Le salarié est-il civilement responsable des dommages quil cause dans lexercice de ses fonctions ? Tout dépend de la victime. Sagissant de lemployeur, le salarié fautif bénéficie d'une jurisprudence très protectrice. Sagissant de harcèlement de subordonnés, le salarié nest pas traité avec la même clémence… même sil croit avoir agi en conformité avec sa mission.
Engage sa responsabilité civile personnelle à légard de ses subordonnés le salarié qui leur fait subir intentionnellement des agissements répétés de harcèlement moral. » Condamnant le directeur dune association à verser des dommages et intérêts à ses anciens subordonnés, larrêt rendu par la chambre sociale le 21 juin 2006 n'est pas vraiment passé inaperçu du côté de lencadrement. Dautant plus que, le 28 mars 2006, la chambre criminelle avait confirmé cette conséquence mal connue dune faute professionnelle sur le patrimoine personnel dun cadre délégataire. À la suite dune chute de 35 mètres, un salarié du chantier du Stade de France est décédé : « Compte tenu de la nature des travaux dont il ne pouvait ignorer les risques, M. X., délégataire de pouvoirs, a violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement. Il engage sa responsabilité civile à légard du tiers victime de l'infraction, cette infraction fût-elle commise dans lexercice de ses fonctions. »
Sans doute ces arrêts ne constituent que lapplication de larticle 1382 du Code civil, constitutionnalisé par le Conseil le 9 novembre 1999. « Qui casse paie », disait grand-mère. Même le guerrier de lentreprise croyant obéir aux ordres explicites, et aux directives implicites ? Alors que le salarié ne répond en principe pas des éventuels dommages quil peut causer à son employeur (1°), ces importants arrêts confirment que le cadre croyant bien faire à légard de sa hiérarchie mais malfaisant à l'égard du droit peut répondre sur ses propres deniers du dommage matériel et moral quil a causé à ses collègues et subordonnés (2°).
Afin déviter que le salarié ne doive rembourser à son propre employeur déventuels dommages, la chambre sociale avait déjà abandonné le 22 septembre 1992 sa jurisprudence antérieure permettant de condamner celui ayant commis une faute impardonnable, démontrant l« épaisseur incommensurable de sa bêtise », au nom du « principe selon lequel la responsabilité du salarié n'est engagée quen cas de faute lourde », principe prétorien créé sur mesure. Jurisprudence protectrice élargie depuis. En matière de vol, par exemple, « si ce délit implique un élément intentionnel, celui-ci nimplique pas, par lui-même, lintention de nuire à lemployeur ». Bref, le salarié a soustrait la chose dautrui dans son seul intérêt : sil a nui à son employeur, ce n'était pas le but.
Même immense incompréhension avec larrêt du 22 février 2006 où un vendeur de voitures exigeait de chaque client une très personnelle commission en espèces. Le détournement ayant été découvert, il avait été licencié pour faute lourde. La cour dappel constatait curieusement la faute grave… et condamnait le salarié à payer 1 euro (sic) en réparation du préjudice moral subi par le garage. Pour la chambre sociale, sil y a eu effectivement faute grave, il ny a pas faute lourde, « aucun fait ne caractérisant lintention de nuire à lemployeur ou à l'entreprise » : annulation et reversement de 1 euro. Dans cette même optique de limitation de responsabilité, en matière de grève où les dommages peuvent être fort importants et où lintention de nuire est présente, la Cour a créé une faute plus lourde que lourde : la faute lourde de grève, qui correspond aujourdhui à la commission de très graves délits pouvant viser les collègues ou les tiers (séquestration, violences volontaires, entrave à la liberté du travail…). La ou le collègue harcelé est dans une position beaucoup moins défavorable.
« Nengage pas sa responsabilité à légard des tiers le préposé qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui a été impartie par son commettant. » Rendu par lassemblée plénière le 25 février 2000 à propos d'un pilote dhélicoptère salarié ayant procédé dun peu haut à lépandage dherbicides sur des rizières et anéanti les cultures voisines, larrêt Costedoat avait créé un nouveau cas dirresponsabilité favorable au préposé qu'est tout salarié, même exécutant – bêtement – les ordres reçus. En matière de harcèlement moral, il nest guère surprenant que la victime – ou le salarié se considérant comme tel – ne se contente pas des éventuelles sanctions patronales et veuille littéralement « faire payer sa faute » à son harceleur. Le problème est de faire la différence entre harcèlement aussi glauque que réel, ordres répétés un peu carrés, et véritable « règlement de comptes » en nos temps de victimisation et de définition communautaire panoramique (voir directive 2006-54 du 5 juillet 2006).
Le salarié peut bien sûr déposer plainte : si les éléments constitutifs du délit, strictement appréciés par le juge répressif, sont réunis, il obtiendra des dommages-intérêts sil s'est constitué partie civile. Mais, comme dans le second arrêt du 21 juin 2006 à propos de la même affaire, il peut également craindre cette interprétation restrictive et/ou la publicité donnée au procès pénal : il va donc assigner son harceleur devant le conseil de prudhommes au titre… de larticle 1382 du Code civil qui ne figure dans aucun des deux arrêts.
La cour dappel ayant en lespèce condamné le chômeur à verser des dommages-intérêts à ses ex-subordonnés sans condamner l'association, lex-directeur faisait valoir trois arguments devant la chambre sociale.
a) Double peine ? Les sanctions disciplinaires prévues à larticle L. 122-50 (se traduisant en matière de harcèlement sexuel par un licenciement pour faute grave : Cass. soc., 5 mars 2002) étant déjà fort sévères, elles excluaient toute recherche de sa responsabilité civile (« les agissements de harcèlement commis à loccasion du travail relèvent du régime spécial de responsabilité des articles L. 122-49 et suivants »). La réponse négative de la Cour de cassation était prévisible. Lon pourrait même ajouter que, dans ce cas caricatural, les faits constituant également le délit visé à larticle 222-33-2 du même Code pénal, une troisième sanction en forme de condamnation pénale aurait pu également intervenir (un an et 15 000 euros damende).
b) Deux fautifs, deux condamnés ? À l'égard des tiers, le commettant est toujours responsable des dommages causés par son préposé, sauf rarissime abus de fonctions de celui-ci. Pour lemployeur, prouver que lui-même na commis aucune faute (en lespèce, le directeur avait été suspendu puis licencié) ne lui est daucun secours. Issue prévisible : « La responsabilité de lemployeur, tenu de prendre en vertu de larticle L. 230-2 du Code du travail les mesures nécessaires à la prévention des risques professionnels liés au harcèlement moral, n'exclut pas la responsabilité du travailleur auquel il incombe, selon larticle L. 230-3 du même code, de prendre soin de la sécurité et de la santé des personnes concernées du fait de ses actes ou de ses omissions au travail. »
c) Plus pertinent, le troisième argument sinspirait de la jurisprudence Costedoat (« Le préposé nengage pas sa responsabilité civile lorsque la faute qui lui est reprochée nest pas détachable de la mission qui lui a été confiée par le commettant. »). En matière de harcèlement moral, quand cest toute lorganisation qui invite à « mettre la pression »…
Réponse de la Cour de cassation, sur un fondement novateur : « Selon l'alinéa 1 de larticle L. 122-49 du Code du travail, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, daltérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. Il résulte de ces dispositions spécifiques aux relations de travail au sein de lentreprise, quengage sa responsabilité personnelle à légard de ses subordonnés le salarié qui leur fait subir intentionnellement des agissements répétés de harcèlement moral. »
Explication de texte sur
Si l'arrêt du 21 juin 2006 est dans la ligne de l'arrêt Cousin (ass. plén., 14 décembre 2001 : « Le salarié condamné pénalement pour avoir intentionnellement commis, fût-ce sur ordre de son commettant, une infraction ayant porté préjudice à un tiers engage sa responsabilité civile à l'égard de celui-ci »), la chambre sociale rappelant expressément le caractère intentionnel du harcèlement, il n'en demeure pas moins qu'en l'espèce le harceleur n'avait ni été pénalement poursuivi ni, a fortiori, condamné.
Si cet arrêt est de nature à calmer certains supérieurs hiérarchiques caractériels, il exige beaucoup de perspicacité de la part de l'encadrement intermédiaire devant assumer le vocabulaire guerrier de nombre de sociétés tout en appliquant la théorie militaire des baïonnettes intelligentes. Sans parler de la grande peur des cadres encadrant hésitant désormais à mal évaluer un collaborateur fait-néant mais bien conseillé.
Depuis le 1er janvier 2006, la responsabilité pénale des personnes morales est élargie à toutes les infractions énumérées par le Code pénal.
En droit du travail, elles ne manquent pas, tout comme les éventuels plaignants (salarié, comité d'entreprise, syndicat…). Il n'est pas certain que les auteurs de l'amendement sénatorial, devenu explosive réforme, en aient bien perçu tous les enjeux. Le but non dit de cette réforme était d'éviter les foudres pénales aux dirigeants personnes physiques, même si les deux responsabilités sont théoriquement cumulatives. Sans doute est-elle beaucoup plus restrictive que la responsabilité civile de l'entreprise-commettant du fait de tous ses salariés-préposés : il faut que ce soit un organe, ou un représentant de la société qui ait commis l'infraction. Mais, comme la chambre criminelle voit dans un délégataire de pouvoirs ce fameux représentant… Certes, le nouveau régime écarte les autres peines (exemple : la dissolution judiciaire) prévues au profit des seules amendes… mais ces sanctions demeurent pour les infractions visées avant 2006. En termes de récidive, enfin, la même infraction commise par cinq cadres délégataires pourrait entraîner pour le premier le classique quintuplement des peines d'amende prévues pour les personnes physiques, mais le décuplement des peines d'amendes pour les quatre suivants.