales », admet le P-DG, Antoine Catta.

Contrats à temps partiel. Chez ITG, pas d'intermittence, mais des CDD « spot » ou « évolution » pour des missions plus ou moins ponctuelles, et des CDI classiques. Des contrats toujours à temps partiel qui, là aussi, prennent quelques libertés avec le Code du travail, malgré les démentis de l'entreprise : horaires non prédéfinis, heures complémentaires non limitées… Exemple, celui de ce formateur, embauché en CDI fin 2003 pour une première mission de « sept heures minimum » à réaliser sur une période de trois semaines. Et jamais rediscutée depuis, malgré sa charge de travail très régulière. « Avant chaque mission, je signe simplement un contrat d'intervention, confie l'intéressé. J'ai toute latitude pour développer librement mes activités. » À la décharge d'ITG, comme de Links, il n'existe actuellement aucun moyen pour faire du portage salarial en toute légalité. Ce que confirme Lise Casaux-Labrunée, professeur de droit à l'université de Nantes, qui pilote une étude juridique sur le sujet pour Jean-Louis Borloo. « Dès lors que le principe même du contrat de travail est discutable, les conditions d'organisation du travail ne tiennent pas », insiste-t-elle.

Ces considérations juridiques ne passionnent guère les consultants portés. À l'image du formateur d'ITG précité, « pleinement satisfait » de la formule, ceux-ci sont plutôt laudatifs à l'égard des deux sociétés de portage, qui les débarrassent de la paperasserie tout en leur assurant une couverture sociale correcte. « Pour rentrer dans le cadre du droit, on nous fait signer un contrat de travail. Mais, en réalité, on est dans une démarche d'entrepreneur », explique Laurent de Rauglaudre, qui fut consultant en management chez Links pendant deux ans. « Le portage est une excellente formule pour tester une activité de consultant. Dans ce cadre, le CDI intermittent fonctionne très bien », abonde Robert Baquiast, porté par Links pendant dix-huit mois avant de créer son entreprise.

Seul sujet d'inquiétude, l'indemnisation du chômage. Certaines antennes Assedic refusent d'ouvrir des droits aux consultants portés. Avec la bénédiction de l'Unedic. « Le portage n'a pas les caractéristiques du contrat de travail. Il n'y a ni fourniture de travail par l'employeur, ni lien de subordination, ni intégration dans un service organisé », estime Hélène Vodé, du service juridique. Un différend que la justice tranchera : cet été, quatre consultants d'ITG ont assigné l'Assedic de Paris devant le TGI de Paris.

Package « salarial ». Pour convaincre les pouvoirs publics des bienfaits du portage et de leur légitimité, les numéros un et deux du portage font feu de tout bois. Mutuelle, DIF, épargne salariale… Links et ITG rivalisent d'imagination pour étoffer le package qu'ils offrent à leurs consultants et en faire des salariés lambda. En la matière, c'est ITG qui possède une longueur d'avance. « On vient de mettre en place le Cesu, jusqu'à 1 800 euros par an. Pour la première fois, on a aussi signé un accord sur la formation. Et on dispose d'un plan d'épargne d'entreprise, abondé à 300 % », s'enflamme le délégué syndical CFDT, Jean-Pierre Cressy, par ailleurs délégué régional ITG en Rhône-Alpes et membre actif du CJD. Des avancées certes intéressantes. Mais qui ne coûtent pas un sou à l'entreprise puisque toutes les sommes sont puisées dans le bas de laine des consultants !

Pour ces derniers, le nerf de la guerre reste le versement des salaires. En la matière, pas la moindre récrimination à signaler à l'encontre de l'une ou l'autre des deux structures. ITG et Links paient à l'heure, et sans erreur. Depuis quelques années, ils consentent même à avancer une partie des rémunérations. « Au début, on ne payait les salaires qu'après avoir encaissé les factures. Plus maintenant. On ne peut pas se prétendre employeur et ne pas respecter les bases mêmes du salariat », note Jacques Vau, président d'ITG. Chaque fin de mois, ses consultants remplissent une feuille d'activité sur laquelle ils notent leurs heures de mission et de prospection. Celles-ci leur sont rémunérées sur la base des minima de la convention collective Syntec (de 13 à 23 euros l'heure). Le reste de leur salaire, dit « complémentaire », est versé après encaissement de la facture auprès du client. Chez Links, le mécanisme est identique. Mais les minima sont plus élevés, jamais inférieurs à 20 euros. L'entreprise propose aussi à ses consultants de payer d'avance l'intégralité des honoraires, moyennant une commission de 13 %.

Si ITG et Links se montrent – par crainte de l'Urssaf – intraitables avec les notes de frais, ils font preuve de laxisme avec les feuilles mensuelles d'activité. Pour peu que les comptes soient créditeurs, évidemment… Les consultants peuvent donc sans crainte majorer ou minorer leur nombre de journées travaillées dans le mois, en fonction du salaire qu'ils veulent toucher. Pas choquant quand il s'agit de lisser sa rémunération. Davantage quand il s'agit de profiter jusqu'au bout de ses droits auprès des Assedic. Ou de se constituer un petit trésor de guerre à récupérer net de charges et d'impôts lors d'un licenciement transactionnel bidon.

En la matière, les fourmis se trouvent plutôt chez ITG. « On a environ 10 millions d'euros en caisse en fin de mois », admet Jacques Vau. Un montant qui fait bondir Antoine Catta. « Je ne comprends pas le niveau de trésorerie de mes concurrents, qui affichent des pratiques éthiques qu'ils n'ont pas. Moi, j'accepte de faire du lissage, pas plus », dénonce-t-il. Chez Links, la trésorerie serait proche de zéro avec, parfois, recours à l'affacturage. « Dans les métiers où on manipule beaucoup d'argent qui ne vous appartient pas, il faut provisionner. Sinon, on se plante », rétorque le patron d'ITG…

La concurrence que se livrent les deux entreprises les pousse à innover. Parcours de formation, vitrine Web pour référencer les consultants, constitution d'équipes pour répondre à des appels d'offres… En mal de reconnaissance, Links et ITG se rêvent en entreprises normales. Mais sans convaincre leurs consultants. « Malgré tous les discours, on doit se débrouiller seul. Avec ITG, il s'agit d'une relation strictement administrative », insiste cette spécialiste francilienne en hygiène, qualité, environnement. « Links et moi, nous sommes dans une relation client-fournisseur. Je reste mon propre patron. D'ailleurs, je ne mentionne Links qu'au moment d'établir la facture », abonde l'une de ses consœurs. Le chemin vers la normalité est encore long…

Un secteur toujours à la marge

C'est une association d'entraide de cadres au chômage qui a lancé, en 1985, le portage dans l'Hexagone. Objectif : permettre à ses adhérents de réaliser des missions ponctuelles chez des clients. Le marché s'est structuré dix ans plus tard, avec l'intrusion d'acteurs privés sur ce marché et la création d'un syndicat professionnel, le Syndicat national des entreprises de portage salarial. Près de 200 sociétés, très petites pour la plupart, se disputent aujourd'hui le marché, évalué à environ 200 millions d'euros annuels, portant quelque 13 000 salariés en équivalent temps plein. Des estimations qui ne prennent pas en compte les sociétés, SSII en tête, qui font du portage sans le dire.Vingt ans après sa création, le portage évolue toujours aux marges de la légalité. En cause, le statut de « salarié » des portés, qui trouvent eux-mêmes leurs missions, travaillent hors de tout service organisé, sans lien de subordination. Le débat agite, aussi, les administrations. Avec, d'un côté, l'ANPE et la DGEFP qui, au nom de l'emploi, vantent cette nouvelle forme de travail. Et, de l'autre, l'Unedic, la Dilti (travail illégal) et la Direction générale du travail, qui s'inquiètent de ses dangers, notamment pour l'équilibre des comptes sociaux.

Institut du temps géré

Chiffre d'affaires : 40 millions d'euros

Salariés portés : 2 200

Effectifs : 25 permanents 12 délégués régionaux

Links Conseil

Chiffre d'affaires : 24,9 millions d'euros

Salariés portés : 1 000

Effectifs : 18 permanents 5 délégués régionaux

Auteur

  • Stéphane Béchaux