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Vie des entreprises

Des châteaux qui cultivent les savoir-faire de leurs vignerons

Vie des entreprises | Match | publié le : 01.04.2006 | Frédéric Rey

L'un est une dynastie familiale, l'autre, plus récent, veut se forger une culture de groupe. Mais, face à la concurrence, les deux grandes maisons bordelaises misent sur les ressources humaines.

Tant pis pour Gérard Depardieu ! Ce n'est pas le cru produit par le vignoble du célèbre acteur français que les festivaliers auront loisir de déguster ce mois-ci à Cannes. Depuis quatorze ans, Mouton Cadet est, en effet, le fournisseur officiel du grand rendez-vous de la profession cinématographique. Un coup de pub indispensable pour la société Baron Philippe de Rothschild (BPR). Car, comme l'ensemble de la production viticole française, les vins du Bordelais ne sont pas au mieux de leur forme. Tassement de la consommation, concurrence exacerbée des crus du Chili, d'Australie ou de Californie, au goût jugé moins austère par les amateurs et stable d'une année à l'autre… Depuis quelques années, le vignoble girondin produit environ 2 millions d'hectolitres de plus qu'il ne peut écouler. Au grand dam des viticulteurs, qui voient fondre leurs revenus.

Pour résister à cette crise, les entreprises de négoce ont décidé de renforcer leur position sur les segments milieu et haut de gamme, notamment en misant sur un produit phare. Véritable navire amiral de Rothschild, la marque Mouton Cadet vend chaque année environ 14 millions de bouteilles en France et dans le monde. Même stratégie chez CVBG (Compagnie des vins de Bordeaux et de la Gironde)-Dourthe-Kressmann où le vin leader s'appelle tout simplement Dourthe Numéro 1. Comme le mouton-cadet, ce vin d'assemblage remporte un beau succès à l'export.

Les deux PME réalisent aujourd'hui plus de la moitié de leur chiffre d'affaires à l'étranger. « En étant présents dans 140 pays où nous réalisons 70 % de notre chiffre d'affaires, nous fonctionnons comme une multinationale, souligne Emmanuel Delsuc, secrétaire général et DRH de la société BPR, mais nous avons gardé une identité de petite entreprise familiale. »

Au siège, niché au cœur de Pauillac, dans le Haut-Médoc, le visiteur est accueilli par un buste du fondateur, le baron Philippe. Arrière-petit-fils de Nathaniel de Rothschild, le premier de la dynastie à avoir acheté des vignes, Philippe a inventé la mise en bouteilles au château et a lancé, dans les années 30, le mouton-cadet. À sa mort, c'est sa fille Philippine qui a repris l'entreprise ainsi que les châteaux Mouton Rothschild, Armailhac et Clerc Milon. Présidente du conseil de surveillance, elle est en contact régulier avec les quatre membres du directoire, mais aussi avec le personnel. Tous les ans, lors de l'arbre de Noël de l'entreprise, c'est elle qui distribue les cadeaux aux enfants des salariés. « À la nouvelle année, elle vient nous présenter ses vœux, précise Jocelyne Ephreim, secrétaire du comité d'entreprise. C'est toujours un honneur d'être reçu par la baronne. »

Née en 1966 de la fusion entre Dourthe Frères et Édouard Kressmann et Cie, CVBG a connu une histoire plus mouvementée avec plusieurs propriétaires différents : le groupe américano-hollandais Sara Lee-Douwe Egberts, puis la société hollandaise Bols. En 1998, trois anciens dirigeants dont l'ex-directeur du marketing Jean-Marie Chadronnier rachètent l'entreprise, qui repasse sous pavillon français. « Nous ne bénéficions pas d'une aussi forte notoriété que Rothschild, souligne Cédric Boiziau, secrétaire du comité d'entreprise, les consommateurs français restent très attachés à l'image du propriétaire récoltant. Cela nécessite de batailler davantage pour nous faire connaître. »

Créer une culture de groupe, c'est justement un des principaux chantiers qui ont été confiés à Henry Dubourg. Cet ancien DRH du secteur bancaire et de la pharmacie a été embauché par CVBG à l'occasion de la mise en place d'une réduction du temps de travail à 32 heures dans le cadre de la loi de Robien. « Ce passage à quatre jours ne concerne que la partie embouteillage, explique Henry Dubourg. Le vendredi, les machines ne tournent pas. Cela permet à l'équipe de maintenance de faire de la prévention. Notre prospérité est entièrement tournée vers la qualité, poursuit le DRH ; et, pour tirer tout le monde vers le haut, cela implique un fort développement des ressources humaines. »

Henry Dubourg diffuse des outils de formation et de gestion des compétences à ses responsables opérationnels. « Mais nous ne sommes pas au sein d'une grande entreprise où les RH sont naturellement légitimes.

Dans une PME, il faut convaincre les cadres de s'approprier ces supports en démontrant leur valeur ajoutée. Les entretiens d'évaluation ont été introduits il y a trois ans, mais c'est seulement cette année que 100 % du personnel va pouvoir les passer. »

Cette difficulté est renforcée par l'éclatement géographique et juridique de la compagnie. À Parempuyre, aux portes du Médoc, CVBG a installé son siège ainsi que les chais et la chaîne d'embouteillage. Mais l'entreprise est aussi propriétaire de huit châteaux dispersés dans la région qui emploient des ouvriers agricoles pour le travail de la vigne. Juridiquement distinctes, ces propriétés vivent de façon autonome avec leurs propres règles de fonctionnement. « Elles dépendent de la convention collective de l'agriculture alors que nos textes de référence sont ceux du négoce, souligne Cédric Boiziau. Les châteaux, c'est un autre monde, et même si nous appartenons à un même groupe, nous ne nous connaissons pas. D'ailleurs, ils ne dépendent pas de notre comité d'entreprise. »

La société Baron Philippe de Rothschild offre un visage beaucoup plus intégré. Bien que leurs métiers soient aussi très différents, les salariés des trois châteaux, ceux du siège comme ceux de l'usine d'embouteillage à Saint-Laurent, appartiennent à la même communauté de travail. « Nos collègues à pied d'œuvre dans les vignes ont aussi leurs représentants au comité d'entreprise, précise Jocelyne Ephreim, employée à Pauillac. Avant chaque réunion, nous nous retrouvons tous sur une préparation des points qui seront abordés. »

Cette forte homogénéité a frappé Emmanuel Delsuc. Avant d'être le DRH de l'entreprise, cet ancien consultant du cabinet BPI avait conseillé BPR sur la mise en place des 35 heures. « Lorsque j'ai été recruté, la direction m'a demandé de n'appliquer aucun schéma préconçu, mais de construire les ressources humaines au tempo de cette entreprise si particulière. Si j'avais eu quinze ans d'expérience dans les DRH, la tâche aurait été certainement plus difficile. »

L'entreprise doit sa notoriété au fameux mouton-rothschild, 1er cru classé en 1973. La force commerciale de la maison s'appuie sur la réputation de ce grand cru associé au patronyme familial qui rejaillit sur le mouton-cadet. Pour transmettre cette culture, tout nouvel embauché reçoit une formation sur l'histoire de l'entreprise et de son fondateur. « Nous nous sommes rendu compte que nos commerciaux, souvent seuls sur le terrain et éloignés du berceau de l'entreprise, étaient exposés à un risque de déculturation, explique le DRH. Nous avons donc travaillé avec eux sur les compétences commerciales, mais aussi sur l'histoire qui entoure le produit. Plusieurs séances de dégustation ont été organisées. Lorsqu'un de nos vendeurs rencontre des acheteurs étrangers, il est bon qu'il ait eu au préalable une séance d'entraînement avec nos œnologues. »

Pour faire face à l'arrivée des cuvées du Nouveau Monde à l'image plus moderne, ces vins de marque ont changé d'habillage. La société Rothschild a, par exemple, modifié l'étiquette des bouteilles de mouton-cadet en introduisant un petit texte de la baronne Philippine. La concurrence oblige également les deux entreprises à adopter une attitude très prudente dans leurs recrutements. « En l'absence de turnover, nous n'avons guère embauché au cours des cinq dernières années », regrette Emmanuel Delsuc.

Même cas de figure chez CVBG. « Les départs actuels ne sont pas remplacés », constate Cédric Boiziau, secrétaire du comité d'entreprise. En dépit de cette conjoncture morose, l'entreprise se prépare à pallier les départs à la retraite qui vont se multiplier d'ici à cinq ans. CVBG vient de mettre en place un baromètre social dont les indicateurs sont ensuite comparés avec ceux d'autres secteurs professionnels, notamment sur la rémunération. « Nous nous sommes aperçus qu'il n'était plus du tout évident de trouver des candidats. Il est vital de travailler sur l'attrait de nos métiers », explique Henry Dubourg, DRH et responsable des affaires juridiques.

Cette tension sur l'emploi risque d'être particulièrement sensible pour les postes d'ouvrier de chai et d'ouvrier agricole. « Si elles se sont améliorées, les conditions de travail rebutent certaines personnes, poursuit Henry Dubourg. Actuellement, le marché du travail est favorable à l'employeur, mais lorsque les candidats seront en mesure de choisir, nous ne serons pas en position de force. » Si même le secteur du vin ne fait plus rêver…

Baron Philippe de Rothschild SA

CA 2005 : 97 millions d'euros

Salariés : 396

Bouteilles vendues : 19 millions

CVBG-Dourthe-Kressmann

CA 2005 : 105 millions d'euros

Salariés : 270

Bouteilles vendues : 32,2 millions

Le négoce dope ses métiers

De mémoire de Girondin, on n'avait pas connu pire camouflet. L'élite des vignobles chahutée par des vins américains ou africains. « Leur grande force est d'avoir intégré dans leur prix une dimension marketing alors que nous continuons d'avoir un fonctionnement artisanal », souligne Roland Quancard, directeur de la société Cheval Quancard et responsable de la commission sociale de l'Union des maisons de Bordeaux. Les 400 entreprises de négoce de la région comptent quelques filiales de groupes comme Pernod Ricard ou Castel mais, le plus souvent, il s'agit de PME familiales. Une quarantaine d'entreprises réalisent à elles seules plus de 80 % du chiffre d'affaires de la profession. Rares sont celles qui ont un DRH. « Cette dimension RH est devenue très importante, poursuit Roland Quancard.

Pour pouvoir rivaliser avec la concurrence étrangère, la filière doit développer les compétences des salariés. » L'Union des maisons de Bordeaux essaie de convertir la profession à une politique RH plus structurée. Deux certificats de qualification professionnelle, d'ouvrier qualifié d'exploitation viticole et d'assistante commerciale, ont été créés.

Auteur

  • Frédéric Rey