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Vie des entreprises

Paternalisme musclé contre logique financière

Vie des entreprises | Match | publié le : 01.03.2006 | Éric Béal

Salaires, GRH, dialogue social : dans le secteur malmené de l'imprimerie, le canadien l'emporte sur le français Maury. Mais il restructure sans états d'âme quand l'autre investit et développe à tout prix.

Le brasero devant la porte de l'usine de Mary-sur-Marne et le blocus pour empêcher la livraison de papier n'ont pas suffi. En janvier, la grève de trente-six heures observée par les salariés du principal site français de Quebecor, en Seine-et-Marne, n'a pas fait fléchir la direction canadienne. Les « Caribous », comme on les appelle, ont maintenu leur plan de suppression de 162 postes sur les 740 que compte l'usine. Condition sine qua non à l'arrivée de deux nouvelles lignes de rotatives, cette restructuration a été vivement dénoncée par les syndicats. « À part la recherche de productivité, rien ne justifie l'ampleur de ce plan social. En 2002 déjà, nous avons dû admettre la disparition de 90 CDI en échange de 2 millions d'euros d'investissement », a déclaré Gilles Forret, représentant CGT au CE, à la presse devant la porte de l'usine.

Mais les conflits sociaux ne sont pas l'apanage du groupe canadien. Confrontés à un marché en baisse depuis une quinzaine d'années et plombés par une convention collective défendue bec et ongles par la CGT du Livre (voir encadré page 44), les patrons de l'imprimerie durcissent le ton. En 2000, à la suite d'un blocage des négociations sur les 35 heures, le site de Maury Imprimeur, à Manchecourt (Loiret), a été le théâtre d'une violente échauffourée entre délégués syndicaux et grévistes d'un côté, membres de l'encadrement de l'autre, dont le P-DG Jean-Paul Maury.

Des poussées de fièvre symptomatiques de l'évolution du secteur. Jusqu'aux années 80, l'imprimerie était le royaume de PME familiales qui évitaient de se lancer dans une concurrence sauvage. Mais les temps ont changé. Sous le coup de l'érosion du marché publicitaire et d'une baisse du lectorat de la presse, les tonnages produits par l'imprimerie française stagnent ou diminuent chaque année. Pour ne rien arranger, les éditeurs, qui se sont séparés de leurs sites d'impression, font jouer la concurrence et tirent les prix vers le bas.

La conjoncture n'a pas rebuté Quebecor Inc., présent dans la presse, l'imprimerie, le câble, la télévision, l'édition et Internet. Avec ses puissants moyens financiers, il a multiplié les emplettes en France à partir de 1993, s'offrant les imprimeries Fécomme, Jean Didier, Jacques Lopès, Inter Routage, Interval, Cino Del Duca et, en 2001, le site Hélio Corbeil qui appartenait au groupe Hachette. Une politique de croissance externe menée par Pierre-Karl Péladeau, actuel P-DG du groupe et fils du fondateur, Pierre Péladeau. Quebecor World France s'est ainsi hissé au deuxième rang des imprimeurs de l'Hexagone. Il imprime beaucoup de catalogues à gros tirage et est présent sur tous les autres segments de marché. 60 % de son chiffre d'affaires (473 millions d'euros) est réalisé à Mary-sur-Marne. Mais l'entreprise possède 11 sites et emploie 3 400 personnes en France.

Face à cette concurrence, Jean-Paul Maury, P-DG de Maury Imprimeur, n'est pas resté inactif. L'entrepreneur français a activement participé aux mutations d'un secteur passé, en vingt ans, du plomb au numérique. En 1972, il construit une usine à Malesherbes (Loiret),au milieu des champs de céréales. Il récidive quelques années plus tard à Manchecourt, situé à une dizaine de kilomètres de distance. Depuis, il procède par croissance externe et investit régulièrement dans des machines plus performantes. En 2005, Maury Imprimeur s'est emparé de Roto France, 160 salariés, et de Key Graphic, une société de prépresse. Une nouvelle rotative à grand tirage a été installée à Manchecourt, le site principal du groupe, qui emploie 800 personnes, et deux autres seront bientôt mises en place à Coulommiers, dans un bâtiment de 10 000 mètres carrés flambant neuf.

« Jean-Paul Maury investit beaucoup, noteun observateur. Certains l'accusent même d'être en partie responsable de la surcapacité actuelle de production qui plombe le chiffre d'affaires de la profession. » Il est vrai que le développement de l'entreprise familiale est impressionnant. Initialement installée à Millau (Aveyron), elle est aujourd'hui le numéro un de l'impression offset en France. 60 % de son activité est réalisée avec la presse magazine. Avec 230 millions de chiffre d'affaires en 2005, Maury Imprimeur se situe au septième rang du secteur et emploie 2 000 personnes sur cinq sites principaux. Jusqu'à présent, l'industriel français n'a jamais cédé aucune de ses acquisitions ni réduit son personnel.

Ce mode de développement contraste avec la stratégie de Quebecor. Cotée à Toronto et à New York, la multinationale se caractérise par une gestion très financière de ses actifs européens et procède régulièrement à des restructurations. En septembre, la direction française a annoncé la suppression de 133 des 250 postes du site de Corbeil. Plusieurs usines ont été vendues à leur manager. Pour Jean-Paul Brinon, délégué syndical CFDT du site de Torcy, récemment cédé à son directeur, la méthode est immuable. « On s'arrange pour diminuer la charge de travail d'un site afin de prouver qu'il est en difficulté. Et on met la pression en présentant la décision comme le plan de la dernière chance avant la fermeture. » Les réductions de masse salariale peuvent s'accompagner de la remise en cause de certains avantages acquis dans les sites conservés. « La direction voudrait réduire les 35 heures et annuler la sixième semaine de congés payés, affirme Philippe Oudart, représentant syndical FO Cadres au CE de Mary-sur-Marne. Elle cherche également à modifier l'organisation du travail sans en expliquer clairement les conséquences pour le personnel. »

Déçue par le rendement de ses activités en France et au Royaume-Uni, la direction de Quebecor indiquait aux analystes financiers en janvier qu'elle moderniserait ses usines européennes, « à condition de pouvoir s'entendre avec les syndicats afin de mettre en place des règles d'exploitation plus favorables ». Jusqu'à présent, les investissements ont surtout consisté à centraliser services commerciaux et planification de la production, ce qui permet de modifier la répartition du plan de charge sur les différents sites suivant les besoins.

Chez l'imprimeur canadien comme chez son homologue français, l'organisation et les horaires de production dépendent du type de produit imprimé. Les plus grosses installations en offset ou en héliogravure sont organisées pour fonctionner 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24. C'est le cas des usines Quebecor de Mary-sur-Marne et de Corbeil, comme des installations de Malesherbes et de Manchecourt chez Maury. Chaque ligne d'imprimerie est confiée à une équipe, constituée d'un premier et d'un second conducteur ; d'un bobinier, qui alimente la machine en bobines de papier ; et de deux receveurs, chargés de dégager les produits finis en bout de chaîne. Cinq équipes se relaient jour et nuit pour assurer le fonctionnement des installations 7 jours sur 7. Du lundi au vendredi, c'est le règne des trois-huit. Deux autres équipes travaillent le week-end en deux fois douze heures.

À Malesherbes, le personnel de Maury s'est opposé à la suppression des équipes de nuit permanentes qui bénéficient d'un salaire supérieur de 25 % et d'une prime égale à 10 % du salaire. Mais, dans les trois autres sites, un système de roulement sur cinq semaines a été institué. Avec cette organisation, qui assure aux entreprises une utilisation optimale des installations, les salariés travaillent en moyenne trente-trois heures et trente-six minutes par semaine.

Côté salaires, les ouvriers de Quebecor sont mieux lotis. « Nous bénéficions d'avantages obtenus avant d'être rachetés par les canadiens », tempère Jean-Jacques Chemin, secrétaire du CE à Corbeil. Sur ce site, un premier conducteur reçoit 3 325 euros de salaire mensuel brut sur treize mois, accompagnés d'une prime de 530 euros pour le travail le week-end. Un receveur perçoit 2 560 euros en moyenne. Si ces niveaux de salaire restent exceptionnels, les employés des autres sites perçoivent en général des salaires de 10 à 15 % plus élevés que la moyenne de la profession. Ce n'est pas le cas chez Maury, où un conducteur gagne environ 2 200 euros mensuels sur treize mois, plus les primes éventuelles. Quant aux receveurs, ils sont au smic. « Avec l'obligation de travailler certains week-ends et le manque de possibilité d'évolution, l'entreprise n'arrive pas à fidéliser ses receveurs et ses bobiniers », indique Laurent Plé, de la CGT. D'autant que l'intéressement n'est pas au rendez-vous. En 2005, il était si peu élevé qu'il a été versé sur la fiche de paie.

Aucun des deux groupes n'a tenté de construire une culture managériale pour l'ensemble de ses usines. Maury Imprimeur a cependant importé les méthodes de management kaizen sur ses principaux sites de production. Une trentaine de chantiers, animés par deux tuteurs, travaillent à rationaliser l'organisation et le rangement.

Il explore aussi la possibilité de réduire la masse salariale en partageant un bobinier sur deux équipes. Et une réflexion est en cours pour réduire le temps de collage de deux heures à une heure et demie. « Le patron maintient une compétition entre ses sites pour mettre la pression sur les représentants du personnel », affirme un élu du CE de Malesherbes et Manchecourt. Jean-Paul Maury a pourtant spécialisé ses cinq principaux sites en 2005, dédiant les uns aux livres, les autres aux catalogues et aux périodiques et orientant Millau, berceau de l'entreprise, vers les petits tirages en numérique. Mais certains investissements sont négociés en échange de modifications de l'organisation du travail, selon Denis Rayer, responsable du labeur à la Filpac CGT. « Après avoir racheté Brodard Graphique, Jean-Paul Maury a voulu imposer une organisation en cinq équipes permettant l'utilisation des installations 7 jours sur 7. La confrontation a été difficile. Son argument principal consistait à menacer de ne pas investir sur le site. »

Jean-Paul Maury a la réputation d'avoir un caractère bien trempé. « Il se fiche des subtilités de la convention collective. Lorsque l'Inspection du travail ne veut pas lui accorder une dérogation, il s'adresse au sous-préfet », résume un syndicaliste. Le patron français a longtemps discuté en direct avec représentants du personnel et syndicalistes. En 2002, après une nouvelle grève à Manchecourt, il a embauché un DRH. Mais il préside encore le comité d'entreprise de ses deux principales usines.

Chez Quebecor, le dialogue social est plus classique. La plupart des usines comptent un responsable des ressources humaines, sous la direction de Philippe Dorin, le DRH France. Pour autant, ni les avantages sociaux ni la gestion des ressources humaines ne sont uniformisés. « La disparité du parc de machines ne facilite pas la gestion des carrières, admet Christophe Delasseaux, DS CGC. Mais il n'y a pas d'outils de GRH communs à l'ensemble des sites. »

Seule certitude, avec la concurrence croissante des pays limitrophes, les deux groupes ne relâcheront pas leurs efforts sur la productivité. De quoi laisser présager de nouveaux conflits sociaux.

Maury Imprimeur

CA 2005 : 230 millions d'euros

Salariés : environ 2 000

Sites en France : 7

Quebecor World France

CA 2005 : 473 millions d'euros

Salariés : environ 3 400 en France

Sites en France : II

Une CCN trop généreuse ?

La convention collective « des personnels des imprimeries de labeur et des industries graphiques » a de quoi faire des envieux. Le régime des heures supplémentaires est particulièrement attractif. Les deux premières heures effectuées bénéficient d'une majoration de 33 % au lieu des 25 % inscrits dans le Code du travail. Les deux suivantes sont payées 50 % de plus que le tarif normal. À partir de la cinquième heure, elles sont carrément payées deux fois le tarif normal. Seules les heures supplémentaires programmées pour une période d'au moins deux mois bénéficient d'une majoration de 33 % de 41 à 48 heures hebdomadaires et de 50 % au-delà.

Considérées comme « anormales », les heures de nuit sont également majorées de 25 %. Dimanches et jours fériés, les heures comptent double. En semaine, en cas de fonctionnement par équipes, les huit heures journalières sont payées huit heures et demie pour rémunérer l'absence de pause-déjeuner.

Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que la Fédération de l'imprimerie et de la communication graphique ait invité les syndicats à réfléchir à la refonte d'un texte qui date de 1956.

Auteur

  • Éric Béal