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Vie des entreprises

Avec Louis Schweitzer, Renault ne cherche plus à être une vitrine sociale

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.12.1999 | Thierry Roland

C'en est bien fini de la forteresse ouvrière des années 80. Sous l'impulsion de Louis Schweitzer, Renault s'est redressé, internationalisé et pacifié. En un mot, banalisé. Reste au P-DG à inventer le contrat social qui consacre définitivement le passage à une entreprise du IIIe millénaire.

Décidément, Louis Schweitzer n'en finit pas de surprendre. De tous les patrons français, il est sans doute l'un des moins bruyants, l'un des plus mesurés dans ses propos. Au moment de son arrivée chez Renault, il y a treize ans, débarquant de Matignon, on le disait timide, effacé. Le contraire d'un homme d'action. L'opposé de ses prédécesseurs. Quel contraste, en effet, avec le « bouledogue » Georges Besse et avec le tempérament de feu de Raymond Lévy ! Selon ses détracteurs, il allait se faire dévorer par les apparatchiks de la Régie. Pourtant, c'est bien cet archétype du haut fonctionnaire français qui a conduit la privatisation du groupe. C'est lui qui, en 1997, a joué sa carrière en décidant de fermer l'usine belge de Vilvorde. C'est lui qui a porté les profits du groupe à des niveaux historiques, avec 8,8 milliards de francs de résultat net en 1998 (pour un chiffre d'affaires de 244 milliards). Et c'est lui qui a relevé le défi du rachat et du redressement de Nissan, envoyant ses meilleurs lieutenants remettre les choses en ordre au Japon, au nez et à la barbe du géant Daimler-Chrysler, qui était également sur les rangs. Cette révolution n'aurait pas pu se faire sans une vraie habileté dans la gestion des hommes, qui restent un levier essentiel chez Renault, même si les ateliers de Billancourt, longtemps symboles du militantisme ouvrier, sont aujourd'hui déserts. L'inspecteur des finances étiqueté à gauche a su apprivoiser « les Renault ».Il lui reste à les faire marcher au pas de la mondialisation.

1 AJUSTER EN PERMANENCE LES EFFECTIFS

Lorsqu'on l'interroge sur l'évolution des effectifs du groupe, Louis Schweitzer souligne qu'ils sont actuellement légèrement supérieurs à 140 000 personnes, soit exactement au même niveau qu'en 1992, lorsqu'il est devenu P-DG de l'entreprise. Ces chiffres globaux masquent une réalité évidemment plus complexe. Sous sa présidence, Renault s'est beaucoup développé à l'international : en Amérique du Sud, la business unit Mercosur emploie à elle seule plus de 6 000 personnes et, en Europe de l'Est, le constructeur roumain Dacia, racheté cette année, compte encore plus de 25 000 salariés, même s'il est peu probable que les effectifs restent à ce niveau. Sans parler de Nissan, qui reste pour l'instant un « partenaire », dont les salariés ne font pas partie du périmètre de la marque au losange.

En Europe occidentale, et particulièrement en France, c'est une autre histoire. « Soyons clair, nous vivons sur le rythme d'un plan social par an depuis quinze ans, soupire Lucien Merel, le délégué central de FO. La maison mère employait encore 100 000 personnes au début des années 80, et nous ne sommes plus que 46 000 aujourd'hui. » Pour la seule période 1992-1998, celle qui concerne directement Louis Schweitzer, la maison mère a perdu le quart de ses effectifs, ramenés de 61 000 à 46 000 salariés. Il est vrai que l'ex-Régie, qui dégageait des pertes abyssales au milieu des années 80, a vu la mort de près. Depuis, elle a fait sa révolution industrielle, avec les conséquences que l'on connaît pour les salariés. Michel Gornet, le directeur actuel des fabrications, qui est arrivé dans le groupe en 1968, a tout connu. Y compris les contrats de solidarité Mauroy des premières années Mitterrand, qui ont fait entrer de nouvelles recrues dans un groupe dont les sureffectifs représentaient environ 30 000 personnes. « Il a fallu relancer la machine, recréer les conditions de la performance de la main-d'œuvre dans les usines, à coups de réorganisations, de démarches qualité et de plans de progrès, raconte-t-il. Pour cela, on nous a donné carte blanche. » « On » n'étant autre que Louis Schweitzer.

Les résultats sont spectaculaires. En dix ans, de 1989 à 1998, la productivité a progressé de 40 %, passant de 1,25 à 1,76 millions de francs de chiffre d'affaires moyen par salarié. « En moyenne, pour l'ensemble de la gamme, nous aurons évolué, entre 1995 et 2000, de vingt-sept à quinze heures de travail pour produire un véhicule », explique fièrement Michel Gornet. Traduction concrète : le directeur des fabrications, qui est le plus gros « employeur » du groupe avec 30 000 personnes réparties sur les six usines de montage européennes (Flins-sur-Seine, Douai et Sandouville en France, Valladolid et Palencia en Espagne, Novo Mesto en Slovénie), produit aujourd'hui 30 % de véhicules de plus qu'en 1996, avec des effectifs réduits de 10 % dans l'intervalle. Chaque année, entre 2 000 et 3 000 personnes quittent le groupe, essentiellement grâce aux mesures d'âge. Depuis 1989, les fermetures de sites se succèdent : Billancourt pour commencer, puis Creil, Setúbal au Portugal, et enfin Vilvorde. À cela s'ajoute un phénomène de « désintégration » progressive, Renault se séparant des activités qui ne sont pas directement au cœur de son métier d'« architecte automobile », pour reprendre une expression de Louis Schweitzer. Le constructeur procède à des cessions pures et simples, comme dans le cas des activités de fonderies et de machines-outils, vendues récemment à des filiales de Fiat. Il peut aussi se désengager en signant des « accords de partenariat » avec des équipementiers, lorsqu'il estime ne plus être compétitif. Au Mans, Renault a filialisé son activité transmissions en créant un joint-venture avec le japonais NTN, ce qui signifie pour 800 ex-Renault un changement d'employeur. Sur un site aussi « chaud » que celui du Mans, fief historique de la CGT, il fallait oser.

« Louis Schweitzer savait que ce choix était porteur pour l'emploi local. Il a donc décidé d'avaliser mon plan en prenant le risque d'un conflit social qui aurait bloqué tout le groupe, puisque nous fournissons les usines de montage, indique François Fourmont, directeur de l'usine mancelle. C'était cela ou le déclin progressif de l'activité transmissions, qui se serait réglé en quelques années de plans sociaux. » « Nous avons le souci de faire correctement les choses, affirme Jean-Michel Kerebel, directeur central des ressources humaines. La plupart des gens partent à 57 ans, avec 75 % de leur dernier salaire net. » « Louis Schweitzer fonctionne selon le principe du gagnant-gagnant, ajoute Michel de Virville, le secrétaire général du groupe. Il sait que si l'on veut obtenir quelque chose il faut être en mesure d'accorder une juste contrepartie. » Ce pragmatisme affiché agace Emmanuel Couvreur, le délégué central CFDT : « C'est une bonne chose d'améliorer le sort de ceux qui partent, et nous luttons aussi pour cela. Mais on ne construit pas une véritable politique sociale à coups d'anesthésiants. »

2 PROFITER DES 35 HEURES POUR RAJEUNIR LE PERSONNEL

Pour tenir les cadences et suivre les évolutions technologiques, mieux vaut être jeune, vif d'esprit et en très bonne santé chez Renault. Or, tout comme son concurrent français PSA, le groupe souffre d'une moyenne d'âge élevée, de 45 ans environ sur les sites industriels. Il observe avec envie le japonais Toyota, qui ouvrira en 2001 une usine flambant neuve à Valenciennes, avec des ouvriers plus jeunes d'une bonne vingtaine d'années. Les plans sociaux classiques ne suffisant pas à résoudre le problème, les deux constructeurs français ont tenté en 1996 d'obtenir le soutien financier du gouvernement Juppé pour rajeunir leurs effectifs. Mais le coût prohibitif (environ 40 milliards de francs) de ce « plan jeunes » avait renvoyé l'idée au placard… jusqu'à cette année. Martine Aubry avait en effet promis d'aider Renault et PSA à « rééquilibrer leur pyramide des âges ». En échange des services rendus pour la cause des 35 heures. Peu de temps après Peugeot-Citroën, Renault a donc signé en avril dernier un accord qui organise le passage aux 35 heures contre dix jours de congé supplémentaires par an. Un accord que n'a pas signé la CGT. « Renault n'a pas attendu la loi Aubry pour négocier des accords sur l'aménagement du temps de travail. Le premier a été signé à Douai en 1992, le deuxième à Flins en 1996, le troisième à Sandouville en 1997. La flexibilité, les comptes épargne temps, les salariés connaissent tout cela. C'est pourquoi, avant de négocier, nous voulions que la direction accepte de prendre en compte ce qui existait déjà en remettant les compteurs à zéro. Elle a toujours refusé », explique Philippe Martinez, de la CGT. L'accord central sur les 35 heures a été complété par celui signé en juillet dans le cadre de l'UIMM, relatif à la « cessation d'activité des salariés âgés ». Rebaptisé Casa, il organise le départ de 10 500 personnes au cours des cinq prochaines années, en partie compensé par l'embauche de 3 100 jeunes. Renault a-t-il enfin résolu son problème d'effectifs ?

« Je pense qu'il s'agit d'un accord complet et d'un bon compromis, répond Jean-Michel Kerebel. Les négociations ont fait l'objet de 11 réunions de réflexion en commun, au cours desquelles les spécialistes sont venus expliquer leurs contraintes aux partenaires sociaux. Nous avons aussi réfléchi à l'implication du management dans le processus de réduction du temps de travail. Chaque direction continue à travailler dans le cadre des plans de progrès, mais la RTT est en place depuis le 1er septembre, tous les accords locaux ayant été signés. » Côté production, l'accueil est plus tiède : « C'est un début de solution, mais je reste avec un âge moyen trop élevé », regrette Michel Gornet, le directeur des fabrications, avant d'ajouter que « pour les salariés en usine, la RTT n'était pas un sujet prioritaire, elle ne correspondait pas à une demande de terrain ».

Très sévère, bien qu'il ait signé l'accord au nom de la CFDT, Emmanuel Couvreur dénonce l'« approche légaliste » de Renault sur ce dossier. « La direction générale voulait absolument être dans les clous, pour être sûre de faire avaliser son plan de rajeunissement des effectifs. La négociation sur les 35 heures aurait dû être l'occasion de remettre à plat l'organisation du travail, de réfléchir à l'intégration de ceux qui arrivent et aux conditions de travail de ceux qui restent. Au lieu de cela, la direction s'est donné cinq ans de visibilité pour mieux gérer ses effectifs en fonction des impératifs de production. » Ce n'est pas du tout l'avis de Lucien Merel, à FO, qui se réjouit au contraire de pouvoir « continuer à négocier les conditions d'application de l'accord Casa sur des thèmes aussi importants que les cotisations de retraite et de prévoyance, ou encore le suivi des embauches ».

3 CHANGER LA CULTURE DE L'ENTREPRISE

« Chez Renault, on ne fait pas du social pour faire du social. Nous avons des obligations en matière de coûts, de qualité et de délais. Ces trois points forment un triangle, et les ressources humaines sont au milieu, tenant compte de chacun des angles, qui eux-mêmes prennent en compte la dimension RH dans chaque décision. La dimension sociale est donc au cœur des processus, sans pour autant dicter sa loi aux autres paramètres fondamentaux de l'entreprise », indique Jean-Michel Kerebel. Exemple : lorsqu'une équipe se constitue pour travailler sur un nouveau modèle, elle intègre un « ingénieur sociotechnique », qui suivra les questions d'emploi, de conditions de travail et d'ergonomie pendant toute la durée de vie du projet. Quel contraste entre cette organisation type « management du IIIe millénaire » et la Régie des années 80, aux allures de forteresse ouvrière, et encore considérée comme le « laboratoire social » de l'industrie française !

Il n'était alors pas question de confondre « les intérêts des travailleurs » avec ceux de la direction. Cette époque est révolue, comme le souligne Jean-Michel Kerebel : « Les gens ont parfaitement compris qu'il s'agit désormais de fabriquer les voitures que les clients demandent au moment où ils les demandent et au prix qu'ils sont prêts à payer. Le changement de culture est aujourd'hui intégré par les ouvriers, les techniciens et les cadres. » Ce changement de culture, Louis Schweitzer en est sans conteste l'artisan, aidé il est vrai par la privatisation de 1994. Même si l'État conserve 42 % du capital du constructeur automobile, Renault est aujourd'hui un groupe industriel « global », géré selon le principe de base qui s'applique à tous ses concurrents mondiaux : c'est la « valeur pour l'actionnaire » qui fixe les limites de ce que l'on peut faire en matière sociale. En application de ce principe, Schweitzer prend la décision, en février 1997, de fermer Vilvorde et de licencier la quasi-totalité de ses 3 000 salariés. Motif invoqué : cette mesure est indispensable à la restructuration de l'appareil industriel du groupe. Sans elle, les 5,2 milliards de francs de pertes de l'exercice 1996 se traduiront in fine par une disparition pure et simple de Renault en tant que constructeur automobile indépendant.

L'argument fait mouche auprès des pouvoirs publics, mais la soudaineté de l'annonce et la virulence des réactions syndicales à l'échelon européen vont faire subir au P-DG, pendant plusieurs semaines, un véritable « chemin de croix social ». L'ancien dircab de Laurent Fabius, l'un des derniers « patrons de gauche », devient d'un seul coup un « fossoyeur », un « apôtre de l'ultralibéralisme ». À ce moment crucial, Louis Schweitzer a montré qu'il encaissait très bien les coups. Selon Luc-Alexandre Ménard, le patron du Mercosur, cette crise a même marqué sa véritable intronisation : « C'est en 1995-1996 qu'il a pris l'ascendant et qu'il est devenu un chef d'entreprise privée à part entière ». Si le patron de Renault s'en est bien sorti, qu'en est-il aujourd'hui du climat social dans l'entreprise, près de trois ans après ce séisme ? Du côté de la direction générale, la réponse est unanime : R.A.S. ! « Le climat général chez Renault est bon », affirme Jean-Michel Kerebel. « Côté social, nous sommes sur des rails et tout le monde regarde dans la même direction », renchérit Michel Gornet. Luc-Alexandre Ménard ferme la marche : « Il y a dix ans, la maison avait parfois un côté “autiste”, elle pouvait refuser d'admettre les réalités difficiles. Aujourd'hui, l'entreprise Renault est transparente et sereine », jure le patron de l'Amérique du Sud.

4 PRIVILÉGIER LE DIALOGUE CONTRE VENTS ET MARÉES

Sereine, vraiment ? Lorsqu'ils décident de se mettre en grève, le 28 octobre dernier, les ouvriers de l'usine de Flins montrent qu'il n'en est rien. Leur grief ? L'intéressement aux bénéfices, qui a représenté l'équivalent d'un treizième mois de salaire en 1998, pourrait être amputé de 40 % cette année en raison des frais engagés pour la restructuration de Nissan, du moins selon les calculs de la CGT et de la CFDT. Dix jours auparavant, à Tokyo, Carlos Ghosn a en effet annoncé la fermeture de cinq usines et la suppression de 21 000 postes dans l'appareil industriel du constructeur japonais. Carlos Ghosn, le cost-killer (tueur de coûts), débauché en 1996 chez Michelin par Louis Schweitzer pour lui succéder le moment venu, poursuit désormais son œuvre d'assainissement au pays du Soleil-Levant. Mais les ouvriers français ne veulent pas payer pour leurs lointains confrères. « Nous avons dégagé des profits record en 1998, et cela continue cette année, avec un bénéfice net de 4,7 milliards de francs au premier semestre, rappelle Philippe Martinez, le délégué central CGT. Les salariés ont fait beaucoup d'efforts pour en arriver là, et ils ne supportent pas l'idée d'être financièrement pénalisés, alors que les augmentations générales sont limitées à 0,6 % cette année, après un maigre + 1 % en 1998. Pendant ce temps, la direction générale continue à développer les plans de stock-options. » Le 10 novembre, le conflit menaçant de s'étendre à Cléon, au Mans, et surtout à Douai, la direction lâche du lest et accepte de verser par anticipation à tous les salariés de Renault maison mère une partie de la prime d'intéressement sur les résultats 1999, soit au minimum 2 250 francs par personne.

Dans un groupe qui n'a plus connu de conflit social dur depuis 1995 (à Flins, déjà), cette poussée de fièvre pourrait passer pour un épiphénomène. En réalité, elle est révélatrice d'un malaise plus profond. « Les salariés sont inquiets, pas seulement pour leur emploi et leur rémunération, mais aussi pour leur santé, leurs conditions de travail et leur évolution de carrière, poursuit Philippe Martinez. Sous couvert de polyvalence et d'enrichissement des tâches, ils ont le sentiment qu'on leur en demande toujours davantage, sans véritable rétribution. La direction générale ne raisonne qu'en termes de contraintes économiques, et le dialogue social est extrêmement limité. » L'amertume est encore plus perceptible dans les propos d'Emmanuel Couvreur, le délégué central CFDT. Peut-être parce qu'il se sent trompé, son syndicat étant signataire de l'accord d'intéressement de juin dernier, aux côtés de la CGC, de la CFTC et de FO : « Il y a quatre mois, la direction générale ne nous a rien dit sur les conséquences que l'opération Nissan risquait d'avoir sur les primes, regrette-t-il. Nous avons été mis devant le fait accompli. Malheureusement, ce cas de figure peut se généraliser à l'ensemble du dialogue social, qui fonctionne toujours sur le principe du bon vieux rapport de force, avec une gestion des conflits au coup par coup. Lorsque j'interroge Louis Schweitzer sur sa politique salariale à moyen terme, il répond qu'il n'en a pas. Quand on lui parle des conditions de travail, en lui demandant comment il compte équilibrer la performance exigée et les moyens mis en œuvre, on n'obtient pas davantage de précisions. J'ai accepté ce poste de délégué central il y a trois ans et demi parce que je pensais trouver dans ce groupe une véritable réflexion sur le social ; je pensais qu'il était possible de faire bouger les choses. Je suis très déçu. »

L'attaque est rude. Et il n'est pas sûr qu'elle soit totalement fondée, la CFDT ayant eu son lot de problèmes internes à régler cette année chez Renault. Le conflit entre Emmanuel Couvreur et Daniel Richter, l'autre figure cédétiste du groupe, est de notoriété publique, et leurs déchirements autour de la signature de l'accord sur les 35 heures, en avril dernier, n'a pas contribué à améliorer les positions de la centrale de Nicole Notat : la CFD Treste le troisième syndicat de Renault, loin derrière la CGT et Force ouvrière. « En matière de dialogue social, l'arbre se juge à ses fruits, et, à mon avis, les fruits seront au rendez-vous », glisse Michel de Virville, qui ne veut pas entrer dans la polémique. Le secrétaire général se contente de décrire son patron comme un homme pour qui « les partenaires sociaux sont des interlocuteurs importants, qu'il essaie de rencontrer le plus souvent possible, non seulement lors des réunions du comité central d'entreprise et du comité de groupe, mais aussi à chacune de ses visites sur les sites ». Une vision corroborée par Lucien Merel, le délégué central FO : « Nous n'avons jamais été autant reçus et écoutés ; il n'y a jamais eu autant de négociations en cours dans le groupe », affirme le syndicaliste. « Mais attention, précise-t-il immédiatement, nous ne sommes pas pour autant entrés dans un schéma de cogestion, que nous ne souhaitons d'ailleurs pas. Si la direction se montre aujourd'hui plus ouverte, c'est avant tout parce qu'elle a pris peur lors de la grève des cols blancs, à la direction de la mécanique de Rueil, en 1995. Oui, nous sommes dans un rapport de force ; il faut l'assumer. »

5 DÉCENTRALISER LA GESTION DES RESSOURCES HUMAINES

Au cours des deux dernières années, la direction des ressources humaines de Renault s'est mise au diapason de trois orientations majeures définies par Louis Schweitzer : la décentralisation, l'internationalisation et le retour de la responsabilité des équipes dans le giron des opérationnels. « Au sein du système mis en place par le président actuel, explique Michel de Virville, les opérationnels, qu'il s'agisse de commerciaux ou de directeurs d'usine, sont évalués selon leur contribution aux résultats. Or les ressources humaines sont un élément déterminant de cette contribution. Louis Schweitzer a donc souhaité que les opérationnels soient directement responsables de la gestion de leurs effectifs, même s'ils s'appuient sur le soutien de la DRH. Avec Raymond Lévy, la DRH était une fonction centrale très forte, qui conduisait le changement. Avec Louis Schweitzer, elle l'accompagne et le facilite. »

Michel de Virville a confié les clés de la direction centrale des ressources humaines à Jean-Michel Kerebel. C'est à ce dernier qu'incombe la tâche d'installer « les yeux et les oreilles » de la DRH partout dans le groupe, préalable indispensable si elle souhaite jouer correctement son rôle d'accompagnement. Quatre nouvelles directions ont été créées, baptisées « directions du développement des RH » (DDRH), correspondant aux quatre grandes fonctions du constructeur automobile : les fabrications, le commercial, l'ingénierie et le tertiaire, cette dernière désignant les activités de services comme l'informatique, la logistique, etc.

Les domaines essentiels, comme les politiques de rémunération ou la gestion des carrières, sont toujours gérées depuis le siège de Boulogne-Billancourt. Mais, dans le cadre de la décentralisation, chaque site dispose désormais d'une grande marge de manœuvre en matière d'organisation du travail, de formation ou encore d'intéressement (Renault distribue 6 % de son résultat net ; une partie au niveau du siège, l'autre au niveau local). Chaque usine a son propre comité des carrières ; chaque établissement, son « conseiller ressources humaines », qui doit permettre, en retour, à l'équipe de Jean-Michel Kerebel de « voir et d'entendre les besoins et les attentes des différentes directions, des différents secteurs ». Cela vaut pour la France et l'Europe, mais aussi pour le reste du monde, Renault ayant décidé de générer l'essentiel de sa croissance à l'extérieur de l'Europe occidentale d'ici à 2010. Ainsi, à Curitiba, au Brésil, où le groupe possède deux usines, une conseillère ressources humaines gère les carrières des 500 principaux cadres de la région Mercosur, en faisant remonter les informations au siège. « Nous sommes en train de passer d'un système de type colonial, dans lequel on se contentait d'envoyer des expatriés à l'étranger, à un système vraiment international, dans lequel les gens compétents identifiés à la périphérie peuvent à leur tour être appelés à exercer des fonctions plus importantes au niveau central », décrit Luc-Alexandre Ménard. Une évolution dont il attribue la paternité à Louis Schweitzer.

Mais les transformations en profondeur demandent du temps. Les opérationnels font de la résistance sur certains sites en continuant à considérer que ces questions ne sont pas de leur ressort, et la réactivité n'est pas toujours au rendez-vous. Ce que Louis Schweitzer traduit pudiquement par « le chantier est toujours en cours ». Michel de Virville rappelle que « dans l'industrie automobile, toutes les activités sont étroitement liées, puisqu'il n'y a qu'un seul métier. Il est donc très difficile de mettre en place une véritable gestion décentralisée, même si nous avons fait beaucoup de progrès ». Philippe Martinez, le délégué central CGT de Renault, propose une autre analyse : « Il y a aujourd'hui beaucoup de pièces rapportées à la DRH, des gens qui viennent de l'extérieur, ce qui ne leur facilite pas les choses. C'est le cas de Michel de Virville, qui n'a rejoint le groupe qu'en 1993. Le département des relations sociales ressemble de plus en plus à une annexe de la Rue de Grenelle. » Ces remarques ne sont pas totalement justifiées, puisque Jean-Michel Kerebel totalise vingt-six ans de carrière chez Renault. Il affirme avoir une bien meilleure maîtrise des différents pôles qu'il a constitués à l'occasion de la réorganisation : relations sociales, droit du travail, gestion individuelle (les carrières), emploi et formation, conditions de travail, développement du management et conditions d'emploi (les salaires). À cette architecture vient s'ajouter la base personnelle unique (BPU), l'un des plus importants projets actuels de la DRH. Il s'agit de mettre sur pied une base de données informatiques « globale » qui permettra d'intégrer tous les paramètres sociaux du groupe, en France et dans le monde. « Grâce à cet outil de synthèse, décrit Jean-Michel Kerebel, qui nous a fait jusqu'à présent cruellement défaut, une simple interrogation nous permettra de connaître, par exemple, l'état de nos forces dans la direction de la mécanique, et cela dans toutes nos usines. »

Parmi tous les départements cités, celui de la « gestion individuelle » est sans doute celui où Louis Schweitzer s'implique le plus. « Je suis parfois surpris par le temps qu'il consacre au suivi des carrières des cadres, témoigne Michel de Virville. La gestion des ressources humaines représente au moins 25 % du temps de travail du comité exécutif. » Même commentaire de la part de Luc-Alexandre Ménard : « Il est au courant de tout ce qui concerne les 500 principaux cadres du groupe. Leur parcours, leur âge, leur salaire, leurs traits de caractère, leur style de management ; tout est là, dans ses fichiers. Il ne s'agit pas là d'un simple enregistrement de données : il connaît les gens, car il est très souvent sur le terrain. » Louis Schweitzer a une obsession, celle de la transparence. « C'est lui qui nous a poussés à mettre les cadres dans la confidence lorsqu'ils sont désignés comme des hauts potentiels, souligne Jean-Michel Kerebel. Il estime en effet que chacun doit être conscient des enjeux, à la fois collectifs et personnels. »

Une prise de conscience indispensable si Louis Schweitzer veut réussir son pari : faire passer Renault d'une culture étatique et jacobine à celle d'une grande entreprise privée réactive et moderne, et cela en quelques années. Pour cela, « Loulou », comme on le surnomme quai du Point-du-Jour, doit maintenant définir très vite un nouveau pacte social pour Renault, et le faire adopter par l'ensemble de la maison. Faute de quoi les forces centrifuges pourraient bien mettre son œuvre en danger.

Entretien avec Louis Schweitzer
« Mieux vaut un préretraité qu'un chômeur, aussi bien sur le plan individuel que sur le plan collectif »

Louis Schweitzer, 57 ans, est le petit-neveu d'Albert Schweitzer, le neveu du chef d'orchestre Charles Munch, le fils de Pierre-Paul Schweitzer, ancien directeur général du FMI. Et même un cousin éloigné de Jean-Paul Sartre ! Sorti de l'ENA en 1970 dans la botte, ce jeune homme bien né aux convictions de gauche s'est retrouvé directeur de cabinet de Laurent Fabius, au secrétariat d'État au Budget, en 1981. Il le suivra à l'Industrie, puis à Matignon, avant d'entamer en 1986 une grande carrière industrielle chez Renault… dont il deviendra le président en 1992.

Les effectifs de Renault sont-ils condamnés à diminuer ? Cela fait des années que les plans sociaux et les cessions d'actifs se succèdent…

De même que les rachats d'entreprises et les créations d'usines dans de nouveaux marchés ! Depuis mon arrivée à la présidence, en 1992, les effectifs globaux sont passés de 140 000 personnes à… 140 000 personnes. Ce n'est donc pas l'hémorragie que l'on évoque parfois. En fait, depuis 1993, les effectifs ont plutôt tendance à augmenter. C'est particulièrement vrai cette année, avec une progression de 20 % grâce au développement de nos activités dans le Mercosur et à l'intégration des 26 000 salariés du constructeur roumain Dacia, que nous venons de racheter. En Europe, le paysage est contrasté, avec une poursuite des départs en préretraite liés aux gains de productivité, qui voisine avec une forte progression des recrutements.

Est-il bien raisonnable de recourir – comme vous le faites – aux préretraites ?

Qu'on le veuille on non, la préretraite reste en France la manière la moins douloureuse d'améliorer la pyramide des âges, et il en sera ainsi jusqu'en 2005. C'est une question de démographie et de timing. Je note d'ailleurs que la plupart de nos concurrents dans le monde ont recours à des mesures similaires, même si les techniques varient d'un pays à l'autre. Il faut rester pragmatique : aussi longtemps qu'un meilleur système n'aura pas été mis au point, un préretraité vaudra mieux qu'un chômeur, aussi bien sur le plan individuel que sur le plan collectif. Grâce à notre récent accord, si la moyenne d'âge des salariés de Renault ne va pas diminuer de manière spectaculaire, la proportion de jeunes va progresser, ce qui constitue un élément essentiel de notre équilibre social et de notre compétitivité.

Comment anticipez-vous le vieillissement de la population active ?

Dans un contexte à venir de carrières professionnelles très longues, nous allons continuer à avancer sur l'organisation du travail en intégrant la préoccupation du vieillissement dans l'ergonomie des postes de travail. Nous allons également développer la formation, car le niveau général de qualification doit rester le plus élevé possible. Une chose est sûre : nous investissons beaucoup plus sur ces aspects que les Japonais, par exemple.

Les syndicats vous reprochent de ne pas avoir profité des 35 heures pour remettre à plat l'organisation du travail…

Ce n'est un secret pour personne que je n'appelais pas la loi sur les 35 heures de mes vœux. Le texte présente l'avantage d'obliger les entreprises à négocier. Cela dit, pour Renault, la négociation sociale se déroule de manière continue. S'agissant de l'organisation du travail, nous visons une évolution progressive, pas à pas, à laquelle je crois plus qu'aux ruptures radicales. Volvo a, par exemple, tenté de faire fonctionner des unités de montage conçues autour de cycles très longs, pour finalement abandonner cette idée qui n'améliorait pas les conditions de travail et dégradait la productivité. La négociation pour le passage aux 35 heures n'a pas été l'occasion de remettre en cause nos objectifs en matière de compétitivité et de productivité, au contraire : il a bien fallu compenser la baisse du temps de travail.

L'usine de Flins vient de connaître plusieurs jours d'arrêt de travail à propos de l'intéressement…

Nous sommes dans une période de grands changements et il est certain que la restructuration de Nissan aura un impact négatif sur l'intéressement de 1999. Mais elle aura sans doute des conséquences positives sur les exercices ultérieurs ! Toujours au chapitre du climat social, la déclinaison locale de l'accord sur les 35 heures était un autre élément d'inquiétude pour nous, car ce type de négociation a un impact direct sur le mode de vie des salariés. Aujourd'hui les accords locaux sont signés, et l'équilibre global est positif, mais il peut toujours y avoir de l'agitation sur certains sites.

Vous vous êtes solidarisé avec Michelin, après l'annonce contestée de son plan de suppressions d'emplois. Êtes-vous devenu adepte de la « shareholder value » ?

Pour toute grande entreprise privée, il faut faire converger les intérêts des salariés et ceux des actionnaires, et je pense que la croissance rentable constitue le bon moyen de le faire. Pour cela, il est nécessaire, entre autres choses, de s'attaquer aux problèmes de compétitivité sans attendre de se trouver en situation de crise, et c'est ce point que j'ai tenu à souligner au moment de « l'affaire Michelin ». Je pense en effet que la médecine préventive, du type de celle que nous avons mise en œuvre dans les six dernières années, est préférable à la médecine curative.

Quels outils utilisez-vous pour évaluer et motiver votre encadrement ?

La rémunération des cadres est chez Renault individualisée depuis longtemps. Les premiers plans de stock-options remontent à 1996. Depuis 1998, les 1 000 principaux cadres du groupe perçoivent une part variable importante calculée selon les objectifs de performance individuels et collectifs. À partir de cette année, ils font l'objet d'une évaluation 360. Depuis cet automne, la DRH explique aux cadres où ils en sont de manière très précise, en étayant les évaluations avec des référentiels extérieurs à l'entreprise. J'ai veillé moi-même à l'instauration de cette transparence : ceux qui sont désignés comme des hauts potentiels doivent le savoir. Ceux qui ne le sont pas sont donc au courant. Je ne souhaite plus que les gens se cachent derrière leur petit doigt. Le développement de l'actionnariat salarié, qui représente 3 % du capital de Renault, est une bonne chose, même s'il ne faut pas en attendre des miracles. Ce n'est pas parce que l'on détient 100 ou 500 actions que le rapport à l'entreprise va fondamentalement changer.

Constatez-vous une évolution dans l'attitude des syndicats ?

Je constate une évolution très positive dans la qualité du dialogue social chez Renault. Il y a dix ans, les réunions du comité central d'entreprise étaient très tendues, et l'information donnée par la direction générale était indigente. Aujourd'hui, nous essayons de donner vraiment une information de qualité aux partenaires sociaux, qui, à leur tour, posent d'excellentes questions. Bien sûr, la division syndicale reste une réalité, mais, en contrepartie, chez Renault comme en France, nous n'avons pas un syndicalisme corporatiste. Quant au taux de syndicalisation, sa faiblesse n'a pas le sens qu'on lui donne. Si la France n'est pas à son avantage dans les comparaisons internationales, c'est que nous avons un syndicalisme militant, qui suppose une démarche active et engagée, alors qu'ailleurs les salariés sont souvent inscrits d'office dans des syndicats de branche. Ces comparaisons n'ont donc pas grande signification.

Que pensez-vous de la menace du Medef de quitter les organismes paritaires ?

Je suis très attaché au principe du paritarisme, qui me paraît un bon système. Je regretterais vivement sa disparition, car ce serait à mon avis un retour en arrière.

Propos recueillis par Denis Boissard, Jean-Paul Coulange et Thierry Roland.

Les anciens de la Rue de Grenelle

Plus au fait des questions financières que de la gestion des ressources humaines, Louis Schweitzer s'est entouré de bonnes pointures dans ce domaine. Après sa nomination à la présidence, en 1992, il a embauché Michel de Virville, un ancien chercheur du Cereq, qu'il avait connu au cabinet de Laurent Fabius à Matignon et qui avait, par la suite, dirigé le cabinet de Jean-Pierre Soisson au ministère du Travail. Nommé secrétaire général chargé des ressources humaines, c'est Virville qui réorganisera la DRH. Fin connaisseur des talents du ministère du Travail, ce dernier a truffé le département des relations sociales d'anciens fonctionnaires de la Rue de Grenelle, à commencer par son responsable Jean-Christophe Sciberras, un ex-inspecteur du travail passé par le cabinet de Martine Aubry première période, ou Catherine Pône, ex-Madame 35 Heures à la Direction des relations du travail, au ministère, devenue chef du service réglementation et droit du travail de Renault.

Auteur

  • Thierry Roland