logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Vie des entreprises

La corporate America a aussi ses boîtes où il fait bon travailler

Vie des entreprises | Reportage | publié le : 01.03.2006 | Isabelle Lesniak

Horaires, congés, garderies… Soucieuses de fidéliser leurs salariés dans un contexte de forte concurrence, de plus en plus de firmes américaines mettent le paquet sur les conditions de travail. À rebours des méthodes du géant Wal-Mart.

Wal-Mart, symbole de la corporate America ? C'est l'avis du très sérieux Nelson Lichtenstein, un prof d'histoire de l'université de Californie, qui s'exprimait récemment lors d'un séminaire consacré à l'influence du géant de la distribution dans la société américaine : « La Pennsylvania Railroad Company a façonné l'histoire industrielle du XIXe siècle, General Motors puis Microsoft celle du XXe, et c'est Wal-Mart qui est l'entreprise phare du XXIe siècle. » Premier employeur du pays avec ses 1,3 million de salariés, payés en moyenne 17 500 dollars (14 700 euros) par an, et dont près de la moitié n'ont pas accès à la couverture santé de l'entreprise, Wal-Mart est certainement l'une des entreprises où il fait le moins bon travailler outre-Atlantique.

Mais, à l'opposé, de plus en plus de sociétés cherchent à offrir à leur personnel de meilleures conditions de travail.« Globalement, le monde de l'entreprise se montre bien plus accueillant qu'il y a quinze ans », estime Robert Levering, patron du Great Place to Work Institute, le célèbre centre de recherche de San Francisco, qui réalise chaque année le classement très attendu des « 100 entreprises où il fait le meilleur travailler » du magazine Fortune.

« À la fin des années 90, une véritable révolution s'est produite dans les mentalités. L'économie tournait alors à un tel régime que les entreprises ont compris qu'elles devaient faire des efforts si elles voulaient trouver et conserver une main-d'œuvre qualifiée », poursuit cet expert qui suit de près l'évolution des conditions de travail depuis la publication, en 1984, de son best-seller The 100 Best Companies to Work for in America. « Même si le boom économique a été stoppé après le 11 septembre 2001, il n'y a pas eu de retour en arrière dans le domaine social. Les entreprises sont désormais conscientes qu'avoir une main-d'œuvre stable, compétente et loyale fait la différence dans un contexte de concurrence accrue. Et elles sont prêtes à payer. »

Beaucoup de DRH américains tirent le signal d'alarme : « Nous sommes entrés dans une période de moindre loyauté à l'égard de l'employeur », confirme Evren Esen, qui a publié en novembre 2005 une étude intitulée The 2005 US Job Recovery and Retention Report pour la Society for Human Resource Management, la plus grande association internationale de responsables des ressources humaines. « Les deux tiers des responsables interrogés jugent inquiétant le nombre de démissions intervenues dans leur entreprise depuis le début 2005. On ne peut que leur donner raison : les trois quarts des salariés contactés avouent qu'ils sont, activement ou passivement, à la recherche d'un nouvel emploi. Manque de chance pour les entreprises : les 36-54 ans qualifiés sont ceux qui cherchent le plus à partir. »

Dans l'espoir d'endiguer le flux des départs, la moitié (49 %) des entreprises adhérentes de la SHRM indiquent avoir mis en place des programmes de fidélisation de leurs salariés en 2005, contre un gros tiers (35 %) l'année précédente. Plus que sur les augmentations de salaire ou la couverture santé (voir encadré page 48), relativement standards dans chaque branche, les entreprises américaines misent surtout sur l'aménagement des conditions de travail. « Les horaires et les congés sont notamment devenus deux critères très discriminants pour les cadres, et les directions des ressources humaines font preuve d'une plus grande souplesse dans ce domaine », note Evren Esen. Avec 35 jours de vacances par an, les 1 300 salariés de la Republic Bancorp, une petite société financière du Michigan – classée au 17e rang des entreprises où il fait bon vivre selon le classement paru dans Fortune fin janvier –, détiennent le record absolu des congés outre-Atlantique. Et les 31 jours accordés par le prodige des biotechnologies Amgen, les 28 jours du consultant Pricewaterhouse-Coopers ou les 27 jours des laboratoires Pfizer font aussi très bonne impression auprès des candidats potentiels à l'embauche…

Le fabricant des produits d'entretien SC Johnson & Son a compris aussi l'intérêt de bien traiter son personnel. Cette société de Milwaukee (Wisconsin) de 3 420 salariés a le privilège de pouvoir compter sur la main-d'œuvre la plus stable de toute l'Amérique : 1,68 % de turnover seulement en 2004, selon Fortune – mieux que le fabricant des légendaires Harley Davidson (1,73 %), les laboratoires Alcon (1,83 %), le premier fournisseur mondial de solutions de réseaux pour Internet Cisco (3,02 %) ou le groupe agrochimique Monsanto (3,15 %).

Sur son site Internet, Johnson & Son vante avec moult détails la qualité de vie offerte à sa main-d'œuvre. Un jour par semaine, les salariés sont invités à travailler chez eux. L'instauration, deux vendredis par mois, de « no meeting day policy » permet aux collaborateurs d'avancer sur leurs dossiers sans être interrompus par des réunions et de ne pas apporter de travail chez eux le week-end. Des congés sabbatiques laissent au personnel le temps de « recharger ses batteries en passant du temps avec sa famille ou en s'impliquant dans des projets humanitaires », tout en continuant de bénéficier de la couverture médicale de l'entreprise et en étant partiellement rémunéré. Cerise sur le gâteau : les salariés qui le souhaitent peuvent prendre leur pause-déjeuner en compagnie de leur progéniture grâce à la crèche d'entreprise qui accueille, depuis 1991, les enfants du personnel de 0 à 14 ans. 13 % d'entre eux y ont recours.

Initiative identique aux laboratoires Abbott. La garderie de cette société de l'Illinois, où sont inscrits 400 enfants, est la plus grande de tout l'État et elle comprend même une chambre d'allaitement pour les jeunes mamans qui ne veulent pas sevrer leur bébé une fois leur congé maternité terminé… Car, sur ce dernier point, les entreprises n'ont pas fait de progrès. Les 30 jours d'arrêt proposés par SC Johnson & Son ou par le géant des cartes de crédit MBNA restent des exceptions.

Contrairement à l'image répandue, les jeunes pousses high-tech de Californie, avec leurs concierges et leurs terrains de volley-ballau pied des bureaux, ne sont donc pas les seules à chouchouter leur personnel. « Certes, la Californie reste l'État qui concentre le plus de sociétés conviviales avec leurs salariés – 16 sur 100 en 2005 –, mais on trouve vraiment de bons employeurs dans tout le pays et dans tous les secteurs. Et ce ne sont pas forcément les compagnies les plus florissantes. Les hôtels Four Seasons, la société agroalimentaire General Mills, le fabricant de vêtements Timberland ou les laboratoires Eli Lilly ont connu une évolution de l'emploi négative mais se retrouvent bien placées dans le classement des sociétés vertueuses, analyse Robert Levering. Autre surprise : la moitié des bons employeurs sont des sociétés cotées en Bourse. Elles doivent créer de la valeur pour l'actionnaire mais elles ne sacrifient pas leur main-d'œuvre pour autant. »

Même les salariés de la grande distribution, n'en déplaise aux dirigeants de Wal-Mart, peuvent être bien traités. Seize des 100 entreprises figurant en tête du classement de Fortune appartiennent à ce secteur d'activité. Costco paie ainsi les siens 16 dollars (13 euros) l'heure (contre 10 chez son concurrent direct Wal-Mart) et prend en charge la couverture santé de 82 % d'entre eux (contre 46 %). Mieux :les 30 000 salariés des supermarchés très haut de gamme Wegmans sont tellement choyés que cette entreprise familiale a, contre toute attente, décroché la palme d'or de Fortune l'an dernier et se classe deuxième cette année. Le personnel a droit à une couverture médicale exceptionnelle pour le secteur puisque l'entreprise prenait en charge la totalité des frais il y a deux ans encore, avant de mettre en place une sorte de ticket modérateur pour les salariés gagnant plus de 55 000 dollars par an (soit 46 000 euros). Wegmans offre aussi des bourses d'études (54 millions de dollars – 45 millions d'euros – versés à 17 500 employés en vingt ans) et des formations haut de gamme : les responsables des rayons « gourmets » sont ainsi envoyés en stage chez de grands chefs pour améliorer leur savoir-faire.

Mais ces mesures ont un prix : les coûts salariaux représentent 17 % du chiffre d'affaires, contre 12 % en moyenne dans le secteur. Reste que Wegmans peut se féliciter de son personnel. 20 % des salariés ont plus de vingt ans de maison et le turnover annuel est inférieur à 6 %, contre 19 % dans les autres supermarchés de taille comparable, selon le Food Marketing Institute. « Je ne dépense jamais plus que je ne reçois », a coutume de dire le patron, Robert Wegman, quand on l'interroge sur son étonnante générosité.

Investir dans la qualité de vie au travail semble en effet un bon calcul économique. « Il y a une corrélation positive entre la motivation et la loyauté des salariés et la productivité et la performance de l'entreprise, assure Robert Levering. Toutes les études sur le sujet montrent que les entreprises du classement de Fortune marchent mieux en Bourse que les autres. » Selon Deloitte Consulting, elles affichent une rentabilité moyenne de 19 %, contre 12 % pour les 500 sociétés de l'indice Standard & Poor's. Conclusion : soyez généreux avec vos salariés et ils vous le rendront bien !

Le fardeau de la santé

Chez tous les employeurs américains, la préoccupation majeure est l'explosion des coûts liés à la couverture médicale de leurs salariés.

La facture payée par les entreprises a augmenté de + 73 % depuis l'an 2000, selon la Kaiser Family Foundation, un think tank spécialisé. Couvrir un salarié et sa famille revient désormais en moyenne à 10 880 dollars (9 100 euros) par an… Un montant si dissuasif que les patrons qui acceptent de rembourser les frais de santé se font de plus en plus rares. 60 % seulement des entreprises proposent une couverture médicale en 2005, contre 69 % cinq ans plus tôt. Selon un autre institut de recherche, le Commonwealth Fund, 9,6 millions de personnes employées dans des entreprises de plus de 500 salariés ne sont pas prises en charge par leur employeur. Dans certaines sociétés, tous les moyens sont donc bons pour tenter de réduire la facture…

Wal-Mart s'est une fois de plus illustré de manière très choquante sur ce sujet. Fin octobre, une note interne rédigée par la vice-présidente chargée de la protection sociale avec l'aide du consultant McKinsey a fuité dans la presse américaine : elle conseille une stratégie pour le moins « originale » pour réaliser 1 milliard de dollars (841 millions d'euros) d'économies d'ici à 2011 sur ce poste. Susan Chambers recommande d'embaucher des travailleurs à temps partiel ne gagnant pas assez pour être éligibles au plan santé, et de ne leur faire bénéficier de la couverture médicale qu'au bout de deux ans dans la société (contre un actuellement).

Elle préconise aussi de recruter des salariés jeunes et en bonne forme en incluant des tâches physiques à tous les postes proposés – une caissière serait par exemple désormais également responsable du rassemblement des chariots. Contrairement à beaucoup d'autres employeurs, Wal-Mart ne semble pas apprécier outre mesure les avantages d'une main-d'œuvre stable et fidèle. « Les coûts que nous supportons pour un salarié ayant sept années d'ancienneté sont 55 % supérieurs à ceux liés à un junior présent dans le groupe depuis un an seulement, mais le premier n'est pas plus productif que le second pour autant », écrit Susan Chambers…

Auteur

  • Isabelle Lesniak