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Vie des entreprises

Gare aux employeurs qui font la chasse aux « gros ventres » !

Vie des entreprises | ANALYSE | publié le : 01.12.1999 | Murielle Szac

Même si la loi française est très protectrice à l'égard des femmes enceintes, des employeurs indélicats s'en prennent parfois aux jeunes mères quand elles reviennent travailler. Mutation forcée, promotion envolée, carrière bloquée font partie des risques courus par les salariées.

« Envisagez-vous d'avoir un autre enfant ? Ou si vous ne pouvez plus être enceinte, comptez-vous en adopter un ? » Le directeur qui reçoit Catherine, le jour de son retour de maternité, n'y va pas par quatre chemins. La jeune femme est suffoquée. Cadre depuis deux ans au service du personnel d'une grande mutuelle du transport, Catherine vient de vivre une grossesse dramatique. Elle a perdu son bébé. Lorsqu'elle reprend son travail, non seulement son directeur la questionne sans délicatesse sur l'éventualité d'une nouvelle absence, mais elle trouve quelqu'un à sa place. Chargée auparavant de la paie, elle est reléguée dans un bureau minuscule, sans d'autre tâche précise que de faire des photocopies et coller des enveloppes. La jeune femme tient bon trois semaines, puis se rebiffe. Elle écrit pour exiger de retrouver son poste, ce qui lui vaut une procédure de licenciement économique. Jocelyne n'est pas près non plus d'oublier son retour de congé maternité. Attachée commerciale depuis neuf ans dans une entreprise de la Défense, elle n'a jamais compté ses heures, ni ses soirées ni ses week-ends. Lorsqu'elle reprend son travail, après la naissance de son premier bébé, elle est convoquée aussitôt dans le bureau de son manager. Là elle apprend qu'une procédure de licenciement économique est engagée à son encontre. Sauf si elle accepte une nouvelle affectation… à Lille !

Pour beaucoup de patrons, le congé maternité est encore vécu comme une « tuile ». Non seulement l'absence pendant quelques mois d'une salariée risque de désorganiser le service, mais l'employeur a tendance à considérer que la future mère va se désinvestir de son travail. Songeant aux maladies d'enfants et aux pannes de nounou, certains préfèrent donc faire une croix sur la salariée. Même si personne n'ose le reconnaître publiquement. Il est aujourd'hui culturellement admis que la femme ne soit pas pénalisée par une grossesse. Et politiquement incorrect de protester contre une maternité. « J'ai été DRH dans plusieurs grands groupes, je peux vous assurer que je n'ai jamais vu de persécution de gros ventres », affirme Alain Colas, DRH de la Société des wagons-lits. Dans son entreprise, qui emploie 3 000 salariés, on a l'habitude de gérer des dizaines de congés maternité en permanence. Dès qu'une grossesse est déclarée, on ne laisse plus l'employée circuler dans les trains. Il faut lui trouver une affectation transitoire. Mais, à son retour, elle réintègre automatiquement son poste, si elle le souhaite. « Il vaut mieux une bonne maternité que des absences maladie à répétition. C'est un départ qui peut perturber mais qui est limité dans le temps », commente ce DRH. Même s'il reconnaît qu'une jeune maman est souvent moins disponible pour l'entreprise, il se dit persuadé que la chasse aux femmes enceintes n'a pas lieu en France.

D'autant que la loi veille sur les futures mères. Non seulement les salariées enceintes ne peuvent être licenciées avant, pendant et quatre semaines après leur congé maternité, mais, depuis 1993, un autre article du Code du travail interdit à l'employeur de prendre en considération la grossesse pour refuser d'embaucher ou résilier un contrat de travail en période d'essai. Mais si la législation est protectrice, son application est plus sujette à caution. « Dans les textes, la protection est explicite, dans les faits elle ne l'est pas », reconnaît-on au secrétariat d'État aux Droits de la femme. « En réalité, il existe de nombreuses manières de se débarrasser d'une salariée enceinte. »

Des horaires bouleversés

En premier lieu, la période de protection comporte une faille. On l'ignore souvent, mais une femme enceinte peut être licenciée pour faute grave non liée à son état de grossesse ou pour motif économique. Il suffit donc de supprimer le poste, en arguant de raisons budgétaires, et d'attribuer au remplaçant une fonction ou un titre voisins. Cependant, il est toujours possible de contester la validité du motif économique. Ainsi, Catherine, licenciée par sa mutuelle, s'est tournée vers les prud'hommes. Au bout de cinq ans de procédure, elle vient de gagner en appel. Le licenciement est déclaré sans cause réelle et sérieuse. Mais elle est toujours sans emploi. Car, autre problème majeur, le Code du travail n'impose pas la réintégration. « Il est insensé qu'un salarié licencié pour fait de grève soit réintégré alors qu'une salariée licenciée pour avoir fait un enfant ne le soit pas », proteste Patrick Tillie, avocat au barreau de Lille. « Paradoxalement, la catégorie la plus anciennement protégée par la Cour de cassation l'est le moins aujourd'hui. » Dans le meilleur des cas, l'affaire se règle par une transaction financière. Résultat : la plupart des femmes préfèrent une solution à l'amiable plutôt que de se tourner vers les tribunaux. Jocelyne, l'attachée commerciale licenciée à son retour de maternité, a négocié neuf mois de salaire à titre d'indemnités et choisi de rompre très vite les amarres avec son entreprise. « Ils me trouvaient trop chère, dit-elle aujourd'hui, ils ont profité de ma grossesse pour me remplacer par quelqu'un de meilleur marché. » Jocelyne a 34 ans et n'a pas retrouvé d'emploi depuis plus d'un an.

Aux prud'hommes, on ne constate pas d'augmentation du contentieux sur ce sujet. « Toutes les catégories professionnelles sont concernées, de l'ouvrière à la femme cadre. Aujourd'hui, le droit fondamental à avoir un enfant n'est pas protégé. Parce que la législation n'est pas mobilisée », estime Michel Miné, professeur de droit privé à la faculté de Cergy, spécialiste des discriminations. « J'ai tous les jours des lettres de femmes qui se disent victimes de discrimination parce qu'elles ont des enfants. Mais elles ne veulent pas que j'intervienne », explique une inspectrice du travail. Selon elle, la loi est globalement respectée par les employeurs. Mais c'est au moment de la réintégration que ça coince. Les lettres qu'elle reçoit en témoigne : « Mon patron refuse mes dates de congé en même temps que celles de mon mari et m'impose quatre semaines en juin. Quand j'ai protesté il m'a répondu qu'il ne fallait pas avoir d'enfants. Ou rester chez soi. » « Depuis mon retour de maternité, mes horaires ont été bouleversés. Je suis maintenant obligée de travailler le soir jusqu'à 20 heures. Que puis-je faire ? » écrit cette caissière, mère de deux enfants en bas âge, qui habite en lointaine banlieue à une heure du supermarché où elle travaille. Elle aussi refusera l'intervention de l'inspectrice.

D'autant que pour des changements d'horaires et de lieu de travail, une action devant les prud'hommes est aléatoire. Mme D., directrice d'un magasin Habitat en banlieue parisienne, en a fait l'expérience. Après la naissance de son enfant, elle ne réintègre pas son poste. Son remplaçant fait mieux l'affaire, lui dit-on. On lui offre un poste équivalent, comme la loi l'exige. Mais au cœur de Paris, ce qui représente deux heures et demie de transport par jour, puisqu'elle vient d'acheter un logement à cinq minutes du magasin d'Orgeval. À la suite de son refus, la directrice est licenciée. Mais la cour d'appel n'a pas voulu prendre en compte l'incidence sur sa vie privée du changement de lieu de travail et a considéré que l'on avait bien proposé à la directrice un poste équivalent. Son licenciement a donc été entériné.

Il est impossible d'évaluer précisément le nombre de femmes qui restent sur le rivage après une maternité. Marie-Josèphe Saurel-Cubizolle, épidémiologiste de l'Inserm, spécialiste de la maternité et l'entreprise, a mené de nombreuses enquêtes qualitatives sur la reprise du travail après la naissance d'un enfant. Selon elle, « les cadres du secteur privé sont assez exposées à une mise à l'écart, mais le phénomène réel de perte d'emploi est d'autant plus fréquent qu'on occupe un emploi non qualifié et précaire ». « La naissance d'un enfant est une étape qui crée de la différence sociale entre hommes et femmes, mais aussi entre les femmes. » Car une femme en intérim ou en CDD perd de facto son boulot en devenant mère.

Envolée, l'augmentation !

Celles qui retrouvent leur place ne sont pas toujours à la fête. En novembre 1992, Georgia est embauchée comme chargée d'assistance dans une grosse compagnie d'assurance rapatriement. En février 1993, elle se retrouve enceinte. Sa grossesse est vécue comme une trahison. Sa chef de service ne lui dit même plus bonjour. Georgia ne sera jamais absente ni en retard durant toute cette période. Lorsqu'elle revient, après la naissance de l'enfant, elle découvre que tout le personnel a bénéficié d'une augmentation annuelle, sauf elle. Lorsqu'elle demande des explications par écrit au directeur financier, celui-ci la convoque. « On ne vous a pas embauchée ici pour que vous soyez enceinte trois mois après », lui explique-t-on. Pourtant, dans ce cas encore, le droit est du côté des mères : un arrêt de la Cour de cassation de 1998, reprenant un avis du juge européen, déclare discriminatoire l'absence de notation, et donc de progression de carrière et de salaire, appliquée à une femme du fait de son absence pour maternité. Mais il n'est pas facile de faire respecter son droit, au risque de perdre son emploi une fois sa période de protection achevée.

Une culpabilité énorme

C'est ainsi que les jeunes mamans peuvent subir des tracasseries, de la promotion perdue à la prime d'assiduité refusée. « La maternité est toujours vécue comme un manque de disponibilité, déplore Valérie Estournès, secrétaire nationale de l'Ugict CGT. C'est un critère très masculin pour la prise de responsabilité et donc très discriminant à l'égard des femmes. Les courbes de progression de carrière des cadres et des ingénieurs chutent de manière très nette après le premier enfant. » Écartelée entre sa nouvelle fonction de mère, l'obligation de confier son bébé et ses ambitions professionnelles, la jeune femme reprend souvent le chemin du bureau avec une culpabilité énorme. Celle de n'en faire jamais assez, ni au travail ni à la maison. Pour Catherine Le Magueresse, la présidente de l'Association contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), « le droit à l'enfant n'est clairement pas reconnu dans les entreprises ».

Lorsque Deborah, une jeune journaliste de 28 ans, signe son contrat d'embauche, elle ignore qu'elle est enceinte. Elle est encore en période d'essai quand elle découvre sa grossesse. Elle sait bien que la loi ne l'oblige nullement à la déclarer. Mais, par honnêteté, elle décide d'aller aussitôt prévenir son patron. Comme le directeur de cette agence de presse professionnelle ne cesse de la complimenter pour son travail, elle ne craint pas sa réaction. À tort, car son employeur lui explique qu'elle met en péril son entreprise, que son remplacement coûte trop cher et lui demande de démissionner. Devant son refus, il décide d'interrompre sa période d'essai. Par chance pour Deborah, son employeur s'est confié à la comptable, lui demandant conseil pour échapper à ce congé maternité intempestif. Choquée, la comptable, qui a depuis quitté l'entreprise, acceptera de témoigner aux prud'hommes. Grâce à cette déposition, Deborah gagne devant la cour d'appel de Paris. Son licenciement est déclaré nul. Et son patron condamné à lui verser 158 000 francs. La prochaine fois, Deborah tiendra sans doute sa langue… et son ex-employeur aussi.

Les dangers du congé parental

Tout salarié qui a un enfant peut décider de suspendre ou de réduire son activité professionnelle, pour une durée allant jusqu'à trois ans, en ayant la garantie de retour dans l'entreprise. Mais si l'employeur ne peut en refuser la demande, il peut mettre quelques obstacles à sa réalisation. Car la salariée – ce sont à plus de 95 % les mères qui optent pour le congé parental – donne le sentiment qu'elle a choisi sa vie privée au détriment de son boulot. C'est donc au moment de la réintégration que le bât blesse. Comme pour l'arrêt maternité, le licenciement économique n'est pas interdit par la loi. Mais, lors du retour de congé, l'employeur est seulement tenu d'offrir à la salariée un emploi similaire. « Après un certain délai d'absence, le salarié en congé parental risque fort d'être confronté à un changement de poste, un déplacement géographique, voire un licenciement », estime Isabelle Van de Walle, directrice d'études au Centre d'intervention sociale et économique et auteur d'une enquête sur le congé parental. Mais elle souligne que cette difficulté à faire appliquer le droit est également liée au désintérêt des représentants du personnel à l'égard de cette mesure. Selon elle, « l'enjeu du congé parental leur apparaît mineur ». Résultat : seules les femmes assument à titre individuel ce choix. Censé favoriser l'articulation du privé et du professionnel, le congé parental peut ainsi se retourner contre la salariée, lui barrer de manière durable une progression de carrière. Cet acquis social peut donc, paradoxalement, renforcer les inégalités hommes-femmes dans le monde du travail…

Auteur

  • Murielle Szac