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Politique sociale

Une partie du patronat allemand veut la peau du capitalisme rhénan

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.12.1999 | Sabine Syfuss-Arnaud

Crise économique et réunification ont ébranlé le vieux modèle social rhénan, fondé sur la négociation collective et la cogestion. Une nouvelle génération de dirigeants veut jeter ce système aux orties, tandis que les patrons qui y sont encore attachés souhaitent plutôt le réformer en douceur.

Joli paradoxe. C'est au moment où leurs divergences se font jour sur l'avenir du social-capitalisme rhénan que les frères ennemis du patronat allemand choisissent de cohabiter dans un même immeuble, à Berlin. À la mi-novembre, ils se sont installés au 29 de la Breitestrasse, à deux minutes à pied d'Unter den Linden, les Champs-Élysées berlinois, dans un bâtiment anthracite, habillé de bois, de granit et de verre. Un déménagement qui traduit davantage qu'un simple changement de capitale. Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, les trois porte-parole des patrons se retrouvent sous le même toit (voir encadré), dans cette Haus der deutschen Wirtschaft ou « Maison de l'économie allemande », alors que, jusqu'à présent, deux d'entre eux siégeaient à Cologne et le troisième à Bonn.

Car le patronat allemand est tricéphale. Il y a d'abord le Bundesvordstand der Deutschen Arbeitgeberverbände (BDA), la Fédération des syndicats patronaux allemands, qui représente les branches et les régions. Chargé des dossiers sociaux, le BDA mène en particulier les négociations de branche. « Contrairement à la France et à la Grande-Bretagne, le plus grand rôle des organisations patronales est la discussion des conventions collectives », souligne Gerhard Lehmbruch, professeur de sciences politiques à l'université de Constance. Il y a ensuite le Bundesverband der Deutschen Industrie (BDI), l'Union fédérale de l'industrie allemande, qui défend les intérêts économiques et fiscaux des entreprises de la Deutschland SA. Il y a enfin le Deutscher Industrie und Handelstag (DIHT), l'Assemblée permanente des chambres allemandes de commerce et d'industrie. Une instance chargée de la formation, domaine prépondérant outre-Rhin, et dont les analyses en matière de conjoncture sont toujours très attendues.

Crise existentielle

« Nous marchons séparés pour maximiser notre force de frappe », explique Dieter Rat, directeur de la communication du BDI, qui ne manque pas une occasion de ressortir une étude du cabinet Roland Berger, l'un des conseils en entreprises les plus écoutés d'Allemagne, recommandant de conserver les « trois marques » du patronat germanique. « Si nous nous retrouvons sous le même toit, c'est parce que nos adhérents nous demandent de limiter les frais de fonctionnement », indique Peter Blume, porte-parole du DIHT. Une justification a minima du regroupement des trois organisations dans la nouvelle capitale allemande.

Car cette vie commune ne parvient pas à masquer de profonds clivages. Deux tendances s'affrontent au sein du patronat allemand. Pour schématiser, une partie des patrons – c'est le cas du BDA et de son président, Dieter Hundt – plaident pour la poursuite du « modèle rhénan », un capitalisme fondé sur la concertation de branche et la cogestion. En face, une frange plus libérale, incarnée par Hans-Peter Stihl, le patron du DIHT, et surtout par Hans-Olaf Henkel, le bouillant président du BDI, tire à boulets rouges sur le manque de flexibilité des relations sociales outre-Rhin.

Pour l'hebdomadaire économique Wirtschaftswoche, c'est bien simple : les syndicats patronaux allemands traversent une véritable « crise existentielle », à tout le moins une « crise d'identité », nuance Gerhard Lehmbruch. À l'origine de ce malaise, la récession des années 90 et la mondialisation de l'économie. Le label Made in Germany s'est soudainement révélé un argument de vente insuffisant pour ce pays champion à l'exportation. Les pays concurrents ont su profiter d'une productivité plus importante et d'une main-d'œuvre meilleur marché pour lui tailler des croupières. Du coup, le fameux consensus allemand assis sur des salaires élevés et sur la paix sociale dans les entreprises s'est trouvé écorné.

De plus en plus de patrons ont émis des doutes sur l'efficacité de négociations collectives menées dans chaque branche par les représentants du BDA et du syndicat Deutscher Gewerkschafts-bund (DGB). Des rounds fixant pour deux à trois ans le niveau des salaires, celui des minima sociaux, des heures supplémentaires, des congés payés… Souvent signés au prix d'une menace de grève, voire d'une grève, ces accords ont valeur de loi. Pour les salariés, c'est l'assurance d'avoir des rémunérations élevées – meilleures, à qualification égale, que les salaires français. En échange, les patrons ont la garantie d'avoir une paix sociale : la grève est interdite dans l'entreprise, où il n'existe pas de section syndicale. Dans les conseils d'établissement, clés de voûte de la fameuse « cogestion à l'allemande », siègent non pas des représentants syndicaux, mais des élus des salariés.

La facture de la réunification

Depuis quelques années, le bel ordonnancement du capitalisme rhénan cher à Michel Albert est contesté. Ce sont les PME qui ont commencé à émettre des doutes : pourquoi appliquer des augmentations salariales généralisées, supportables par les grosses entreprises, mais parfois intenables pour les plus petites. « C'est l'effet Volkswagen, commente Renate Hornung Drauss, responsable de l'international au BDA. Les grosses entreprises acceptent des hausses de salaire parce que, en raison de leur présence sur les marchés internationaux, elles ne peuvent se permettre des grèves. » Elles en profitent d'ailleurs pour répercuter une partie des coûts salariaux sur les fournisseurs, en leur serrant les boulons… « À l'inverse, pour les petites entreprises, et notamment les fournisseurs, l'augmentation du prix de la main-d'œuvre entraîne un problème de survie. Elles préféreraient un conflit social. » La réunification n'a rien arrangé. Sous la pression du gouvernement, le patronat a accepté d'étendre le droit du travail à l'Est et négocié un rattrapage des salaires sur six ans. Certaines années, les ouvriers de l'ex-RDA ont bénéficié de plus de 20 % d'augmentation, alors que leurs performances économiques étaient loin de répondre aux standards occidentaux. « Ce qui a fonctionné à l'Ouest, notamment l'octroi de fortes rémunérations, ne pouvait pas marcher à l'Est. C'est une erreur stratégique qui a fait perdre aux organisations patronales de leur autorité », estime Gerhard Lehmbruch.

Cette érosion de leur crédibilité s'est poursuivie pendant la crise économique du début des années 90. Deux conflits sociaux durs dans la métallurgie – secteur particulièrement réactif, qui donne souvent le la aux autres branches industrielles –, en mai 1993 dans les régions de l'ex-RDA eten février 1995 en Bavière, ont poussé Gesammtmetall, le patronat de la métallurgie, à accepter, en février 1999, une hausse de 4,2 % des salaires sur quatorze mois.

Des vagues de démissions suicidaires

De nombreux chefs d'entreprise ont dit stop. Pour échapper aux salaires imposés par la négociation collective, ils ont commencé à quitter les organisations patronales, dès les années 1992-1993. « Les vagues de démissions peuvent finir par devenir suicidaires pour le patronat », souligne un de ses membres. À l'Est, certains patrons n'ont même jamais adhéré à un syndicat. Directeur de Gesammtmetall, Thomas Wajna reconnaît que, en 1998, 110 entreprises sont parties. « Au début de la décennie nous fédérions 9 370 membres, aujourd'hui, 6 770. Une fois que l'on a soustrait près de 1 000 disparitions liées aux faillites ou aux fusions, nous obtenons à peu près 1 600 départs effectifs. Gesammtmetall ne représente plus que 60 % des entreprises de la métallurgie allemande. Pour les PME de 100 à 500 salariés, ce nombre tombe même à 41 %. » La tendance est encore plus flagrante à l'Est, tous secteurs confondus. « L'ex-RDA, pour nous, c'est de la dynamite », confiait récemment un responsable du BDA au quotidien économique Handelsblatt. Selon l'Institut für Arbeitsmarkt und Berufsforschung (IBA), spécialisé dans le marché de l'emploi, seule une entreprise privée de l'Est sur quatre adhère à une convention de branche, contre une sur deux à l'Ouest. Résultat : dans un secteur comme le textile, le tarif horaire moyen oscille entre 8 et 10 marks, contre les 12,08 marks négociés. Sur les gigantesques chantiers de Berlin, la plupart des ouvriers touchent la moitié de ce que prévoient les textes !

Aujourd'hui, seuls deux chefs d'entreprise sur cinq se sentent bien représentés par les organisations patronales, selon l'hebdomadaire économique Wirtschaftswoche. Il faut dire que le profil classique du dirigeant allemand, patron d'une grosse PME industrielle qu'il a créée, est en voie de disparition. Le patronat change. Les nouveaux leaders se forment à l'étranger, passent d'une entreprise à une autre, parlent plus ouvertement à la presse, se tournent davantage vers les services, s'endettent pour grandir, sont rivés aux cours de la Bourse. Bref, ils sont à des années-lumière du patronat traditionnel. « Au début de la décennie, 98 % des patrons avaient fait toute leur carrière dans leur propre entreprise. Aujourd'hui, ils ne sont plus 85 % », constate Hervé Jolly, chercheur au CNRS, auteur d'une thèse sur l'élite industrielle allemande. Prototype des nouveaux managers d'outre-Rhin : Jürgen Schrempp, P-DG du conglomérat Daimler-Chrysler. Un monstre industriel issu du rapprochement des constructeurs allemand et américain, dont il a initié la fusion. Surnommé « le Rambo du patronat », roi du franc-parler, il a réalisé une partie de sa carrière en Afrique et fait de la share holder value un dogme. Autre exemple, Ron Sommer, qui a accompagné la privatisation de Deutsche Telekom. Né de l'autre côté de la Méditerranée, ce diplômé de mathématiques a travaillé pour Sony en Californie et à Paris. Bronzage parfait toute l'année, cravate Hermès en toute occasion, Ron Sommer joue à plein de son image. On le voit même sur le rapport annuel de son entreprise en train de signer des autographes à ses actionnaires…

Des dirigeants charismatiques dans les start-up

Autres dirigeants charismatiques, les créateurs de start-up qui se sont précipités sur le Neuer Markt, le nouveau marché des valeurs de croissance. Et qui font la fortune d'Allemands devenus de plus en plus boursicoteurs depuis l'entrée en Bourse, en 1997, de Deutsche Telekom. Y figurent, par exemple, Stephan Schambach, un Allemand de l'Est qui a grandi derrière le mur et qui se retrouve aujourd'hui à la tête d'Intershop, leader mondial des logiciels destinés à ouvrir des magasins sur Internet. Ou encore Gerhard Schmid, ancien joueur de hockey sur glace, président de Mobilcom, une entreprise qui a réussi une percée phénoménale en cassant les prix des communications téléphoniques. Beaucoup de ces entreprises high-tech ne font partie d'aucun syndicat patronal. Exemple de taille, le géant SAP, leader mondial des logiciels de gestion intégrés, ne fait partie d'aucune chapelle. Dans les PME traditionnelles, le renouvellement des dirigeants n'est pas non plus sans conséquences. La génération des fondateurs de l'après-guerre est remplacée par des capital-risqueurs, des business angels, voire par des salariés qui rachètent leur entreprise. Une nouvelle vague qui ne se considère pas forcément bien représentée par le BDA, ni même par le BDI.

Quant aux grandes figures de l'industrie allemande, « elles n'ont pas, pas plus que dans les autres pays européens, besoin de porte-parole », observe Hervé Jolly. De plus en plus de chefs d'entreprise cherchent des solutions alternatives à l'adhésion classique à un syndicat patronal. De grosses multinationales, par exemple Siemens ou Daimler-Benz, ont externalisé des activités de services pour réduire l'impact des accords de branche. Certains patrons ont réussi à imposer non seulement des négociations d'entreprise, mais encore des avenants individualisés aux contrats de travail grâce à la menace : « Vous acceptez mes conditions ou je délocalise. » De nouveaux syndicats patronaux ont également vu le jour. Notamment des organisations dite « OT » (ohne Tarifvertrag, « sans négociation collective de branche »), sortes de coquilles vides créées à la hâte qui proposent aide logistique et juridique à ses membres. 40 % des démissionnaires de Gesammtmetall sont partis dans une OT. À l'Est, le syndicat patronal Ostmetall a réveillé un vieux syndicat ouvrier chrétien, Christlicher Gewerkschaftsbund, et négocié des accords baptisés Phenix, beaucoup moins contraignants pour les patrons.

Ces initiatives restent encore l'exception. Mais elles constituent une sérieuse menace pour les trois grandes organisations patronales, qui sont loin de faire front commun. En perte de vitesse en raison de la désindustrialisation de l'économie allemande, le BDI cherche sa raison d'être. Alors, il met sans arrêt de l'huile sur le feu en critiquant l'attitude du cousin BDA dans les négociations sociales. « Apportons de la flexibilité aux négociations. Elles sont trop lourdes, longues, chères et ringardes. Il faut trouver des accords au niveau de l'entreprise, sans quoi nous courons à notre perte », proclame, chaque fois qu'il le peut, Hans-Olaf Henkel. Selon le leader du BDI, « le droit du travail allemand est encroûté ».

Cet ancien dirigeant d'IBM Europe, qui, en 1992, avait fait sortir son entreprise du BDA, adore jouer les cassandres et les donneurs de leçons. Depuis qu'il est à la tête de la fédération de l'industrie, il n'arrête pas de ferrailler avec son homologue du BDA, Dieter Hundt, l'accusant de mollesse. Il l'aurait même traité publiquement de Weichei (œuf mollet). Un épisode qui a fait les choux gras de la presse économique allemande. Henkel s'en était déjà pris à Klaus Murmann, prédécesseur de Hundt, torpillant sa candidature à la tête de l'Unice, l'union des patrons européens, en 1996. « Henkel est l'enfant terrible du patronat. Ses lieutenants passent leur temps à rattraper ses gaffes », souligne un responsable du BDA.

Au-delà de ces querelles de personnes, ce sont deux conceptions du patronat qui s'affrontent. L'industrie contre le reste de l'économie allemande, l'assurance, les services, la banque… Un nouveau patronat salarié, à l'image de Henkel, issu d'IBM, contre un patronat légitime, à l'instar de Hundt et Stihl. Eux ne se privent pas de rappeler qu'ils sont de « vrais » patrons, qu'ils dirigent des PME dont ils sont les propriétaires : Allgaier-Werke, entreprise de sous-traitance métallurgique (1 milliard de francs de chiffre d'affaires) pour le premier, et Stihl, entreprise éponyme, numéro un mondial des scies à moteur pour le second.

Vers des négociations de branche aménagées

Sur le fond, les critiques de Henkel et de la base ont porté leurs fruits. Depuis trois ans, le BDA plaide, de concert avec le syndicat DGB, pour des négociations de branche aménagées. La poursuite de l'autonomie tarifaire – et donc leur survie – en dépend. BDA et DGB proposent des aménagements. La possibilité selon l'état de santé de l'entreprise d'introduire des clauses d'exception, des corridors de négociation des salaires… « Nous sommes aujourd'hui sur le chemin de la guérison », note, très optimiste, Renate Hornung Drauss, du BDA. « Le plus dur est derrière nous, poursuit-elle. Certaines entreprises sont revenues dans notre giron. Elles ont mené des négociations maison et se sont retrouvées avec des syndicats très durs qui leur ont imposé des conditions plus désavantageuses encore que la convention de branche. Avec les accords de branche, les problèmes sociaux ne descendent pas dans l'entreprise et les dirigeants n'ont pas à faire face au maquis juridique des conventions. » La cogestion ne présente pas que des inconvénients !

Le défi que doivent relever BDA et DIHT est de réussir la modernisation des relations sociales en Allemagne, tout en préservant les acquis du modèle rhénan. Ce qui pourrait passer par un mariage de raison entre les trois grandes organisations patronales, facilité par leur nouvelle cohabitation. « Cela irait dans le sens de l'histoire, constate un permanent du Medef, comme cela s'est passé depuis dix ans chez les Irlandais ou les Néerlandais. »

D'après un récent sondage publié par l'hebdomadaire économique Wirtschaftswoche, 80 % des chefs d'entreprise allemands estiment qu'il y a trop de représentants patronaux au niveau fédéral. Et 77 % sont favorables à une fusion. L'idée n'est pas aussi utopique que voudraient le faire croire les permanents des syndicats patronaux. Au milieu des années 70, BDI et BDA ont déjà eu un dirigeant commun : Hanns Martin Schleyer. Vingt ans après son enlèvement, sa séquestration et son assassinat par la Fraction armée rouge, cette grande figure du patronat allemand aura-t-elle enfin un héritier ?

Un seul toit pour les patrons

La réunion du patronat allemand a été célébrée le 12 novembre dernier, à Berlin. Tout le gratin des chefs d'entreprise d'outre-Rhin s'est retrouvé dans la grande cour intérieure de la nouvelle Maison de l'économie allemande (Haus der deutschen Wirtschaft), qui scelle la vie en commun des trois organisations patronales, BDA, BDI et DIHT. Démocratiquement, l'architecte qui a conçu ce bâtiment froid, caractéristique du nouveau style berlinois, a été choisi par les trois présidents, Dieter Hundt, Hans-Olaf Henkel et Hans-Peter Stihl. La construction de ce nouveau siège a été surveillée conjointement par les trois ténors, l'un ayant posé la première pierre, le second ayant parrainé la fin du gros œuvre et le troisième la remise des clés. Les trois syndicats patronaux ont pris leurs quartiers il y a un mois, non sans arrière-pensées. Pour la « Wirtschaftswoche », l'hebdomadaire économique d'outre-Rhin, BDI, BDA et DIHT sont « tels des porcs-épics […] attentifs en permanence aux piquants de l'autre ». En tout cas, la pendaison de la crémaillère adonné lieu à une belle scène de famille, avec vins fins et champagne, flonflons, discours du président dela République, sourires et petits fours. L'unité… au moins le temps d'une soirée.

Auteur

  • Sabine Syfuss-Arnaud