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Enquête

CES METHODES QUI VOUS RENDENT MALADES

Enquête | publié le : 01.12.1999 | Catherine Leroy

La pression du client s'accroît, même dans l'industrie. Les tâches répétitives se développent dans les services. Partout, le travail s'intensifie. Le stress augmente. Conséquence : les troubles musculo-squelettiques et les dépressions font des ravages dans les rangs des salariés.

C'est une véritable épidémie de tendinites qui s'est déclarée dans cette entreprise textile du Nord-Pas-de-Calais. L'origine de cette hécatombe ? L'application des normes ISO 9 002 et le passage de la fabrication de grandes séries aux petites séries. Résultat : « 43 % des femmes de l'atelier de finissage ont développé un syndrome du canal carpien, générant un fort taux d'absentéisme », souligne le docteur Claude Buisset, médecin du travail interentreprises dans le Nord. Autrement dit, une partie des 300 salariés de cette PME ont été victimes de troubles musculo-squelettiques (TMS). À l'instar de Jeanine, entrée comme ouvrière dans l'entreprise il y a douze ans. La machine sur laquelle elle travaillait n'a pas été conçue pour les petites séries. Du coup, cette opératrice a dû assurer les nouvelles productions tout en remédiant aux dysfonctionnements du robot. Et elle a fini par développer une tendinite du coude. Après une intervention chirurgicale, elle a été licenciée, étant dans l'incapacité de reprendre son poste. Aux yeux du docteur Buisset, c'est clairement « le changement d'organisation du travail, sans modification du matériel, qui a usé Jeanine ». Les opératrices doivent sans cesse interrompre leur travail pour recalibrer les machines et mettre en route une autre production, afin de faire face à une commande plus urgente. Inutile de dire que les temps de récupération ont disparu.

Les fameux TMS représentent actuellement plus des deux tiers des maladies professionnelles reconnues. Et ils sont en constante augmentation. 1 040 cas reconnus en 1990, 5 856 en 1996, et probablement « aux alentours de 10 000 en 1999 », prévoit l'ergonome Antoine Laville, directeur d'études à l'École pratique des hautes études. Au banc des accusés, les nouvelles organisations du travail liées à une production en juste à temps. Gains de productivité obligent, « les entreprises sont dans une démarche d'optimisation des postes », explique Michel Sailly, chargé des questions d'ergonomie et de handicap chez Renault. « Avant, les postes n'étaient pas engagés à 100 %. Quand une opération était prévue sur une minute, en fait, il n'y avait réellement besoin que de cinquante secondes pour la réaliser. Aujourd'hui, on tend vers cinquante-sept secondes de travail effectif. Pour cela, on cherche à réduire les déplacements et les gestes inutiles. » Responsable de tous les représentants CGT dans les comités d'hygiène et de sécurité du groupe Renault, Pierre Bernardini s'alarme de cette stratégie : « Ces pratiques contraignent les salariés à une nouvelle gestuelle. Le salarié le plus performant à un poste est pris comme référence et les autres opérateurs doivent l'imiter. » Conséquence la plus visible : les opérateurs ont moins de temps de récupération. « Ces nouvelles organisations réduisent les marges de manœuvre dont chacun dispose pour préserver sa santé », confirme Serge Volkoff, directeur du Creapt (Centre de recherches et d'études sur l'âge et les populations au travail).

Même les jeunes sont touchés par les TMS

Outre les contraintes du juste à temps, l'apparition ou la recrudescence des TMS est aussi à relier « à l'augmentation des exigences de qualité » et « au cumul des tâches de production et d'assistance à la production (maintenance, contrôle, gestion de la production…), de travail physique et mental », expliquent Armelle Gorgeu et René Mathieu, chercheurs au Centre d'études de l'emploi. Ces experts de la filière automobile constatent un phénomène alarmant : les TMS ne sont pas des pathologies de travailleurs vieillissants. Ils concernent des jeunes sans ancienneté. Et de prendre en exemple une usine de câblage créée en 1994 où, deux ans plus tard, 12 personnes étaient déjà atteintes du syndrome du canal carpien.

Nombre d'indicateurs ont viré au rouge. L'édition 1998 de l'enquête nationale de la Dares sur les conditions de travail révèle une augmentation des contraintes pesant sur les salariés. Près d'un sur quatre déclare travailler sous la pression de normes de production ou de délais inférieurs à une heure, contre un sur six en 1991. Loin de se résorber, le travail à la chaîne poursuit sa progression dans l'industrie : en 1998, il concerne 15 % d'ouvriers qualifiés, soit deux fois plus qu'en 1984, et 30 % d'ouvriers non qualifiés au lieu de 20 %. Le travail répétitif se développe maintenant dans le commerce. Inversement, la pression du client, qui était une caractéristique du tertiaire, est de plus en plus perceptible dans l'univers industriel, à travers le raccourcissement des délais de production et le passage aux petites séries. Enfin, la pénibilité du travail s'accentue : plus du tiers des salariés interrogés par la Dares en 1998 ont déclaré cumuler plusieurs types d'efforts physiques, c'est-à-dire deux fois plus qu'en 1984. Postures pénibles, déplacements à pied longs ou fréquents et port de charges lourdes sont les plus souvent cités.

Les nouvelles organisations du travail sont aussi à l'origine de nombreuses souffrances psychiques. Chef de projet dans une société de services informatiques, Jean-Pierre a craqué, victime avant l'heure du bogue de l'an 2000. Il n'a pas pu résister à la pression. « J'étais heureux dans mon job. Je prenais régulièrement de nouvelles responsabilités, mais les choses se sont gâtées il y a un an avec la perspective du passage à l'an 2000. Comme tous les informaticiens, je n'arrête pas de me demander si j'ai bien fait tout ce qu'il fallait pour éviter les problèmes lors du changement de millénaire. » Certes, l'entreprise a prévu des modes opératoires, des procédures à suivre pour faciliter la tâche des informaticiens, mais cela n'a pas suffi à calmer ses inquiétudes et la peur de ne pas être à la hauteur. Au point qu'un jour son médecin l'arrête pour dépression. « Dans les cabinets médicaux, les salariés se plaignent moins de l'intensification que de la dégradation de la qualité et du sens du travail », confirme Philippe Davezies, chercheur en médecine du travail à la faculté de médecine Laennec de Lyon. « La souffrance psychique apparaît liée à l'impossibilité de tenir à la fois les critères quantitatifs mis en place par la direction et les critères qualitatifs portés par le personnel. Faire du mauvais travail dégrade l'identité personnelle et mine l'estime de soi. » D'où l'apparition de comportements compensatoires ou défensifs qui débouchent souvent sur des pathologies. Dans une banque, un médecin du travail a constaté des troubles graves chez les commerciaux, confrontés au double langage de leur direction : « D'un côté on leur demande de tenir compte du profil de la clientèle pour adapter leurs propositions, d'un autre on exige d'eux qu'ils fassent du chiffre. Cela démoralise surtout les anciens. »

Autre cas de figure : la mobilité imposée à des conseillers qui ont réussi à développer un secteur. « Il leur faut tout recommencer de zéro, refaire leurs preuves. C'est usant. » Conséquences : pathologies fonctionnelles, dorsalgies, douleurs abdominales. Voire des cas d'infarctus chez des femmes. Mais également une multiplication des arrêts de travail pour dépression. « Quand je demande aux salariés comment va leur travail, certains se mettent à pleurer. » Même des chefs d'agence, soumis à de trop fortes pressions, craquent et demandent à être « rétrogradés » à des postes hors hiérarchie. Philippe Davezies, de la faculté de médecine de Lyon, constate que « les individus les plus exposés au burn-out, à l'épuisement professionnel, sont ceux qui s'investissent beaucoup sans avoir les moyens de réaliser un travail de qualité ».

Une montée des troubles psychiques

D'une façon générale, comme le montre l'enquête 1998 sur les conditions de travail, la « charge mentale » du travail augmente. Cette aggravation est traduite par certains facteurs : le travail dans l'urgence, la nécessité d'une attention soutenue, les interruptions intempestives de travail, les moyens insuffisants ou les relations tendues avec la hiérarchie. Enfin, en cas d'erreur de leur part, 60 % des salariés (contre 46 % en 1991) redoutent des sanctions, et notamment des menaces pour leur emploi. La situation apparaît encore plus dégradée pour les cadres et les professions intermédiaires que pour les salariés d'exécution. Dans son rapport annuel 1998, le collectif des médecins du travail de Bourg-en-Bresse, qui regroupe neuf médecins interentreprises de l'Ain, pointe aussi la « montée des troubles psychiques » : « Nous avons été confrontés à des décompensations particulièrement graves : dépressions sévères, tentatives de suicide, états délirants, mais aussi troubles cognitifs. » Ces médecins citent en particulier le cas de travailleurs sociaux qui « gèrent des situations d'urgence dans un contexte de violence sociale ».

Ils ne sont pas les seuls. Une frange de plus en plus importante de la population salariée est confrontée à la violence sur son lieu de travail. Et pas seulement dans les quartiers dits sensibles. C'est ainsi qu'à Marseille une partie du personnel des urgences de l'Assitance publique s'est mise en grève cet automne, après une série d'agressions. À La Poste, dans les caisses de Sécurité sociale, dans les administrations, dans les transports en commun et les centres commerciaux, on ne compte plus les agressions subies par les salariés en contact avec le public. « Ces salariés accumulent du stress. Ils finissent par basculer dans la dépression », souligne Jean-Pierre Vouch, directeur de l'Institut d'accompagnement psychologique post-traumatique, de prévention et de recherches, ouvert cette année par la RATP pour répondre aux troubles créés chez les agents. Cela a des conséquences non négligeables pour les entreprises : les psychopathologies sont devenues la première cause d'inaptitude provisoire à la RATP.

Atteintes à la santé, emploi menacé

« Les salariés en butte à des travaux pénibles courent un risque accru de perdre aussi leur emploi. » Participant actif de l'enquête Estev (la première enquête à avoir étudié les effets du travail sur la santé des salariés en fonction de leur âge), un groupe de médecins du travail de la région Centre tire la sonnette d'alarme. « Nous voyons de plus en plus de salariés, victimes de sorties anticipées de l'emploi, pour des causes relevant de la santé », s'inquiète, au nom de ces médecins, Fabienne Bardot, qui exerce à Orléans.

« Soit l'avancée en âge ne permet plus au corps de suivre un rythme imposé qui augmente sans cesse, soit les nouvelles conditions de travail usent ou cassent prématurément l'outil humain. »

Pour illustrer leur inquiétude, les exemples ne manquent pas. Embauchée comme manœuvre dans une entreprise de traitement de surface, Sylvie, 23 ans, a ainsi été licenciée après avoir été victime, au bout de quelques mois de travail seulement, d'une tendinite à l'épaule. Sylvie, qui ne mesure que 1,48 mètre, était en effet obligée de porter des pièces métalliques à bout de bras pour pouvoir les accrocher sur un rail en mouvement. Même après l'apparition de sa maladie, « son employeur n'a pas envisagé de modifier les conditions de travail ni d'aménager son poste ; il a préféré la licencier », s'insurge Fabienne Bardot.

Et les médecins du travail de la région Centre d'enfoncer le clou : « La fragilisation de l'emploi supprime toute possibilité de retrait anticipé du risque professionnel et toute possibilité de réorientation individuelle.

Elle a aussi pour conséquence de briser les solidarités, soutiens et petits aménagements internes qui jusque-là s'organisaient d'une manière informelle dans les groupes de travail. »

Auteur

  • Catherine Leroy