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Vie des entreprises

Gestion des risques juridiques

Vie des entreprises | Chronique juridique | publié le : 01.11.2006 | Jean-Emmanuel Ray

Devant les risques juridiques qu'un de ses salariés est susceptible de lui faire courir, par exemple en raison d'un conflit d'intérêts, l'entreprise est tentée de faire jouer un principe élémentaire de précaution, en se séparant dudit salarié, le cas échéant pour faute grave. Grossière erreur, car la Cour de cassation exige de l'employeur la preuve de troubles caractérisés.

Quand un collaborateur transmet régulièrement des informations confidentielles grâce à sa messagerie professionnelle mais en titrant ses messages « personnel », faut-il attendre pour agir qu'il apprenne qu'une clef USB est à la fois plus efficace et moins risquée, puis que l'intégralité des fichiers clients et produits est connue du concurrent ?

Quand un important fournisseur a trouvé curieux d'avoir été démarché par une jeune entreprise très, très bien renseignée et s'en est ouvert à l'employeur. Que celui-ci a appris, grâce au registre du commerce, que l'épouse et les deux fils de son directeur des achats ont chacun fondé leur petite entreprise sur l'exact créneau de leur époux et père. Faut-il oublier ses mauvaises pensées et se féliciter de ce dynamisme familial créateur d'emplois ? Quand la PJ trouve chez une cadre de banque le parfait matériel du braqueur, la banque doit-elle attendre que collègues et clients se fassent braquer pour pouvoir enfin évoquer « le trouble objectif et caractérisé » permettant un licenciement ?

Quand le chauffeur d'un 15 tonnes est contrôlé en état de récidive avec deux grammes d'alcool dans le sang un dimanche après-midi et donc dans sa vie privée, faut-il attendre deux morts et trois blessés sur l'A 5 le lundi soir pour lui faire des remontrances professionnelles ? Quand un chauffeur de bus prend son service les pupilles fort dilatées, faisant part de sa volonté de « faire la ligne en deux fois moins de temps », faut-il attendre les dépôts de plainte des passagers blessés pour se jurer, mais un peu tard, de devancer à l'avenir les arrêts du Conseil d'État et de la Cour de cassation ne simplifiant pas vraiment la vie du DRH soucieux de lutter contre le fléau de l'alcoolisme et autres vénéneuses substances, en particulier dans les transports publics de voyageurs ? Quand un cadre « entretient des relations exécrables tant avec le personnel qu'avec la clientèle », doit-on attendre la prise d'acte de la rupture pour harcèlement moral des meilleurs vendeurs et le départ des clients pour agir, « l'existence de mauvaises relations professionnelles ne constituant pas en elle-même une faute, à moins que le comportement du salarié n'en soit la cause » (Cass. soc., 26 septembre 2006 : ni faute grave ni cause réelle et sérieuse) ?

Après l'heureux revirement de la chambre sociale concernant l'apprentie braqueuse – « Les faits imputés à la salariée relevaient de sa vie personnelle et ne pouvaient constituer une faute » (Cass. soc., 18 juin 2002), devenu, après la légitime résistance de la cour de renvoi, « ces faits avaient créé un trouble caractérisé au sein de l'entreprise et constituaient une faute grave » (Cass. soc., 25 janvier 2006) –, de nombreux commentateurs ont stigmatisé le retour de la défunte jurisprudence sur la perte de confiance qui, depuis l'arrêt Fertray du 9 novembre 1990, ne constitue plus un motif de licenciement. Oui, bien sûr, car on imagine la facilité ainsi créée pour se débarrasser d'un collaborateur qui viendrait à déplaire. Deux fois oui car, a priori, des comportements familiaux ne peuvent constituer une faute disciplinaire, loin du bon vieux temps de la puissance maritale et paternelle. Oui, mais alors que doit faire l'entreprise ?

« EN MARIAGE, TROMPE QUI PEUT » ?

Classique endogamie sociale : le délégué régional d'un bureau Veritas se marie avec une jeune personne détenant la moitié des parts d'un centre technique devant être agréé puis contrôlé par… son époux. Quand l'employeur apprend ces multiples qualités de l'épouse, il licencie pour faute grave le salarié-mari qui ne l'avait pas prévenu de cette délicate situation : « Votre implication personnelle et familiale dans un centre de contrôle technique laisse supposer que vous avez favorisé ou que vous favoriserez ce partenaire au détriment des autres membres du réseau. Force est de constater que les obligations de discrétion et d'indépendance auxquelles vous devez impérativement souscrire ne sont plus assurées : la suspicion qui en résulte chez les partenaires de la société nuit gravement à celle-ci. » La cour d'appel confirme le licenciement, mais sur le terrain de la loyauté : « Compte tenu du risque évident de conflit d'intérêts que cette situation engendrait, il appartenait à M. D. d'en aviser spontanément sa hiérarchie et de solliciter des instructions sur la conduite à tenir de sorte qu'en s'abstenant de le faire il a failli à son obligation de loyauté » : l'obligation qui monte ?

Cassation le 21 septembre 2006 : « Le seul risque d'un conflit d'intérêts ne peut constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement, aucun manquement du salarié à l'obligation contractuelle de bonne foi n'étant caractérisé. » Le seul plaisir des gens mariés étant d'assister au mariage des autres, il ne peut être question de reprocher à ce cadre de s'être marié, et un simple concubinage n'aurait rien changé sur le fond. Alors faisons-nous l'avocat du diable, celui qui, dans les procès en canonisation, avait la charge de démontrer que l'impétrant n'avait peut-être pas toutes les saintes qualités requises. Pourquoi diable dans une telle situation l'entreprise invoque une faute disciplinaire, grave qui plus est ?

FAUTE GRAVE ET EXÉCUTION DU PRÉAVIS

Nombre de commentateurs s'étonnent à juste titre du fort taux de fautes graves en matière de licenciement pour motif personnel. Au-delà des fraudes liées à la cotisation Delalande aujourd'hui en voie de disparition, cette pratique semble aussi servir à marquer le coup, « à servir d'exemple », quitte à revenir à une simple cause réelle et sérieuse à l'occasion de l'audience prud'homale de conciliation. Mais qu'il s'agisse du chauffeur de poids lourd ivre au volant le dimanche ou encore de l'éducateur travaillant dans un centre pour jeunes femmes en difficulté ayant été poursuivi dans sa vie privée pour agressions sexuelles, pour l'employeur, retenir la simple cause réelle et sérieuse pose la question de l'exécution – pour lui aussi impossible qu'impensable – du préavis.

Or, dans notre hypothèse, pour des raisons à la fois financières et d'exemplarité, l'employeur ne veut pas dispenser le salarié de préavis et devoir ainsi le payer intégralement. La faute grave – dont l'arrêt n'exclut pas l'existence en cas de « manquement du salarié à l'obligation contractuelle de bonne foi » – permet d'évacuer cette difficile question, mais avec évidemment d'éminents effets pervers : privation du préavis entraînant celle de l'indemnité de licenciement, marquage au fer rouge du salarié dans sa recherche d'emploi, traitement identique du voleur et du salarié n'ayant pas démérité mais alors licencié… « comme un voleur ». C'est la probable explication des tergiversations de la chambre sociale concernant le licenciement du collaborateur ayant une famille nombreuse et ayant donc refusé un simple changement des conditions de travail avec une mutation d'Orly à Roissy, à qui l'employeur ne veut pas proposer d'effectuer son préavis à… Roissy.

Qu'une faute particulière fasse gagner de l'argent à une entreprise (les indemnités de rupture) est incitatif et donc pervers. Il conviendrait donc de modifier le Code du travail et de séparer le sort du préavis de celui de l'indemnité de licenciement. Exit alors la faute grave pour notre cadre à la famille envahissante.

Mais un acte d'achat du citoyen dans sa vie privée peut-il constituer une simple cause de licenciement ? L'on se remémore l'arrêt du 22 janvier 1992 refusant à un garage Renault le droit de licencier une secrétaire ayant acheté une Peugeot : « Le salarié peut acheter des biens, des produits ou marchandises de son choix. » A fortiori, son conjoint ou les membres de sa famille…

CONFLIT D'INTÉRÊTS ET MOTIF DE LICENCIEMENT

« Le seul risque d'un conflit d'intérêts ne peut constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement dès lors qu'aucun manquement du salarié à l'obligation contractuelle de bonne foi n'était caractérisé. » L'arrêt du 26 septembre 2006 ayant été mis en ligne, il ne s'agit pas d'un petit arrêt d'espèce mais d'un arrêt de principe, même si, en l'espèce, existait moins un simple risque de conflit d'intérêts qu'un conflit d'intérêts né et actuel.

« Risque : péril dans lequel entre une idée de hasard » : qui pourrait admettre qu'un simple « risque », par nature hypothétique, permette à un employeur de mettre au chômage un salarié qui souvent n'en peut mais, avec les dérives prévisibles pour se débarrasser d'un salarié ne plaisant plus ? Mais il est aussi certains risques qu'une entreprise ne peut et ne veut donc pas courir. Il est d'ailleurs frappant que, sur ce terrain, les juges du fond se montrent beaucoup moins compréhensifs que la Cour de cassation. Pour un bureau Veritas, par exemple, on imagine que la femme de César doit être irréprochable. Et à l'égard des clients mais aussi des autres garagistes tremblant pour leur certification, attendre calmement « les éléments objectifs pouvant justifier le licenciement » (Cass. soc., 29 mai 2001) est tout simplement impensable.

Même problème de rumeurs déstabilisantes pour tout le monde avec l'arrêt du 4 avril 2006 : un directeur des ventes ayant pris une participation dans le capital d'une société cliente est licencié. Pour la cour d'appel, « cette participation est susceptible d'influer sur son comportement professionnel en raison de la contradiction d'intérêts existante ». Cassation : « La prise de participation dans une société cliente dont l'entreprise avait été informée relevait de la vie personnelle du salarié, et il n'était constaté aucun trouble occasionné à l'entreprise. » Or on imagine avec quelle jalousie les autres sociétés clientes vont examiner l'évolution des relations commerciales entre la haute direction des ventes et la nouvelle petite protégée.

La chambre sociale n'étant pas naïve, il y a peu de chances qu'elle croie vraiment que, dans notre société de la réputation, ses arrêts vont empêcher les entreprises concernées d'appliquer leur principe de précaution : au mieux tenter de muter le cadre en cause à un poste moins exposé, au pire le licencier. Car, entre deux risques, elles choisiront le moindre dans la guerre économique qui est la nôtre, provisionnant à tout hasard six mois minimum de salaire.

FLASH
De la CNC à la CNS

Les arrêts du 10 juillet 2002 imposant une contrepartie financière à toute clause de non-concurrence (CNC) ont refroidi nombre d'entreprises. D'où diverses manœuvres de contournement, dont la dernière en date vient de recevoir l'onction de la chambre commerciale de la Cour de cassation.

La clause de non-sollicitation (CNS) est apparemment fort différente de notre vieille CNC. Cas le plus classique, la SSII ne voulant pas que ses ingénieurs génies soient débauchés par ses clients : signée entre les deux entreprises, la CNS interdit à la seconde de débaucher les salariés de la première, salariés tiers au contrat mais dont la liberté du travail reste largement réduite… Comme l'avait bien résumé la cour de Lyon le 12 juillet 2005, si une clause de non-sollicitation « assure la loyauté de l'exécution de la convention de collaboration afin de se prémunir d'un proche départ de salariés », la beaucoup plus extensive clause de non-concurrence est l'« interdiction faite à un salarié d'exercer certaines fonctions à la fin de son contrat ».

Fraude manifeste à la jurisprudence de la chambre sociale ? Non, a répondu le 11 juillet 2006 la chambre commerciale de la Cour de cassation : « La clause de non-sollicitation ne constitue pas une clause de non-concurrence dont elle n'est ni une variante ni une précision », donc avec un régime juridique opposé. Le droit reste la plus puissante des écoles de l'imagination.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray