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Politique sociale

Ces entreprises qui jouent les instits auprès des illettrés

Politique sociale | publié le : 01.10.2006 | Sarah Delattre

9 % des personnes qui ont été scolarisées en France ne savent ni lire ni écrire. Ce qui les fragilise au travail et nuit à la performance de leur entreprise. Certaines font avec, d'autres cherchent à y remédier.

Chaque samedi, ils se lèvent à l'aube pour aller réviser, à l'autre bout de chez eux, le calcul, la lecture, l'écriture… De 6 h 30 à 13 heures, ces 11 agents d'entretien étudient avec assiduité dans les locaux de l'association Caravansérail Développement, située dans le XIIIe arrondissement. « Notre objectif est de les rendre plus autonomes professionnellement », explique leur formatrice, Franscia Chan Kam Man. Pour leur faciliter la tâche, les exercices s'inspirent largement de leur quotidien : contrats de travail, fiches de sécurité…

À 51 ans, Patrick, agent d'entretien chez Tefid Prestige, rêve de changer de statut. « Depuis près de vingt ans je suis ouvrier dans le même service. Je pourrais peut-être devenir chef si je lis et si j'écris bien. » Originaire du Ghana, pays anglophone, il a dû très tôt quitter l'école. « Aujourd'hui, mon chef me montre les produits à utiliser. Mais, en son absence, le week-end, j'ai du mal à remplir les papiers dans les hôtels où je travaille. Je mélange les mots. Avec les cours, je me sens déjà plus à l'aise. » Cette formation aux écrits professionnels de deux cent cinquante heures réparties sur 42 samedis est financée par l'Opca de branche, le Fonds d'assurance formation propreté, qui consacre 5 % des fonds de la professionnalisation à la lutte contre l'illettrisme, soit 800 000 euros environ par an. « 80 % de nos ouvriers ne possèdent aucune qualification, plus de 20 % sont d'origine extraeuropéenne, observe Hélène Iglesias, la coordinatrice. Si les savoirs se transmettent encore par oral, l'usage de l'écrit devient incontournable pour remplir un cahier de liaison, lire une fiche technique. »

Depuis 1999, quelque 600 femmes de ménage, des laveurs de carreaux mais aussi des agents de maîtrise ont appris à conjuguer le verbe nettoyer. Les Français d'origine étrangère ne sont pas les seuls à souffrir d'illettrisme. D'après l'Insee (enquête Information et Vie quotidienne, 2004), 9 % des personnes ayant été scolarisées en France sont proches de l'illettrisme. Nombre d'entre elles ont eu une scolarité chaotique. D'autres ont désappris à force de ne plus pratiquer. Un handicap honteusement dissimulé qui engendre des difficultés quotidiennes. Difficile de respecter les consignes de sécurité, de se repérer sur un plan, de rédiger un rapport ou de revendiquer ses droits quand on sait à peine lire et écrire. « Lorsque je réparais une porte ou une vitre cassées, j'étais incapable de remplir la fiche d'intervention à remettre à mon employeur. Je demandais à ma compagne de le faire », témoigne Francisque, 41 ans, volubile gardien d'immeuble.

Il y a deux ans, ce titulaire d'un CAP de cariste a suivi une formation aux savoirs fondamentaux. « Ça m'a sorti de la galère. Avant je mettais une demi-heure à déchiffrer une dizaine de lignes, c'est moins pénible aujourd'hui. » Liftier dans un grand magasin, Haji projette de devenir chef d'équipe et suit la même formation que Patrick à l'association Caravansérail : « Je ne comprends pas toujours les mots qui figurent dans nos cahiers de liaison et j'ai du mal à répondre aux questions posées sans faire de fautes. » En dépit de ses difficultés, Haji, originaire de Gambie, a réussi à passer son permis de conduire. « Je ne lâchais pas le code de la journée. À la fin, il me tombait des mains. » Souvent appréciés pour leurs compétences techniques et relativement à l'aise à l'oral, ces salariés adoptent des ruses de Sioux pour se fondre dans la masse. « Ils compensent leur handicap par une excellente mémoire, observe Cécile Ronflé, chargée de mission ressources humaines chez Adia, responsable du programme Éclor (écrire, compter, lire, s'organiser pour rebondir). Ils sont habitués à remplir des documents de tête et reproduisent ce que font leurs collègues. » Anne-Sophie Crespin, coordinatrice du développement durable chez Onet, cite le cas d'un agent de sécurité dont les difficultés à lire et à écrire ont été découvertes parce qu'il n'avait signalé aucun incident dans la main courante pendant trois jours.

Un silence qui peut conduire à de graves dysfonctionnements. « Incapables de relater les problèmes rencontrés durant la nuit, des agents de service hospitalier écrivaient RAS dans les cahiers de transmission », témoigne Élisabeth Tollu-Eyssautier, directrice de l'Opca Forma HP (hospitalisation privée à statut commercial). Pragmatiques, les entreprises concernées intègrent plus ou moins sciemment cette donnée et s'appuient sur des codes couleur, des signalétiques ou des bandes dessinées pour communiquer sur l'organisation du travail et la sécurité. « Nous déclinons nos instructions sous forme de photos, explique Anne-Sophie Crespin. Nous illustrons comment nettoyer un bureau et des codes couleur indiquent les produits à utiliser. Pour l'entretien des sanitaires, un rond bleu qui rappelle la microfibre bleue. »

Conscientes que la perte ou l'absence de savoirs fondamentaux nuit à leur compétitivité et à la productivité de leurs salariés, des entreprises s'engagent dans la lutte contre l'illettrisme. « Nos adhérents sont sensibles aux conséquences sur la performance organisationnelle et économique de l'entreprise », observe Philippe Fagot, chargé de projet à l'Agefos PME de Rhône-Alpes. Depuis le début de l'année, cet Opca finance une formation de cent vingt heures à 250 ouvriers et employés faiblement qualifiés. Dans le cadre de son programme Éclor initié en 1999, Adia a permis à une soixantaine d'intérimaires de réapprendre les savoirs fondamentaux à travers une formation de trois cents heures. Marie, aujourd'hui ajusteuse-monteuse dans le secteur aérospatial, a même décroché à 45 ans un certificat de qualification paritaire de la métallurgie. Il y a deux ans, elle avait refusé un poste d'employée de bureau, par peur de ne pas y arriver. « C'est ma conseillère ANPE qui m'a incitée à suivre cette formation », raconte-t-elle.

Pour améliorer l'employabilité de ses ouvriers et employés, Danone propose à 140 d'entre eux de renforcer leurs savoirs de base (mathématiques, français, vie sociale et professionnelle) en suivant un stage de deux cents heures débouchant sur un certificat de formation générale. Une initiative qui s'inscrit dans le cadre du programme Évoluance visant à renforcer les compétences de 750 salariés. « La non-maîtrise des savoirs fondamentaux peut poser des difficultés en termes de communication avec la hiérarchie et freine l'évolution de ces salariés », explique Laurence Kopelman, responsable du programme.

Des évolutions réglementaires ont conduit les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes à professionnaliser aides médicopsychologiques et aides-soignants. « En Ile-de-France, sur 25 000 employés, 6 000 agents de service n'ont aucune qualification mais possèdent un savoir-faire important, évalue Élisabeth Tollu-Eyssautier. Nous ne pouvons pas les laisser sur le bord de la route. » En s'appuyant sur la VAE, l'Opca finance des formations conduisant au diplôme professionnel d'aide-soignant, avec, si besoin, une remise à niveau pour acquérir les savoirs de base. En 2005, 140 agents en ont bénéficié. Non seulement ces salariés sont ensuite demandeurs de formations théoriques, mais leur taux d'absentéisme est en recul. Faut-il y voir un lien de cause à effet ? les maltraitances aux personnes âgées ont, aussi, sensiblement diminué.

L'Ancli conserve ses missions

Les 15 salariés de l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme, installés à Lyon en 2000 après l'adoption de la loi contre l'exclusion sociale, ont eu chaud. Dans le cadre du projet de loi pour l'égalité des chances, l'agence a bien failli en effet être absorbée par la nouvelle Agence nationale de cohésion sociale, alors que les missions du Groupement d'intérêt public avaient été reconduites pour cinq ans quelques semaines auparavant. Des pressions politiques, notamment celle du président de la région Rhône-Alpes, le socialiste Jean-Jack Queyranne, ont abouti à ce que seul le Fasild (Fonds d'action et de soutien pour l'intégration et la lutte contre les discriminations) soit finalement transféré. À charge pour les deux agences nationales de définir leurs rôles respectifs et de coordonner leurs actions à travers une convention de partenariat.

Auteur

  • Sarah Delattre