Après un bond de 18 % en trois ans, le smic a bénéficié d'un nouveau coup de pouce, de 3,05 % au 1er juillet. Entre 1994 et 2004, sa progression a atteint en moyenne 3,2 %, contre 2 % pour le salaire moyen. Résultat, plus de 15 % des salariés, en France, sont smicards. Pour rétablir la dynamique salariale et faciliter l'emploi des non-qualifiés, le smic doit-il disparaître ? Les réponses, plus que réservées, de trois économistes.
“Cela enclencherait une spirale régressive pour les salariés et les entreprises”
Cette question comporte deux dimensions liées mais néanmoins distinctes. Côté salariés, le smic assure une garantie de rémunération minimale qui reste cependant très faible aujourd'hui. Les travaux de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale ont montré qu'avec un smic à temps complet aucun ménage n'échappe à la pauvreté. Et les couples, même avec deux smics, sont aussi en situation de pauvreté s'ils ont un ou plusieurs enfants. La suppression du salaire minimum ne peut qu'aggraver cette situation, non seulement pour les smicards, mais aussi pour l'ensemble des petits ou moyens salaires qui risquent d'être tirés vers le bas. Afin d'éviter une explosion de la pauvreté, il faudrait alors accroître les aides directes de l'État en direction de ces ménages, comme on l'a fait avec la prime pour l'emploi. Cependant, qu'ils prennent la forme d'aides directes ou indirectes – via les exonérations de cotisations sociales –, ces dispositifs d'aide aux bas salaires ont clairement montré aujourd'hui leurs limites.
Les entreprises, elles – c'est la deuxième dimension –, ont engrangé les aides publiques sans effet notable sur l'emploi. En encourageant les emplois peu rémunérés, on a créé des « trappes à bas salaires » où des millions de salariés se trouvent aujourd'hui enfermés. L'aide aux bas salaires comme remède au chômage repose en effet sur un schéma théorique largement erroné selon lequel les entreprises refuseraient d'embaucher des salariés dont la productivité serait inférieure au smic. Cette représentation statique du marché du travail est simpliste et ignore un fait massif, à savoir l'émergence, depuis une dizaine d'années, des « chômeurs travailleurs ». Chaque mois, 1,2 million de demandeurs d'emploi travaillent. Dans la durée, sur un an ou deux, c'est le cas d'une large majorité de chômeurs. Ces salariés trouvent à s'employer « malgré le smic », mais la pénurie massive d'emplois les contraint à de bas salaires de sous-emploi et à des alternances fréquentes entre emploi et chômage. Ce n'est certainement pas en supprimant le smic que l'on améliorera leur situation.
En résumé, à court terme, la suppression du smic pénaliserait durement les salariés. À moyen ou à long terme, elle engagerait l'économie sur un sentier de faible productivité – les salariés ajustant leur productivité aux salaires proposés – en enclenchant une spirale régressive qui ne serait favorable ni aux salariés ni aux entreprises.
“Il faut surtout cesser de le considérer comme un revenu minimum d'existence”
Les défauts du smic sont de trois ordres : son montant trop élevé, qui est source de chômage pour les non-qualifiés à cause du faible niveau de leur productivité marginale ; son mode de détermination centralisé, qui ne tient pas suffisamment compte de la situation de certains secteurs économiques et de la taille des entreprises ; sa hausse importante dans la foulée des 35 heures, qui a induit un écrasement de la pyramide des salaires français, autrement dit une smicardisation de l'économie française.
Les solutions pour remédier à ces inconvénients ne sont pas légion, dès lors que l'on écarte la perspective de le supprimer, de le baisser pour des raisons de paix (et/ou de justice) sociale. Les allégements de charges sociales sur les bas salaires en sont une, largement utilisée. Elle est efficace, quoi qu'en dise la Cour des comptes, à condition d'éviter la multiplication des situations particulières. Mais ce dispositif est très coûteux pour les finances publiques et induit une étatisation rampante de la Sécurité sociale.
Augmenter la qualification de la main-d'œuvre pour sortir les salariés des trappes à bas salaires en est une autre, longue à mettre en œuvre, à coup sûr coûteuse, mais la seule qui vaille à terme. Que des salariés « âgés » soient encore rémunérés au smic est le signe le plus patent des failles de notre système de formation continue. Supprimer le « coup de pouce » annuel du smic, une troisième, pour redonner de l'épaisseur à la grille des salaires. Au minimum, que cette décision ne dépende plus du seul bon vouloir du gouvernement, qui sera toujours tenté d'y voir un moyen d'être « social » à bon compte. On reviendrait ainsi au vieux smig…
Il faut surtout cesser de le considérer comme un revenu minimum d'existence, d'occulter sa nature profonde, celle d'être d'abord un élément du coût de production des entreprises. Si la solidarité nationale doit s'exercer au profit des plus pauvres, des moins qualifiés, que les pouvoirs publics utilisent les instruments à leur disposition (fiscalité, prime pour l'emploi, allocations diverses et variées…) et qu'ils n'en fassent pas payer le prix aux entreprises qui doivent d'abord répondre aux défis de la compétitivité. En ayant trop souvent utilisé le smic à des fins plus sociales qu'économiques, on s'est condamné aux actuelles usines à gaz où allégements et subventions viennent compenser le surcoût du travail non qualifié au prix d'une bureaucratisation accrue de l'économie.
“Ce serait une régression sociale qui ramènerait la France cinquante ans en arrière”
Peu de pays développés aujourdhui n'ont pas de salaire minimum. Ceux qui nen ont pas ne sont pas pour autant des enfers libéraux. En Allemagne, par exemple, des conventions collectives remplacent la législation nationale pour un résultat identique.
Pourquoi donc tous les pays ou presque recourent à ce dispositif qui entrave le fonctionnement du marché du travail ? Ny a-t-il pas là une faiblesse coupable de la part de politiques romantiques qui nont rien compris à ce que signifie un prix sur un marché libre : si quelquun est peu productif, son salaire doit être inférieur au minimum. Sinon, aucune entreprise ne pourra l'embaucher. Il sera chômeur et à la charge de la société alors que, sans le salaire minimum, il serait employé et donc utile.
Cest bien là que la promesse de lefficacité des marchés idéaux achoppe. Le plein-emploi impliquerait que certains soient rémunérés très peu. Ceux que la nature a dotés dune productivité trop basse nont qu'à mourir de faim ou de froid. Première raison pour poser une borne minimale aux rémunérations. Plus généralement, le marché implique de linégalité entre les individus. Mais linégalité poussée à son comble servirait-elle suffisamment la société pour qu'elle soit acceptable ? Ensuite, les marchés parfaits, ça nexiste pas. Le moindre pouvoir de négociation des moins qualifiés face à des entreprises enposition de force induit quils seront moins rémunérés que leur productivité. Deuxième raison pour équilibrer le rapport de force.
Aujourdhui, la France fait partie des pays, avec la Belgique ou le Royaume-Uni, dont le salaire minimum est le plus élevé. Ce nest pas quil est plus difficile dy vivre ou que le rapport de force y soit particulièrement déséquilibré. À la suite de bien des péripéties, dont les 35 heures, on a ajouté une nouvelle fonction au salaire minimum : associé aux baisses de charges sur les bas salaires, il sert à distribuer du pouvoir d'achat aux bas revenus. Comme la prime pour lemploi, il augmente le revenu perçu par le salarié sans que le coût de lentreprise ne soit modifié puisque les charges sont réduites au niveau du smic. Il y a quelques nuances mais la similitude est grande. La France consacre au soutien des bas revenus plus de 1 point de PIB, comme le Royaume-Uni, plus que les États-Unis. Supprimer le smic serait une régression sociale qui ramènerait la France un demi-siècle en arrière. Ce serait aussi revenir sur 1 point de PIB redistribué auprès des moins riches. Alors, toujours partant pour sa suppression ?