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Vie des entreprises

Jean-Luc Tissier redonne du souffle à l'entreprise d'insertion Envie

Vie des entreprises | Méthode | publié le : 01.04.2006 | Anne-Cécile Geoffroy

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Jean-Luc Tissier redonne du souffle à l'entreprise d'insertion Envie

Crédit photo Anne-Cécile Geoffroy

Réorganiser son activité de recyclage tout en préservant son projet social : tel est le défi lancé au réseau Envie. Une mutation à laquelle Jean-Luc Tissier s'attelle en tablant sur la professionnalisation des salariés, permanents et en insertion.

Dans l'immense hangar d'Envie implanté dans le quartier populaire de Königshoffen, à Strasbourg, une petite dizaine de salariés emmitouflés dans leurs bleus trient machines à laver, frigos, fours et autres écrans d'ordinateurs collectés auprès des Déchetterie et entreprises du Bas-Rhin. Les appareils réutilisables sont mis de côté. Les plus abîmés sont démantelés, dépollués et envoyés à la casse. « Nous collectons 3 000 appareils par semaine », précise Jean-François Buchert, le chef d'atelier. Plus loin, des salariés s'affairent pour réparer les appareils promis à une seconde vie. « Notre boulot, c'est de les rénover et de les vendre à très bas prix avec une garantie d'un an à des familles démunies », explique Hoan Vu Phan, le second chef d'atelier.

Créé en 1984, le réseau Envie et ses 40 entreprises sociales ont prospéré sur cette niche, profitant d'une activité à faible niveau de qualification pour remettre au travail chaque année 1 000 salariés en insertion. Une activité aujourd'hui menacée. « Avec le phénomène croissant des travailleurs pauvres, cette niche devient un segment de marché pour les fabricants, note Jean-Luc Tissier, délégué général de la Fédération. Nous sommes sérieusement concurrencés par les grandes marques, qui font chuter les prix. » Arrivé à la tête de la Fédération en octobre 2004, il s'est donc donné pour mission d'assurer ni plus ni moins que la survie d'Envie.

Et c'est du côté de l'Europe que le réseau a toutes les chances de trouver des opportunités pour diversifier ses activités. Depuis août 2005, les États membres ont en effet l'obligation d'organiser la filière de collecte des déchets d'équipements électriques et électroniques (DEEE). Une directive qui tombe à point nommé. Le réseau s'est installé sur ce créneau au milieu des années 90 et peut aujourd'hui se prévaloir de bien maîtriser l'activité. Reste que la structuration de cette nouvelle filière est en train de bousculer les pratiques. À charge pour Jean-Luc Tissier d'organiser la mutation du réseau sans tuer le projet social d'origine.

1-Fédérer les entreprises autour de l'activité DEEE

« Envie n'a pas le choix. Devenir un acteur incontournable du traitement des DEEE ou mourir », prévient d'emblée Jean-Luc Tissier. Reste à en convaincre les 40 directeurs de société du réseau.« À Nantes, nous n'avons pas créé de structure 2 E (environnement et emploi). Il s'agit encore d'une sous-activité de l'entreprise. Pour le moment, les incertitudes sur le développement de ce marché sont trop grandes. On risquerait de fermer une entité à peine créée », estime Christophe Oddon, directeur adjoint d'Envie 44. La partie n'est donc pas encore gagnée pour le délégué général qui va devoir user de toute sa force de persuasion afin de fédérer ses équipes.

Historiquement, les différentes structures ont toujours été très autonomes dans leur développement et leur orientation stratégiques. Jusqu'en 2002, une structure nationale, Envie Développement, se chargeait d'essaimer à travers la France. Depuis, la Fédération a pris le relais avec l'ambition d'homogénéiser, de professionnaliser les pratiques économiques et sociales de ses adhérents. « La Fédération est aussi un centre de ressources pour les entreprises, explique Béatrice Audousset, responsable des ressources humaines et du projet social. Nous capitalisons les bonnes pratiques que nous transférons ensuite au sein du réseau. » Les entreprises disposent déjà d'un livret d'accueil commun pour les nouveaux salariés, d'un plan de formation et d'une communication nationale ou encore de l'appui d'experts dans les domaines de l'insertion, de l'environnement, de la gestion économique. « La directive européenne nous impose de travailler autrement, martèle Jean-Luc Tissier. Les entreprises ne peuvent plus s'ignorer et rester dans leur coin. » Un message qui commence à passer dans certaines régions où des structures 2 E se regroupent. « Les éco-organismes de gros fabricants et distributeurs d'électroménager sont en train de repérer les prestataires capables d'assurer la collecte et le tri de leurs appareils, explique Pascale Maestracci, directrice d'Envie à Rennes. Si nous voulons avoir notre place dans cette filière, nous devons trouver des partenariats localement. »

Avec huit entreprises Envie dans l'Ouest, Rennes s'est donc associée à trois autres structures d'insertion pour répondre aux appels d'offres des éco-organismes. « Nous travaillons également dans ce sens, souligne Pierre Guyot, directeur d'Envie Lorraine. Avec Strasbourg, Mulhouse, Dijon et la Franche-Comté, nous regroupons nos moyens pour réduire nos coûts logistiques et être compétitifs face aux grands du secteur. »

2-Inventer une nouvelle gouvernance d'entreprise

Pour pérenniser l'activité d'origine, l'électroménager d'occasion (EMO), et favoriser le développement des entreprises 2 E, Jean-Luc Tissier n'a pas hésité à jouer la carte de la responsabilité sociale des grands industriels et… à s'adosser à eux. « Nous allons être confrontés à des concurrents aux dents longues qui n'ont pas la même philosophie que nous », pointe Pascal Monard, directeur d'Envie Strasbourg. « Nous ne sommes pas dupes. Ces industriels sont là pour faire de l'argent et beaucoup pensent l'organisation de la collecte de manière industrielle, ce qui menace directement notre activité de réparation et de revente, renchérit le délégué général. Mais, plutôt que de travailler contre eux, nous leur avons proposé de travailler en partenariat et de sauvegarder du même coup des emplois dans nos entreprises d'insertion. »

Pour 2006, la Fédération et ses entreprises sont donc sur le point d'annoncer une dizaine de partenariats régionaux avec des grands opérateurs comme Veolia ou encore Sita. Une stratégie qui permettra, selon Jean-Luc Tissier, de consolider le réseau, d'implanter de nouvelles structures en Normandie, dans la Loire, du côté de Montpellier… et de créer dans les trois ans « entre 200 et 500 emplois pour les salariés en insertion ».

Ces partenariats vont amener Envie à travailler sur le même site que les industriels. À Lesquin, près de Lille, le site entrera bientôt en phase de production. L'entreprise travaille déjà avec l'industriel belge Coolrec. « Dans cette société, nous allons créer 60 à 70 postes en insertion », se félicite le délégué général. Dans l'Oise, CFF Recycling monte une structure qui accueillera sans doute une entité Envie 2 E. « Ce qui sera difficile à gérer, c'est l'intégration de nos entreprises d'insertion aux côtés d'industriels. Quel type de gouvernance et de management va-t-on inventer ? » s'interroge Jean-Luc Tissier.

Pour accompagner cette mutation culturelle, la Fédération ne cache pas vouloir intégrer de nouveaux profils de managers et de directeurs. En deux ans, sous l'impulsion de Jean-Luc Tissier, qui n'est pas un pur produit du monde de l'insertion, la presque totalité de l'équipe de la Fédération a été renouvelée et les nouveaux directeurs viennent plutôt du secteur privé que du milieu des travailleurs sociaux.

3-Préserver la qualité du projet social

S'adosser à des partenaires privés, c'est un peu faire entrer le loup dans la bergerie. Et, pour certains cadres du réseau, ce nouveau virage pris par Jean-Luc Tissier pourrait fragiliser le projet social d'Envie. Avec des taux de sortie positive des salariés en insertion de 60 %, les entreprises Envie ont en effet réussi à se faire une belle réputation dans le petit monde de l'insertion par l'économique. « Nous proposons aux salariés un vrai contrat de travail et nous les rémunérons au smic », souligne Pierre Guyot, directeur d'Envie Lorraine. Une aubaine pour les salariés d'Envie, qui cumulent les difficultés : plus de la moitié sont chômeurs de longue durée, ont un faible niveau de qualification et sont allocataires du RMI.

La réussite du réseau s'appuie sur une individualisation des parcours d'insertion. Un accompagnement social et professionnel leur est systématiquement proposé. « Les six premiers mois, nous cherchons à stabiliser le salarié en lui réapprenant les règles de base de l'entreprise, comme arriver à l'heure au travail, ajoute Aline Biétry, responsable RH à Strasbourg. Nous fixons avec lui des objectifs de productivité tout en le formant à son poste de travail. Une chargée d'insertion l'aide à régler des problèmes administratifs, de logement et, ensuite, à préparer sa sortie de l'entreprise. » Des évaluations sont régulièrement faites avec le salarié, son chef d'atelier et le directeur de la structure pour estimer les progrès réalisés.

« Si le projet social est bien installé sur Envie EMO, il est encore un peu mince sur Envie 2 E, souligne Christophe Oddon, directeur adjoint d'Envie 44. Nous n'accueillons pas le même public. Il s'agit de personnes plus éloignées de l'emploi, difficiles à motiver et dont le niveau de qualification est extrêmement bas. Les parcours que nous proposons ne sont pas encore complets car il s'agit de nouveaux métiers à inventer. » Résultat : dans certains ateliers 2 E, l'absentéisme atteint des sommets.

À Strasbourg, il frise les 12 % alors que la moyenne est généralement à 5-6 % pour l'activité EMO. « Nous avons pourtant créé avec le Greta une formation modulaire pour organiser et donner du sens à ce métier », précise Aline Biétry.

4-Renforcer la formation des salariés en insertion

Lorsqu'une entreprise Envie recrute un salarié en insertion, c'est sur la base de sa motivation et non sur celle de ses compétences. « Nous ne cherchons pas forcément des électriciens ou des chauffeurs-livreurs mais des personnes qui ont envie de s'ensortir », explique Valérie Dupouy, directrice d'Envie Paris-Saint-Denis. « Toutes les personnes qui passent par Envie ne souhaitent pas travailler dans le secteur de l'électroménager, ajoute Aline Biétry, responsable des ressources humaines à Strasbourg. L'objectif est de les remettre sur le chemin de l'emploi, de leur redonner une place dans la société. »

Reste que les entreprises d'Envie ne peuvent pas perdre de vue leurs objectifs économiques. 70 % de leurs ressources proviennent en effet de leur activité. Pour rendre les salariés productifs, toutes les structures pratiquent la formation sur le poste de travail. « Au début je pensais organiser des cours magistraux, se souvient Mustapha Mazouz, responsable technique d'Envie Paris-Saint-Denis. J'ai vite abandonné l'idée. Les niveaux sont trop hétérogènes. Du coup, je les place directement à l'atelier de cuisson. Et ils apprennent sur le tas. Une fois qu'ils ont six mois d'ancienneté, ils passent dans un autre atelier et je commence la formation en salle, à raison de deux heures par semaine. »

Dans l'ouest de la France, les 10 structures d'Envie travaillent en partenariat avec l'Afpa depuis plusieurs années. « À raison de trois heures de formation par semaine, ils peuvent suivre quatre modules capitalisables pour décrocher une attestation de capacité professionnelle de niveau V, explique Pierre Perriquet, directeur d'Envie Gironde. Cette formation nous coûte 100 000 euros par an. Mais j'y suis très attaché car elle permet à des salariés de décrocher un diplôme. C'est toujours valorisant. »

Néanmoins, ces efforts ne vont sans doute plus suffire à moyen terme. « Nous allons devoir mener une réflexion de fond sur les formations, note Jean-Luc Tissier. Les appareils de dernière génération qui nous arrivent sont de plus en plus complexes. Et les salariés ont de plus en plus de mal à les réparer. Changer une carte électronique demande des connaissances plus techniques que lorsqu'il s'agissait de remplacer un bouton. » La Fédération souhaite donc monter des partenariats avec les constructeurs et leurs services de formation. « Ceux que nous avons rencontrés sont prêts à partager leur savoir-faire », assure le délégué général. Encore une occasion de se rapprocher des « grands méchants loups ».

Dates et faits…

Avec 13 millions d'euros de chiffre d'affaires, 1 000 salariés en insertion, 250 permanents, Envie est l'un des plus gros réseaux d'entreprises d'insertion en France et le premier de collecte de déchets électriques et électroniques (DEE). Elles récupèrent 600 000 appareils par an et en réparent et revendent 65 000.

1984

Création de la première association Envie à l'initiative de la communauté Emmaüs de Strasbourg et de distributeurs comme Darty.

1989

Création d'Envie Développement pour essaimer.

1996

25 sites Envie proposent plus de 400 postes en insertion.

2002

Envie Développement devient la Fédération Envie. Création d'Envie 2 E pour la collecte et le tri des DEE.

2006

29 entreprises EMO (électroménager d'occasion) et 11 entreprises 2 E sont en activité.

ENTRETIEN AVEC JEAN-LUC TISSIER, DÉLÉGUÉ GÉNÉRAL DE LA FÉDÉRATION ENVIE
“Tous les contrats de travail qui sortent des valises de nos ministres sont des plâtrages”

La directive européenne sur les déchets d'équipements électriques et électroniques (DEEE) est en train de structurer une filière qui, jusque-là, n'existait pas en France. Comment les entreprises Envie résisteront-elles sur un marché qui va devenir concurrentiel ?

Cette directive est une vraie opportunité pour nos entreprises de diversifier leur projet économique, industriel et social. Depuis vingt et un ans, nous avons développé un vrai savoir-faire dans le réemploi des appareils électroménagers. Il y a trois ans, pour anticiper la directive européenne, nous avons créé de nouvelles structures Envie 2 E dédiées à la collecte de ces déchets et à leur dépollution. Comme nous sommes pragmatiques et que nous savons que nous ne faisons pas le poids face à des Veolia ou des Sita, nous les avons systématiquement approchés depuis deux ans pour leur proposer des partenariats, quitte à devenir les petites mains de la filière. Je n'ai aucun état d'âme, dans la mesure où cela va nous permettre de créer dans les trois ans à venir 200 à 500 emplois pour des salariés en insertion.

Cette directive européenne force vos entreprises à opérer une mutation culturelle.

Notre enjeu majeur, aujourd'hui, est de passer d'une culture associative à une culture de l'entrepreneuriat social tout en sauvegardant le projet Envie. Ce qui est stimulant, c'est de faire se confronter les deux mondes. Et ça marche plutôt bien. Dans le courant de l'année, nous allons lancer 10 superstructures spécialisées dans le traitement des DEEE en partenariat avec des industriels privés. Il y a encore cinq ans, cela n'aurait pas été envisageable. Reste maintenant à inventer un nouveau type de management entre Envie et ses partenaires.

Quel est l'impact de ces évolutions sur vos équipes en termes de recrutement et de formation ?

Lorsque je suis arrivé à la Fédération, j'ai compris que si nous ne devenions pas des experts du traitement des DEEE nous disparaîtrions. Pour cela, nous avons recruté des profils différents de ceux que nous trouvions traditionnellement dans le secteur de l'insertion. À la Fédération, j'ai par exemple recruté deux jeunes issus d'école de gestion, un expert en matière de développement économique. Nous allons également chercher nos directeurs d'entreprise dans le secteur privé et industriel. Le directeur d'Envie 2 E à Bassens, en Gironde, est un ancien directeur de service après-vente d'Auchan. En matière de formation, nous cherchons sans cesse à professionnaliser les salariés permanents comme des salariés en insertion. Nous travaillons avec l'Afpa sur les métiers liés à l'électroménager mais également avec des industriels qui nous aident à définir et à décrire les nouveaux métiers liés au traitement des déchets.

Comment les entreprises Envie ont-elles vécu les revalorisations successives du smic ?

Difficilement. Nous proposons à tous les salariés en insertion un CDD de vingt-quatre mois au maximum rémunéré au smic. Celui-ci a gagné 8 % en trois ans. Ces revalorisations ont plombé nos comptes d'exploitation. Dans le même temps, les aides aux postes que nous percevons pour l'accompagnement social et professionnel des salariés en insertion n'ont pas augmenté depuis cinq ans. 70 % de nos ressources proviennent de la richesse créée par nos activités, mais nous avons besoin des aides extérieures pour aller au bout de notre projet social.

Que pensez-vous de la multiplication des contrats de travail mise en œuvre par le gouvernement actuel ?

Le contrat de travail est un des piliers du projet social d'Envie. Notre force est de réussir à remotiver des personnes éloignées de l'emploi en les accueillant dans une vraie entreprise et en leur apportant un statut de salarié à part entière. Une dignité que beaucoup avaient perdue. Dans le contexte actuel, tous les contrats qui sortent des valises de nos ministres sont des plâtrages. Si on fait de l'idéologie, un réseau comme Envie ne peut que s'opposer à ces nouveaux contrats. Dans le même temps, il faut être pragmatique. Il faudra bien que nous nous posions la question de savoir comment intégrer ou non ces nouveaux contrats dans nos pratiques.

Propos recueillis par Sandrine Foulon et Anne-Cécile Geoffroy

JEAN-LUC TISSIER

NAISSANCE

Le 15 novembre 1955.

PARCOURS

1985 : après des études de lettres et une formation en management et marketing à l'Essec, il rejoint le groupe PVC-Télérama et devient DG d'une de ses sociétés de presse.

1993 : directeur du développement de l'Onisep.

1995 : dirige le développement de l'Unicef en France.

OCTOBRE 2004 : devient délégué général de la Fédération Envie.

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy