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Les acheteurs mènent la danse

Dossier | publié le : 01.09.2006 | S. D.

Les acheteurs spécialisés se sont imposés dans les entreprises. Réduction du nombre de prestataires, mise en concurrence systématique, course aux rabais… Ils rentabilisent les dépenses de formation, parfois au détriment de la qualité.

Vincent Raymond n'est pas du genre à s'en laisser conter. Il n'empêche, ce responsable qui supervise environ 150 grands comptes chez Demos s'étonne des exigences de certains acheteurs qui négocient cours de langue et stages de bureautique comme ils le feraient pour de la papeterie. « Un jour, l'un d'eux a exigé 30 % de réduction. Il m'a enfermé dans son bureau pendant un bon quart d'heure sous prétexte de me laisser réfléchir. À son retour, comme j'ai refusé ses conditions, il a menacé de se plaindre à ma hiérarchie. Il a fallu que je hausse le ton pour qu'il me laisse partir. » Fini l'époque des responsables de formation qui rechignaient à parler gros sous.

Voici venu le temps des acheteurs qui n'éprouvent aucun scrupule à imposer leurs prix. Diminution drastique du nombre de prestataires référencés, mise en concurrence, enchères inversées… Ces cost killers appliquent à la formation les recettes qu'ils emploient ailleurs. Rigueur oblige, les employeurs qui, en 2003, ont consacré 9,2 milliards d'euros à la formation veulent en avoir pour leur argent, former plus de salariés en dépensant moins. Les entreprises de plus de 2 000 personnes, qui ont ramené leur taux de participation financière de 4,42 % en 1999 à 3,77 % en 2003, cherchent à rationaliser davantage les achats, qui constituent environ 25 % des dépenses de formation.

Au début des années 90, Philippe Joffre, consultant indépendant, ancien directeur de Foragora Accor Services, a été le premier à exercer le métier d'acheteur spécialisé à la Société générale, faisant rapidement des émules chez Renault, EDF, France Télécom ou à la SNCF. Rattachés le plus souvent à la direction centrale des achats, ces professionnels se concentrent sur la négociation commerciale, laissant aux responsables de formation le soin de définir l'ingénierie pédagogique. Chez Axa, où la fonction existe depuis 2002, David Pedrero achète de la formation, mais aussi de l'intérim, du recrutement, de la restauration… Cet ancien contrôleur de gestion, aujourd'hui responsable des achats RH et des moyens de gestion, intervient pour les achats supérieurs à 15 000 euros. « Les responsables de formation définissent leurs besoins, les effectifs à former, etc. Ensuite, je leur propose de rédiger ensemble un cahier des charges dans le cadre d'un appel d'offres lancé auprès de quatre à six prestataires. Notre soutien libère un temps précieux aux responsables de formation qui peuvent se concentrer sur les aspects pédagogiques. »

Focalisés sur les prix, les acheteurs font le ménage parmi les prestataires pour réaliser des économies d'échelle. Renault est passé de 2 500 prestataires à 700 environ, EDF de 1 200 à 200. À la BNP, la direction centrale de la formation, qui reste maître de ses achats, a procédé à un référencement sur les stages interentreprises en 2005, cherchant à réduire les dépenses de 15 à 16 %. « Une commission d'achat composée de neuf membres parmi lesquels huit responsables de formation et un acheteur a validé la sélection des prestataires définie par l'ensemble des responsables de formation du groupe. Cette liste comprend maintenant 30 prestataires contre 175 auparavant », explique Monique Benaily, responsable adjointe de la formation chez BNP Paribas, qui consacre 4,3 % de sa masse salariale à la formation. « En contrepartie de tarifs et de services négociés, nos prestataires sont plus à même de réaliser un volume d'affaires supérieur à celui de l'année passée. » Prochaine étape, la rationalisation de l'achat de formations linguistiques.

Pour renforcer l'efficacité de leur intervention, les directions des achats imposent aux responsables de formation locaux de contracter avec les organismes sélectionnés, sous peine de voir leur projet refusé. « Les acheteurs font la chasse aux achats pirates », observe Guillaume Huot, directeur commercial de la Cegos. Pour maintenir la pression et la concurrence, les acheteurs généralisent les appels d'offres en fixant un cahier des charges plus précis et des critères de référencement plus restrictifs. Ils épluchent les propositions du prestataire, mais s'intéressent aussi à son expérience, au profil des intervenants, à la taille de la structure, à sa solidité financière, à ses possibilités d'intervention nationales… Des critères qui handicapent les petits organismes et les consultants indépendants. « Les acheteurs évaluent notre taux de dépendance économique. Ils s'assurent qu'ils ne représentent pas plus de 25 % de notre chiffre d'affaires, explique Yves Blanchard, président de CAA, spécialisé dans les formations commerciales. Ils examinent nos ratios de gestion, notre rapport annuel, les liasses fiscales des deux années précédentes. »

Pour Raymond Pardo, d'Axa, le renfort des acheteurs est bénéfique. « La direction des achats aide à mesurer la solidité financière d'une entreprise, sa pérennité. Elle nous permet d'être plus objectifs sur les prix. » Mais ces pratiques s'avèrent coûteuses. « Pour les gros appels d'offres, nous passons une à trois semaines à répondre aux cahiers des charges », évalue Guillaume Huot. Entre les appels d'offres à lancer, les réponses à examiner, les contrats-cadres à rédiger, David Pedrero, d'Axa, consacre près de la moitié de son temps à la formation, qui représente seulement 2 à 3 % du montant global des achats.

Dans ces conditions, certains acheteurs, commissionnés sur les économies réalisées, ne s'intéressent qu'aux prix, au détriment de la qualité. La poignée de prestataires retenus en short list précise son offre devant une commission réunissant acheteurs, responsables de formation et managers opérationnels. « Nous pouvons passer devant six, huit personnes qui se distribuent les rôles des méchants et des gentils, témoigne Vincent Raymond. Lorsque des sommes importantes sont en jeu, les négociations peuvent durer plusieurs heures. » En contrepartie d'un plus gros volume d'affaires, les acheteurs négocient des services associés et exigent des réductions de 10 à 30 %, contraignant les organismes à serrer leurs marges. « L'effort demandé est délirant, reproche un prestataire. La direction des achats de France Télécom exige que nous baissions les prix de 20 à 30 %. Renault renégocie une réduction de 6,5 % pendant les trois prochaines années, invitant ceux qui ne peuvent pas s'aligner à partir. » Marc Dennery, directeur associé du cabinet de conseil Clava Consulting, observe « un phénomène de balancier. Auparavant, des organismes proposaient des prix hallucinants. Aujourd'hui, pour être référencés, ils doivent fournir gratuitement leur documentation, mettre gracieusement à disposition des systèmes d'e-learning. C'est à se demander ce que les entreprises sont prêtes à payer ». Des sociétés comme EDF, Kodak ou Dell (voir page 82) poussent plus loin la logique en expérimentant les enchères inversées. Un système que le Medef juge « inadapté lorsque le facteur humain est prépondérant ».

Pour favoriser l'émergence de bonnes pratiques commerciales et de règles déontologiques, la Fédération de la formation professionnelle (FFP) et le Groupement des acteurs et responsables de la formation ont publié en juin un guide de la relation client-prestataire fixant un cadre dès l'amont du projet de formation jusqu'à son évaluation. « Nous éviterons peut-être que des entreprises pillent des informations chez des prestataires et les utilisent pour développer leurs propres stages », note Marie-Christine Soroko, déléguée générale de la FFP. Une mise au point salutaire.

Ali El Makki : “Les organismes obligés de rogner sur la qualité”

Ali El Makki dirige AEM Conseil, spécialiste du conseil en achat de formation. Il est coauteur d'Optimiser ses achats de formation, chez Dunod.

Comment a évolué le rôle des acheteurs ?

Ils se focalisent encore trop souvent sur la négociation des prix, au détriment de la qualité. Ils imposent 20 % de remise à leurs prestataires en oubliant que, dans la formation, les économies d'échelle sont difficiles à réaliser. Au-delà d'un certain seuil, les organismes sont contraints de rogner sur leurs marges et sur la qualité.

Des acheteurs pour qui la formation représente une infime partie de leur portefeuille adoptent la même sémantique que pour des achats traditionnels, en évoquant par exemple la livraison de matériel, les remises arrière, etc. À l'inverse, pour un responsable de formation, la même activité représente 100 % de son quotidien. Les deux ne parlent pas le même langage, il faut les obliger à faire un pas l'un vers l'autre.

De quelle façon ?

En organisant des stages où acheteurs et responsables de formation échangent sur leurs métiers respectifs. Les premiers prennent conscience des spécificités de la formation, les seconds de la nécessité de négocier.

Comment les acheteurs devraient-ils travailler ?

Si l'acheteur n'a pas la capacité d'agir sur tous les paramètres (durée, pédagogie, etc.), la négociation conduira à un marchandage de prix qui, dans la formation, ne permet pas d'agir sur les principales zones de gains. Idéalement, ils devraient travailler avec les responsables de formation dès la définition des besoins pour éviter les effets pervers du saucissonnage.

Auteur

  • S. D.