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Politique sociale

“Le contrat de travail salarié n'est plus la clé universelle permettant d'accéder à un statut stable”

Politique sociale | publié le : 01.09.2006 | Valérie Devillechabrolle

Dans votre rapport, Au-delà de l'emploi, remis en 1999 à la Commission européenne, vous étiez le premier à évoquer la « sécurité sociale professionnelle ». Ce concept a-t-il fait son chemin ?

L'idée de sécurité sociale professionnelle s'inscrit en effet dans la perspective ouverte par ce rapport, même si elle donne lieu aux interprétations les plus diverses. L'évidence des faits finit toujours par s'imposer. Le contrat de travail salarié n'est plus la clé universelle permettant d'accéder à un statut professionnel stable. Une majorité de travailleurs dans le monde et une part importante des travailleurs européens sont « sans emploi », au sens ou leur travail ne leur donne accès à aucune des sécurités qui caractérisait l'emploi salarié. Cela ne veut pas dire que l'emploi salarié disparaisse, mais qu'il ne constitue plus un cadre juridique suffisant pour assurer à tous un travail décent.

Mais comment peut-on passer du diagnostic au remède ?

À la différence des maux du corps, les maux sociaux ne relèvent pas des prescriptions de bons docteurs, fussent-ils docteurs en économie. C'est toujours la pratique qui finit par y remédier. C'est à force de souffrances, de luttes, d'action collective et de compromis politiques qu'a été inventé, sous des formes diverses selon les pays, le modèle de l'emploi salarié. Il en ira de même pour ce qui se cherche aujourd'hui sous des notions aussi différentes que la sécurité sociale professionnelle ou la flexisécurité.

Comment définir alors le concept d'état professionnel des personnes ?

Tout homme a besoin, pour agir librement, d'un cadre institutionnel qui l'assure de ce qu'il est et du sens de ce qu'il fait. Tel est le sens premier des mots « statut » ou « état » : c'est ce qui permet de se tenir debout. L'état professionnel est la base juridique qui assure une personne de la place qu'elle occupe dans la production et la répartition des richesses et lui permet de s'engager librement dans le jeu des échanges en contractant avec autrui. Tout cela est perdu de vue avec l'économisme ambiant, qui confond le droit avec un système de réglage en temps réel (dit de « régulation ») et traite les hommes comme un « capital » à gérer. La notion d'état professionnel oblige à prendre en considération toutes les formes de travail et tout au long de la vie : pas seulement l'homme salarié à temps plein et à durée indéterminée, mais aussi la femme qui accomplit sa « deuxième journée » de travail, le travailleur indépendant intégré dans un réseau de production ou de distribution, le jeune ou le moins jeune en formation, les chômeurs, les précaires et les travailleurs pauvres, sans oublier ces centaines de millions de travailleurs du Sud qui survivent d'une économie dite informelle ou qui sont privés des droits sociaux les plus élémentaires. Expression du principe de dignité de la personne humaine, le concept d'état professionnel autorise une vue, à la fois normative et compréhensive, de la place du travail dans le monde contemporain. Il permet de sortir du piège des divisions actuelles entre travailleurs du Nord et du Sud, stables et précaires, salariés et chômeurs, en fournissant un référentiel commun à l'action collective et des perspectives d'avenir aux générations montantes.

Vous avanciez aussi le concept de droits de tirage sociaux…

La Sécurité sociale constitue déjà une pièce essentielle de l'état professionnel des personnes. Mais elle n'organise de solidarité que pour faire face à des risques. La notion de droits de tirage sociaux désigne une nouvelle génération de dispositifs juridiques (crédits d'heures, congés spéciaux, droits à formation) qui organisent une solidarité face à des choix individuels. Il ne s'agit plus alors seulement de protéger, mais de soutenir le libre exercice de tâches indispensables, mais ignorées du marché du travail (la formation, l'éducation des enfants ou le soin des personnes âgées, l'engagement syndical ou associatif, etc.). Ces droits sont caractéristiques d'un nouvel état professionnel, qui n'enferme plus les personnes dans une position subordonnée mais leur confère une certaine maîtrise de leur vie de travail.

Vous reconnaissez-vous dans cette flexi-sécurité défendue par beaucoup ?

Certainement pas. Et pas davantage dans les notions d'employabilité ou de capital humain qui ont en commun d'envisager les hommes comme des moyens qu'il faut adapter aux besoins des marchés financiers. Ainsi rendus aveugles à tout ce qui ne s'évalue pas monétairement, nous ne pouvons qu'aboutir à des catastrophes écologiques et sociales majeures. Penser en termes d'état et de capacités des personnes, c'est au contraire partir des êtres humains, de leurs besoins fondamentaux, mais aussi de leur liberté et de leur capacité à faire surgir du neuf.

Comment concilier les aspirations syndicales et les besoins de flexibilité du marché ?

Il faut saluer leurs efforts pour penser le monde où nous sommes au lieu de s'enfermer dans les modèles du passé. Notre passé ne nous sert que si nous prenons appui sur lui pour imaginer et construire l'avenir, au lieu de rêver à une fin de l'histoire ou à l'importation de modèles étrangers. De ce point de vue, priorité devrait être donnée à la réforme de l'emploi public, qui est au cœur du « modèle français » de relations du travail et offre une base solide à un nouveau type d'état professionnel dans lequel des engagements contractuels s'inséreraient dans un cadre statutaire. Cela permettrait de lier le principe de sécurité professionnelle, qui caractérise la fonction publique, avec les principes de liberté du travail et de responsabilité, qui lui demeurent largement étrangers. Une telle réforme supposerait d'introduire dans notre droit public l'horizon de la mort, c'est-à-dire la possibilité de constater la faillite de certaines de nos institutions et d'en tirer les conséquences juridiques, en organisant leur liquidation ou leur redressement, ainsi que le reclassement de leur personnel. Au lieu de quoi l'emploi public est devenu lui-même un haut lieu de fracture sociale, entre ceux qui cumulent sécurités du public et avantages du privé (cumul caractéristique des classes dirigeantes françaises), et ceux qui cumulent sujétions du public et insécurité du privé (comme ces bagagistes sous-traités de Roissy qu'on a osé priver du droit de grève en les réquisitionnant).

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle