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Vie des entreprises

L'envolée des maladies psys désarçonne les employeurs

Vie des entreprises | Zoom | publié le : 01.06.2006 | Corinne Rieber

Les arrêts de travail liés aux souffrances mentales explosent, mais les entreprises cherchent rarement à y remédier. Elles font porter l'effort sur le salarié et licencient les malades déclarés inaptes.

Rendez-vous avec James Bond ! Au souvenir de l'époque où il endossait le costume de l'espion, Christophe Docet, la quarantaine à peine effleurée, esquisse un sourire timide. « Lors de mes bouffées délirantes, je me prenais pour un agent secret déjouant un attentat contre Jacques Chirac. Je ne dormais plus. Pendant plus de trois ans j'ai enchaîné crises maniaco-dépressives et hospitalisations ; j'ai même songé à me suicider à plusieurs reprises. Alors, bien sûr, je n'avais ni l'envie ni la possibilité de rebondir professionnellement », se rappelle cet ancien dirigeant d'une entreprise agroalimentaire bretonne de 1 500 salariés. Jusqu'au jour où il rencontre un psychologue qui pose le « bon » diagnostic. « Je souffre de troubles bipolaires : des hauts et des bas de l'humeur extrêmes, qui se traduisent par des crises dépressives mais aussi des moments d'euphorie, d'exubérance, qui me permettent d'être très créatif. » Au point, d'ailleurs, qu'il a fondé, avec l'aide de deux psychologues spécialisés, l'association Bipol Entreprises pour faire connaître et reconnaître cette maladie et aider les salariés bipolaires à conserver leur emploi.

En France, les entreprises commencent seulement à prendre au sérieux la souffrance psychologique de leurs salariés. « Cela a commencé voilà cinq à six ans avec le harcèlement moral, puis le stress et la dépression liés à l'organisation du travail », note Emmanuel Charlot, directeur du développement de Psya, un cabinet de conseil sur la prévention et la gestion des troubles psychosociaux. Témoin de cette évolution des mentalités, la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 qui oblige le chef d'établissement à prendre « les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé « physique et mentale des travailleurs de l'établissement ». Mais c'est surtout l'augmentation du nombre et de la durée des arrêts de travail qui met aujourd'hui les entreprises au pied du mur.

Une étude nationale de l'Assurance maladie de 2004 confirme l'ampleur du malaise : les troubles mentaux (névroses et psychoses) et comportementaux sont responsables de 25 % des arrêts maladie de deux à quatre mois. Parmi eux, les deux tiers sont dus à une dépression. « Il n'existe pas de définition officielle concernant les troubles psychologiques. C'est tout ce qui gêne, parasite le quotidien de la personne dans sa vie privée et professionnelle », avance Muriel Raoult, médecin inspectrice du travail de Basse-Normandie. Les troubles peuvent se traduire par du stress, un mal-être, se développer sous des formes aggravées comme l'angoisse ou la dépression et donner lieu à des comportements d'agressivité, d'anorexie, d'alcoolisme ou d'addiction à des drogues.

Face à la complexité du phénomène, les entreprises ne savent pas comment aborder la question. Seules quelques-unes d'entre elles, comme Arcelor, Michelin, les Caisses d'épargne, IBM ou encore Renault, tentent de traiter ces troubles psys. « Certains groupes mettent en place des programmes de lutte contre l'alcoolisme ou entraînent leurs managers à détecter les signes de stress chez leurs collaborateurs. Mais ils sont encore sur le mode de la réaction quand ceux des États-Unis, du Canada et des Pays-Bas sont déjà passés à celui de la prévention », souligne Nathalie Pommier-Gréard, psychologue au service de la médecine et de la pathologie professionnelle au CHU de Bordeaux. « Les entreprises abordent le problème en faisant porter l'effort sur le salarié. Elles ne remettent pas en cause l'organisation du travail ni les carences du management. Elles se contentent de donner de l'aspirine quand il faudrait passer aux antibiotiques, voire à l'intervention chirurgicale ! » complète le docteur Bernard Salengro, responsable de la santé au travail à la CFE-CGC.

Signe des temps, des cabinets de consultants spécialisés dans la gestion des troubles psychosociaux (Stimulus, Psya, l'Institut français d'action sur le stress) épaulent désormais les managers. Sans compter les services hospitaliers spécialisés, comme à Bordeaux ou à Caen, où se mobilisent des réseaux pluridisciplinaires. Pourtant, la plupart des entreprises, mal informées et mal formées, font le gros dos… Pourvu que le travail soit fait. « Pendant près de vingt ans, mon service a soutenu et protégé un de nos collaborateurs schizophrène. Malgré nos alertes répétées, la DRH n'a jamais rien fait », se souvient Angélique, responsable de la documentation dans un établissement public parisien.

Pourtant, le rôle de l'entreprise est loin d'être neutre ; en effet, le milieu professionnel peut déclencher un trouble ou amplifier la fragilité psychologique d'un salarié. A contrario, il peut aussi être un élément de stabilisation pour les malades psychiques. Depuis quatre ans, Christian, dirigeant d'une SSII dans la Drôme, doit gérer la paranoïa d'un de ses six collaborateurs. « C'est un garçon très compétent. Mais il se sent agressé à la moindre remarque, il est en permanence à fleur de peau. Une fois, il m'a téléphoné en pleine nuit en m'annonçant que la société était attaquée par Internet. »

L'employeur aménage alors le poste de son collaborateur en le coupant de tout contact avec les clients et l'encourage à consulter un spécialiste. « Économiquement, j'aurais dû le licencier mais, humainement, je ne pouvais pas lâcher un de mes collaborateurs en difficulté. Pour moi, l'entreprise, c'est comme une famille, on doit se serrer les coudes », plaide le patron de cette TPE. Depuis, le salarié a repris ses marques, mais n'a toujours pas consulté de médecin.

« Le maintien dans l'emploi peut être à double tranchant : il évite l'exclusion sociale. Mais il peut aussi aggraver les troubles si un salarié est, par exemple, dépressif à cause de ses relations conflictuelles dans l'entreprise », remarque la psychologue Nathalie Pommier-Gréard. C'est au médecin du travail de déterminer le rôle joué par l'environnement professionnel et de proposer des solutions ad hoc. « Pour diminuer les sources d'anxiété, on peut aménager le poste de travail, proposer un temps partiel thérapeutique ou un reclassement interne ou externe au groupe. Si c'est impossible, on déclare le salarié inapte », observe Catherine Dalm.

Médecin inspectrice du travail en Aquitaine, celle-ci a mené une étude régionale sur les inaptitudes aux résultats éloquents : 25 % des motifs d'inaptitude totale prononcée aujourd'hui sont d'origine psychologique et psychiatrique. Et, dans plus de 9 cas sur 10, le salarié atteint de ces troubles est licencié. « Beaucoup se sentent coupables d'avoir été licenciés et leur souffrance psychologique ne fait qu'empirer. Il leur faut alors beaucoup de temps pour se reconstruire et retrouver le chemin du travail », constate Catherine Dalm.

Selon une autre étude réalisée en mars 2006 par l'Inspection médicale du travail de Basse-Normandie, près de 8 salariés sur 10 déclarés inaptes pour cause de troubles mentaux n'avaient toujours pas retrouvé d'emploi un an après leur licenciement…

15 %

des arrêts de travail de longue durée sont liés à des troubles mentaux et du comportement.

41 %

des arrêts de travail des cadres sont liés à des troubles mentaux contre 18 % pour des ouvriers (Cnamts, octobre 2004).

Aider le salarié perturbé ou protéger ses équipes

Laurent est attentif, généreux et… patient !

Dirigeant d'une société de distribution de composants électroniques en Paca, il travaille avec six collaborateurs, dont Annie, anorexique depuis l'adolescence. « Nous sommes tous attachés à notre collègue. Mais voilà quinze ans que l'équipe colmate les absences répétées d'Annie. On se répartit les tâches, on travaille tous comme des damnés, y compris le week-end si c'est nécessaire », se défend Laurent.

Mais, après tant d'années, la fatigue et la grogne ont fini par prendre le pas sur la solidarité. Au point, d'ailleurs, que certains collaborateurs donnent des premiers signes de dépression. Pour garder une équipe soudée et efficace, Laurent se résout à la fermeté. « Il m'est difficile de parler à Annie de son anorexie : ce n'est pas mon rôle. Mais je n'avais plus le choix, toute mon équipe craquait. Alors j'ai menacé Annie de licenciement si elle n'allait pas consulter un spécialiste. »

Annie achève actuellement une thérapie de six mois en milieu hospitalier. Quant à ses collègues, ils se serrent une nouvelle fois les coudes en attendant son retour.

Auteur

  • Corinne Rieber