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Enquête

Choisir ses immigrés : une fausse bonne idée

Enquête | publié le : 01.10.2006 | Stéphane Béchaux

Sélectionner les travailleurs immigrés dont la France a besoin… Le pari de la loi Sarkozy n'est pas si simple. Si elle rend plus transparentes les pratiques existantes, sa portée reste limitée et sa mise en œuvre complexe.

Nicolas Sarkozy n'a rien inventé. Adoptée pendant l'été, sa loi « relative à l'immigration et à l'intégration », qui affiche notamment comme ambition de sélectionner les étrangers qui entrent travailler en France, ne fait qu'entériner des procédures vieilles de trente ans. Depuis la fermeture des frontières décrétée par Valéry Giscard d'Estaing, les employeurs ont toujours eu la possibilité de recruter hors de l'Hexagone, après autorisation des directions départementales du travail. « Les agents vérifient auprès de l'ANPE locale qu'il y a, sur le poste, un déséquilibre manifeste entre offres et demandes d'emploi. Et l'employeur doit faire la preuve qu'il a effectué, sans succès, des démarches actives pour embaucher une personne résidant en France », explique Anne-Sophie Canihac, chef du bureau de la réglementation, des autorisations de travail et du regroupement familial à la Direction de la population et des migrations (DPM).

En 2004, 6 740 étrangers ont ainsi obtenu le droit de rejoindre le territoire français pour y travailler de façon permanente, très majoritairement à des postes d'ouvriers qualifiés (41 %) ou de cadres et d'ingénieurs (40,5 %). Cette même année, les services départementaux du ministère du Travail ont délivré 9 950 autorisations provisoires de travail, dont près du tiers dans le secteur de l'éducation. Enfin, 15 743 saisonniers, originaires pour la plupart de Pologne et du Maroc, ont travaillé dans des exploitations agricoles. Des flux trop faibles, au gré de certains secteurs d'activité en manque de personnel, comme l'agriculture.

« Pour les saisonniers, on nous a toujours dit qu'il n'y avait pas de quotas. Mais les autorisations sont verrouillées. Il faut anticiper la demande de trois à quatre mois, prendre tous les contacts possibles à l'ANPE, faire des démarches personnelles auprès des municipalités », énumère Muriel Caillat, sous-directrice emploi-formation à la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA). En bref, les délais sont longs, et les allers-retours fréquents. Car les directions départementales du travail ne sont pas toujours disposées à entendre qu'un restaurant tex-mex a besoin d'un cuisinier mexicain pour préparer des fajitas ou que les candidats envoyés par l'ANPE chez un maraîcher ne sont pas motivés.

« Nos services sont à la fois confrontés à une profusion d'instructions et à un flou pas très sécurisant. En définitive, les agents font un peu ce qu'ils veulent », admet un directeur départemental du travail. Pour arriver à leurs fins, les patrons ont donc tout intérêt à entretenir un dialogue nourri avec l'administration, à l'image de l'entreprise de gros œuvre Fondeville qui, l'an dernier, a pu recruter une cinquantaine de coffreurs bancheurs lituaniens pour ses chantiers dans l'Hérault. « On avait déjà mis en place toute une batterie de solutions pour en former en France. Mais, comme ça ne suffisait pas, on a été autorisé à embaucher en Lituanie », explique le directeur de l'agence montpelliéraine, Jean-François Métreau. Le patron d'un hôtel-restaurant de Val-d'Isère, lui, n'a pas eu cette chance. Désireux d'embaucher une serveuse polonaise, il s'est fait retoquer au motif que les fichiers de l'ANPE ne manquaient pas de candidates.

En instaurant, par zone géographique, des listes de métiers accessibles aux étrangers sans que la « situation de l'emploi » leur soit opposable, la loi Sarkozy devrait donc remettre un peu de transparence dans le système. Mais elle n'en changera pas fondamentalement les règles. Ce qu'admet Serge Slama, membre du bureau du Gisti, l'une des associations en pointe dans la bataille contre le concept d'immigration choisie : « Nous sommes contre cette philosophie utilitariste, avec des bons immigrés d'un côté et des mauvais de l'autre. Mais c'est d'abord de l'affichage politique. Car on pouvait déjà faire de la sélection par voie de circulaire. »

Informaticiens, bûcherons, scientifiques, artistes, cadres de haut niveau… la France a déjà mis en place des procédures particulières pour attirer certaines catégories de travailleurs. Parfois, de façon ponctuelle, comme lors du bug informatique de l'an 2000, ou après les tempêtes dévastatrices de l'hiver 1999. Ou de façon pérenne, pour des professionnels très qualifiés. Pour peu qu'ils puissent justifier d'un salaire supérieur à 4 100 euros mensuels, ils sont accueillis à bras ouverts, quelle que soit leur spécialité. « Le recrutement de cette catégorie-là ne fait débat dans aucun pays de l'OCDE car elle contribue à une croissance plus riche en savoirs », explique Jean-Christophe Dumont, administrateur à la division des économies non membres et des migrations internationales de l'OCDE.

Informaticiens, bûcherons, scientifiques, artistes… la France a déjà mis en place des procédures particulières pour attirer certaines catégories de travailleurs

Reste que cette politique de sélection montre rapidement ses limites. Sans même parler des dizaines de milliers de clandestins qui travaillent illégalement, la France n'a pas les moyens de contrôler strictement l'entrée des immigrés dans sa population active. La DPM évalue ainsi à 116 500 le nombre d'étrangers (en incluant les ressortissants de l'Union européenne) venus grossir les rangs du marché du travail en 2003. Sur ce total, l'apport immédiat des migrants pour motifs professionnels ne compte que pour 21 000, soit 18 %. Les quelque 95 000 autres sont composés notamment de réfugiés, de conjoints de Français, d'enfants ou conjoints de travailleurs immigrés. Un flot qu'entend justement endiguer la loi du 24 juillet 2006, en donnant un sérieux tour de vis au regroupement familial. « Le regroupement familial ouvre automatiquement l'accès au marché du travail, depuis un arrêt très clair du Conseil d'État, en 1978. Et c'est vrai aussi pour les conjoints de Français », rappelle Anne-Sophie Canihac. Il n'empêche que la nouvelle législation risque de trouver ses limites rapidement. « La France ne peut pas vraiment augmenter son immigration discrétionnaire dans un contexte de diminution globale de ses flux migratoires. Sélectionner les travailleurs étrangers, ça veut forcément dire accueillir davantage d'immigrés », estime Jean-Christophe Dumont, de l'OCDE.

Or, bénéficiant d'une natalité très supérieure à celle des autres pays développés, l'Hexagone a repoussé au-delà de 2040 son déclin démographique. « En raison du dynamisme relatif de sa démographie, la France n'aura pas besoin, dans les dix ans qui viennent, d'un recours systématique à l'immigration de main-d'œuvre », en concluent les experts du Centre d'analyse stratégique, l'ex-Commissariat du Plan, dans un rapport intitulé Besoins de main-d'œuvre et Politique migratoire, paru en mars 2006. D'autant moins que la population active française devrait continuer à augmenter légèrement jusqu'en 2015, puis se stabiliser. Et que le faible taux d'activité et le fort taux de chômage – notamment chez les jeunes issus… de l'immigration – lui laissent de vraies réserves de main-d'œuvre. Impossible, dans ces conditions, d'ouvrir grand les vannes du marché du travail. Le gouvernement ne peut, d'un côté, contraindre les demandeurs d'emploi à reprendre une activité dans un secteur en tension et, de l'autre, recourir massivement à la main d'œuvre étrangère. Certaines fédérations professionnelles, pourtant confrontées à des pénuries de personnel, sont d'ailleurs sur cette longueur d'onde, tels le bâtiment et les travaux publics. « On ne peut pas à la fois développer un appareil de formation très lourd à destination des jeunes, des femmes ou des handicapés et favoriser l'arrivée de travailleurs étrangers prêts à l'emploi. Si on ouvre les frontières, les patrons choisiront la facilité. Et on n'arrivera pas à revaloriser nos métiers », explique-t-on à la Fédération française du bâtiment.

La société Cari a fini par recruter au Portugal les boiseurs, maçons, coffreurs qui lui font défaut, malgré les programmes de formation et d'insertion mis en œuvre

Difficile, aussi, de rester sourd aux demandes pressantes des entrepreneurs qui, sur le terrain, désespèrent de compléter leurs équipes. À l'image de l'entreprise de BTP Cari. La mort dans l'âme, ses dirigeants se sont résolus à lancer un projet d'« impatriation socialement responsable » pour recruter au Portugal des boiseurs, maçons et autres coffreurs bancheurs. Des professionnels qui leur font défaut, malgré les multiples programmes de formation et d'insertion de jeunes mis en œuvre. « Sur nos chantiers, on ne peut pas multiplier à l'infini les apprentis. Pour des raisons de sécurité et de délais, il nous faut aussi des ouvriers opérationnels immédiatement », explique Robin Sappe, chargé de mission « responsabilité sociale ». Même constat dans certains métiers de bouche, à l'instar de la boucherie. « Le papy-boom va toucher 10 000 boucheries dans les prochaines années. On sait déjà qu'on ne trouvera pas suffisamment de jeunes pour pallier tous ces départs. On est donc prêts à accueillir et à former de jeunes adultes motivés venant de l'est de l'Europe », souligne Dominique Unger, secrétaire général de la Confédération nationale de la boucherie.

À distance tout à la fois de l'ouverture massive et de la fermeture à double tour, la voie de l'immigration choisie s'avère donc particulièrement étroite. Et, en partie, provisoire. Car la décision mi-chèvre, mi-chou de la France, prise en mai dernier, de n'autoriser la libre circulation des travailleurs des nouveaux États membres de l'Union européenne que pour 61 métiers en tension n'est que transitoire. En mai 2009, probablement, les frontières devront s'ouvrir totalement pour les ressortissants de ces États membres. Ce que Gérard Larcher n'a pas manqué de rappeler dans une récente circulaire aux préfectures, aux directions départementales du travail et à l'ANPE. « Vos services doivent avoir à l'esprit que la liberté complète d'accès au marché du travail est programmée à terme de trois à cinq ans maximum pour l'ensemble des ressortissants des nouveaux États membres qui attendent de notre part une réelle simplification de cet accès », écrit en effet le ministre délégué à l'Emploi.

Pour l'instant, l'ouverture partielle des frontières n'a pas donné lieu à un afflux massif d'étrangers. Les demandes, qui émanent en majorité du BTP et de la restauration, restent globalement stables, de l'ordre de 800 par mois. Des postes cependant beaucoup plus souvent à caractère permanent (+ 45 %) qu'auparavant. « Recruter à l'étranger reste compliqué. Il faut visiter des chantiers, trouver des candidats au départ, les former à nos techniques, leur donner des cours de français, s'occuper de leur logement. Recruter localement reste donc notre préoccupation majeure », justifie Jean-François Métreau, de la société Fondeville, qui s'apprête à embaucher une quinzaine de coffreurs bancheurs lituaniens supplémentaires. L'avenir dira si les entreprises françaises osent sauter plus facilement le pas : en deux ans, la Grande-Bretagne, qui a totalement ouvert son marché du travail, a délivré 427 095 permis de travail à des ressortissants des nouveaux pays membres de l'Union européenne, principalement des Polonais. Soit neuf fois plus qu'escompté.

La régularisation n'a rien réglé en Espagne

Marisa ouvre fièrement son portefeuille : ici, sa carte de résidence ; là, sa carte de sécurité sociale… Des trésors pour cette Équatorienne de 37 ans. À son arrivée il y a cinq ans à Madrid, elle faisait partie de ces « Boeing people » descendus de l'avion en provenance de Quito avec, en poche, un simple visa de tourisme et l'invitation d'hypothétiques amis pouvant l'héberger le temps de décrocher un job. Aussitôt arrivée, aussitôt embauchée, elle a enquillé les heures de ménage et les gardes d'enfants. Sans papiers, mais sans trop d'inquiétude non plus. « Toutes mes colocataires le faisaient, alors… »

En avril 2005, elle a pu bénéficier du processus de régularisation ouvert par le gouvernement espagnol. Conditions requises : justifier de six mois de séjour en Espagne et d'un contrat de travail d'au moins six mois en perspective. En trois mois, 700 000 personnes (soit à peu près deux tiers des étrangers en situation irrégulière en Espagne) se sont présentées aux guichets de l'administration. « Il s'agit d'un processus de normalisation du marché de l'emploi », avait alors répété le ministre du Travail, Jesus Caldera, pour répondre à ceux qui s'indignaient de ce cadeau fait à l'immigration illégale. Objectif du gouvernement, assainir l'économie en dégonflant les poches de l'économie souterraine, dans les secteurs des services à la personne, de la construction ou de l'agriculture.

L'Espagne en pleine croissance (+ 3,5 % cette année encore) est devenue le premier pays d'immigration en Europe. La tentative de sélection des travailleurs dans leur pays d'origine, il y a quatre ans, s'est soldée par un échec. Jugeant la procédure trop lente et trop rigide, les employeurs cachaient à peine que, pour un poste sans qualification, ils préféraient faire appel aux clandestins déjà sur place.

Cette fois, le patronat, d'abord réticent, a joué le jeu. D'autant que l'amnistie de 2005 a profité à la fois au travailleur, qui gagnait un titre de séjour en règle, et à l'employeur, qui effaçait ses dettes avec la sécurité sociale, à condition de payer ensuite ses cotisations sociales. Gagnant aussi l'État, qui avait engrangé les cotisations de plus de 500 000 nouveaux salariés fin 2005.

Près de dix-huit mois après, le bilan reste cependant mitigé. Si les étrangers régularisés se sont bien intégrés, d'autres sans-papiers sont arrivés sur le territoire espagnol. Aujourd'hui, leur nombre est estimé à 1 million. L'opposition conservatrice dénonce l'effet d'appel produit par le processus de régularisation.

Mais, pour les experts, le véritable effet d'appel est la forte demande de main-d'œuvre et la facilité à trouver du travail en Espagne. Même sans papiers. Cécile Thibaud

Le Québec organise une immigration permanente

Le Québec ne se situe pas dans le champ de l'immigration de travail, prévient d'emblée Ève Bettez, responsable de la promotion au bureau de l'immigration à la délégation générale du Québec. Notre priorité est d'organiser une immigration permanente en sélectionnant les candidats en fonction d'un profil socioprofessionnel et non pas d'un emploi ou d'un métier. » Pour conjurer une démographie en berne (1,4 enfant par femme), soutenir son développement économique et promouvoir sa langue, le Québec a mis en place une politique d'immigration très ouverte. Pour preuve, depuis 1995, la province canadienne a accueilli pas moins de 332 000 immigrants. Et la France fait partie des principaux pays d'origine, après la Chine et devant le Maghreb.

Aujourd'hui, quelque 75 000 Français vivent au Québec. Fabienne en fait partie. Il y a tout juste dix ans, la jeune femme décidait de quitter la France pour faire sa vie sur les bords du Saint-Laurent. « J'ai suivi la voie de sélection classique en déposant mon dossier à la délégation générale du Québec à Paris, raconte-t-elle. J'avais le profil idéal : Française, célibataire, sans enfants et diplômée de l'enseignement supérieur. » Pour sélectionner ses immigrants, le Québec s'est en effet doté d'une grille multicritère où la maîtrise du français, l'âge (20-35 ans), les diplômes (de tout type), l'expérience professionnelle (d'au moins six mois) figurent en bonne place. Et la formule est plutôt bien équilibrée. Non seulement près de 84 % des immigrants restent au Québec, mais leur intégration sur le marché du travail se fait dans de bonnes conditions.

Une récente étude réalisée par deux chercheurs de l'université de Montréal met à mal le cliché de l'immigré ingénieur devenu chauffeur de taxi. Selon leurs conclusions, trois mois après leur arrivée, la moitié des immigrants passés par le filtre de la sélection ont trouvé un emploi et, dans les douze mois, un emploi correspondant à leur niveau de qualification.

« Les premiers temps sont difficiles. Le salaire en prend un coup, nuance Fabienne. Mais la très forte mobilité du marché de l'emploi permet de rattraper la différence. J'ai trouvé mon premier poste en moins de cinq mois et, en dix ans, j'ai changé quatre fois de job. » A.-C. G.

Sur 100 étrangers qui intègrent le marché du travail, seuls 18 sont arrivés en France pour un motif professionnel

Auteur

  • Stéphane Béchaux