Le sabordage gouvernemental, sous la pression de la rue, du CPE, un dispositif pourtant adopté par le Parlement, n'a pas tardé à faire resurgir la sempiternelle question : peut-on procéder dans l'Hexagone à des réformes structurelles autrement qu'à chaud. Les réponses, contrastées, d'un chercheur, d'un haut fonctionnaire et d'un ancien conseiller d'État.
“Quand des visions de la société s'affrontent, seule la crise permet de réformer”
Est-ce la réforme en général qui pose problème en France, ou certains types de réformes, ou encore la manière de réformer ? La privatisation progressive des entreprises publiques ne soulève pas de difficulté majeure. Les réformes fiscales se succèdent. Et même quand les résistances paraissent d'abord radicales, les réformes finissent cahin-caha par se faire. Ainsi, pour les retraites, après le grand baroud d'honneur de 1995, elles sont en route. La spécificité française tient au caractère souvent chaotique du processus. On donne en exemple nos voisins d'Europe du Nord avec leur pratique du dialogue social, leur capacité à se réunir autour d'une table et à chercher sereinement des compromis entre les intérêts en présence, là où en France on passe par des dialogues de sourds et par des « journées » où la rue et le pouvoir s'opposent. C'est que notre conception de la société diffère de la leur. L'idéal de la communauté où chacun, après avoir eu le droit d'exprimer son point de vue, est tenu de se soumettre à ce que tous ont décidé de concert, n'est pas le nôtre. En France, il est grand d'être fidèle jusqu'au bout à ses convictions, à sa vision du bien, de se battre bec et ongles pour les défendre, même si l'on sait que le rapport de force est défavorable et que l'on n'a guère de chances de triompher. Au pire, « tout est perdu, fors l'honneur ».
Dans les cas, tel le développement du programme nucléaire, où il paraît clair pour la grande majorité que l'« intérêt général » est en jeu, les gouvernants ont les mains nettement plus libres que dans bien d'autres pays. Mais il n'en va pas de même quand de grandes visions de la société s'affrontent, telle l'adaptation aux exigences d'une économie mondialisée contre le refus de transformer les personnes en marchandises. Alors seule la crise permet de réformer. Il est honteux de céder sans combattre, par peur ou par intérêt (pour les gouvernants par « démagogie », par « populisme », par « électoralisme » ; pour les gouvernés par « complaisance à l'égard du pouvoir » – souvenons-nous des réactions suscitées par l'attitude conciliante de la CFDT au moment du plan Juppé sur les retraites). En revanche, quand l'épreuve de force dure et que la crise est là, le fait de négocier change de sens. Il s'agit de sauver le pays du désordre. Il devient honorable de se montrer conciliant, et cela l'est d'autant plus que l'on s'est d'abord suffisamment battu pour ne pouvoir être accusé de faiblesse.
“Plus que d'un manque de volonté, notre système pâtit d'un défaut d'intelligence”
Il n'y a pas de réforme sans compréhension des blocages fondamentaux. La responsabilité et la réalité obligent à les situer d'abord à la tête. Leur premier signe est le déficit de connaissance des différents segments de la société, de leurs angoisses et de leurs aspirations. La sphère politico-administrative, coupée du monde académique, manque de capteurs sociaux. Elle ne perçoit pas le blocage dont tout découle : une société perçue comme injuste, fondée sur des privilèges injustifiés et des règles obscures – au profit des installés plus que des extérieurs – et qui conduit chacun à se cramponner à ses acquis, même dérisoires. En raison d'un déficit de pensée, l'État manque d'une stratégie à moyen terme explicite et crédible qui fait de la réforme un choix, fondé sur une idée de l'intérêt national – au cœur du débat politique –, et non la résultante d'une contrainte, certes réelle. Pour négocier ses modalités, fondées sur un équilibre entre acquis et désavantages, équitablement répartis, il faut avoir des objectifs. Cela permet de rechercher des appuis pour que, globalement, il y ait suffisamment d'intérêt à ce que les choses changent, même si chacun n'a pas intérêt à tous les changements. Or notre État ne sait pas articuler conception des objectifs, discussion ouverte, mise en œuvre opérationnelle et compte rendu. Son appareil est englué dans la gestion idiosyncratique au jour le jour. Le mouvement perpétuel des annonces l'empêche de regarder les résultats et de se reposer pour… réfléchir. Nos institutions ne facilitent pas la réforme. On ne croit guère en leur impartialité : faute de commencer la réforme par le sommet, donc l'élaboration de la décision, la légitimité politique fait défaut.
Deux grippages se conjuguent : celui d'une mécanique de pouvoir qui ne détient pas les leviers effectifs de la décision ; celui d'une société taraudée par des conflits de répartition cachés, qui ne peut sortir d'un système fondé sur la rente plus que sur la concurrence et la justification des situations en fonction du mérite plus que par une constitution sociale dont chacun peut espérer la justice. La société, dans sa majorité, doit percevoir son intérêt aux réformes pour les accepter. C'est possible. Mais une partie des classes dirigeantes est-elle prête à affronter l'insécurité qu'elle propose à la société ? Je ne le sais plus vraiment, mais n'imagine pas qu'elle veuille son propre suicide. Plus que d'un manque de volonté, notre système pâtit d'un défaut d'intelligence pour concevoir cette nouvelle révolution française.
“La France n'est pas plus impossible à réformer que les démocraties qui y parviennent”
A chaque revers gouvernemental, la question est posée : la France serait-elle impossible à réformer ?
Interrogation étrange : que dirait-on d'un chef d'orchestre ratant sa représentation, qui s'en prendrait à ses musiciens et à son public ? Il en va de même de l'art de gouverner. Il est difficile, nul ne dira le contraire. Mais personne n'est obligé d'y postuler. Et si les talents manquent, on ne peut en dire autant des candidats. La France n'est pas plus impossible à réformer que les autres démocraties qui, elles, y parviennent. Certains de nos problèmes sont spécifiques, mais si nous avions réglé tous ceux que nos partenaires économiques ont su traiter au fil des deux dernières décennies, nous serions un pays de cocagne.
Il n'y a rien dans ce que la crise du CPE a révélé en matière de réforme que nous ne savions déjà. À savoir que pour qu'une réforme soit acceptée par les Français elle doit être légitime à leurs yeux et bien conduite. Pour cela, plusieurs conditions sont nécessaires : la réforme doit être expliquée longtemps et comprise sur le principe, sinon sur ses modalités. Rien de tel avec le CPE, la loi ayant été assénée en même temps que le sujet était posé ; le gouvernement doit disposer d'un mandat politique en étant élu sur un programme supportant la réforme. Tel n'était pas le cas, le gouvernement n'ayant procédé que d'un choix de convenance du président. La réforme doit s'appuyer sur un élan, de préférence en début de mandat. C'était tout le contraire ici, en fin de législature, après des échecs successifs, dont le plus grave sur l'Europe. La réforme doit être portée par une majorité parlementaire unie et non, comme ici, divisée par de profondes rivalités. La réforme doit être précédée du temps du débat démocratique. Le CPE a été une caricature à cet égard, puisqu'il n'a suscité ni discussion avec les partenaires sociaux ni même débat au Parlement en raison du recours au 49-3. Enfin, à tout le moins, la réforme doit paraître juste, ce qui n'a même pas été le cas puisque les jeunes ont eu le sentiment – à tort ou à raison – d'être traités comme des salariés de seconde zone.
La réforme est donc possible et, de toute façon, elle est inévitable tant que nous vivrons dans une économie ouverte et dans la zone euro. Nos partenaires de l'Euroland, d'une part, nos concurrents dans la compétition internationale, d'autre part, se chargeront de nous le rappeler. Comment faire ? Le choix reviendra aux Français, à l'occasion de l'élection présidentielle.