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Vie des entreprises

Juges judiciaires et gestion de l'entreprise

Vie des entreprises | Chronique juridique | publié le : 01.02.2006 | JEAN-EMMANUEL RAY

Dans la lignée de la jurisprudence Videocolor, les arrêts Pages jaunes rendus le 11 janvier 2006 par la chambre sociale de la Cour de cassation confirment que la « sauvegarde de la compétitivité » peut justifier un licenciement économique. La logique étant alors préventive, peu importe que l'entreprise ne soit pas en difficulté à la date du licenciement.

Le juge français est-il compétent pour juger de la gestion d'une entreprise d'aujourd'hui ? Sans doute en première instance, les juges consulaires du tribunal de commerce sont avertis en matière de gestion. Parfois retrouve-t-on de tels professionnels (des DRH) chez les conseillers prud'hommes employeurs. Mais les fonctionnaires inamovibles des niveaux supérieurs peuvent-ils aller plus loin que la disproportion manifeste entre les problèmes économiques rencontrés et le taux d'emplois supprimés ? À l'instar du Conseil constitutionnel visant le législateur dans sa décision du 13 janvier 2005 : « Pour poser des règles propres à assurer au mieux le droit pour chacun d'obtenir un emploi, il peut apporter à la liberté d'entreprendre des limitations liées à cette exigence constitutionnelle, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteinte disproportionnée au regard de l'objectif poursuivi. »

À supposer que le juge entre dans cette démarche de contrôle, l'équilibre est délicat à trouver. Si l'analyse jurisprudentielle de la cause sérieuse du licenciement économique est jugée trop sévère et le résultat, donc, trop coûteux par les entreprises, le recours à la sous-traitance ou au travail précaire permet de contourner ces contraintes. Ainsi le contrat nouvelles embauches est avant tout destiné à éviter aux petites entreprises le contrôle judiciaire du licenciement économique. Comme l'énonçaient en janvier 2005 les Cahiers du Conseil constitutionnel : « Pour les personnes dépourvues d'emploi, le droit d'obtenir un emploi serait amoindri si des solutions législatives ou jurisprudentielles très protectrices pour les salariés en place avaient un effet dissuasif sur les futures décisions de recrutement des PME et des investisseurs étrangers, incitant par exemple les entreprises à localiser leurs activités hors de France. »

N'ignorant pas que si la peine de mort est abolie, le ridicule peut tuer, le Conseil d'État avait dès 1981, à l'époque où il statuait sur les autorisations administratives de licenciement économique, interdit à l'Inspection du travail de s'immiscer dans les choix de gestion : il fait de même aujourd'hui s'agissant des représentants du personnel.

Toujours volontariste, la CJCE a cependant répondu vertement le 12 février 2005 à la Commission reprochant aux juges du TPI de se mêler de choses qui dépassent manifestement leur compétence, la science juridique n'étant pas la si complexe science économique, en forme de loi de la pesanteur : « Si la Cour reconnaît à la Commission une marge d'appréciation en matière économique, cela n'implique pas que le juge communautaire doive s'abstenir de contrôler l'interprétation, par la Commission, de données de nature économique. Il doit notamment vérifier non seulement l'exactitude matérielle des éléments de preuve invoqués, leur fiabilité et leur cohérence, mais également contrôler si ces éléments constituent l'ensemble des données pertinentes devant être prises en considération pour apprécier une situation complexe, et s'ils sont de nature à étayer les conclusions qui en sont tirées. »

1° GOUVERNER, C'EST CHOISIR ET PRENDRE DES RISQUES

Contrôler, certes : mais jusqu'où ? « L'erreur du chef d'entreprise dans l'appréciation du risque inhérent à tout choix de gestion ne caractérise pas, à elle seule, la légèreté blâmable » : il est heureux que la chambre sociale ait rappelé dans l'arrêt du 14 décembre 2005 les principes dégagés par l'arrêt SAT (« Il n'appartenait pas à la cour d'appel de contrôler les choix effectués par l'employeur entre les trois solutions possibles. » (Cass. ass. plén., 8 décembre 2000.) Une position différente aurait littéralement plombé les entreprises françaises dans le Far West mondialisé d'aujourd'hui, où le patronus/bon père de famille prudent et avisé peut mener son entreprise à la faillite faute de réactivité suffisante. S'il est l'un des plus sévères du monde, le contrôle judiciaire français se limite cependant à celui de la cause réelle et sérieuse du licenciement contesté (Cass. soc., 8 novembre 2005), et la chambre sociale a toujours et heureusement refusé au TGI statuant en référé pendant la procédure d'intervenir sur ce terrain. Ce qui exclut a priori les choix de gestion, même si, loin en amont, « dans les entreprises et les groupes d'entreprises qui occupent au moins 300 salariés, l'employeur est tenu d'engager tous les trois ans une négociation portant sur les modalités d'information et de consultation du comité d'entreprise sur la stratégie de l'entreprise et ses effets prévisibles sur l'emploi ainsi que sur les salaires » (C. trav., art. L. 320-2 nouveau). C'est justement sur cette idée de prévention de très prévisibles suppressions de postes que reposent les deux arrêts du 11 janvier 2006.

2° LA LOGIQUE PREVENTIVE DES ARRÊTS PAGES JAUNES

Alors qu'à l'occasion du vote de la loi du 18 janvier 2005 le législateur avait refusé de légaliser la notion économique puis jurisprudentielle de « sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise », l'article L. 321-1 énonce désormais que « constitue un licenciement pour motif économique le licenciement […] résultant d'une suppression d'emploi ou d'une modification d'un élément essentiel du contrat de travail, refusée par le salarié ». Et son troisième alinéa datant de la loi de modernisation sociale de janvier 2002 avait admis que les propositions de reclassement puissent subsidiairement porter « sur un emploi de catégorie inférieure, sous réserve de l'accord exprès du salarié ». Dans les deux cas : modifier le contrat pour ne pas licencier. Les deux arrêts Pages jaunes rendus le 11 janvier 2006 s'inscrivent dans cette ligne.

S'agissant de nos bons vieux mais très volumineux annuaires papier, on imagine facilement que l'irruption d'Internet puis des téléphones mobiles ait, à l'aube du IIIe millénaire, bouleversé ce lucratif marché. Et la filiale de France Télécom de mettre en place en novembre 2001 un « plan de réorganisation commerciale » prévoyant de modifier la rémunération de 930 conseillers pour les inciter à mieux s'occuper de ces nouveaux médias, incluant par ailleurs la suppression de 9 postes et la création de 42 nouveaux emplois. Refus de certains salariés, suivi de licenciements économiques motivés à la fois par ces très réelles mutations technologiques et la volonté d'améliorer la rentabilité de la société. Vu les multiples implantations de l'entreprise en cause, pas moins de quatre cours d'appel avaient été amenées à statuer (dans des sens différents), deux pourvois étant arrivés à la Cour de cassation.

Malgré leur importance pratique dans l'affaire en cause, il semble que les mutations technologiques dont on connaît l'autonomie (« l'introduction d'une nouvelle technologie constitue une cause de licenciement même si la compétitivité de l'entreprise n'est pas menacée », Cass. soc., 9 octobre 2002) soient en l'espèce moins importantes que la reconfiguration de la sauvegarde de la compétitivité incluant l'emploi global : « répond à ce critère la réorganisation mise en œuvre pour prévenir des difficultés économiques liées à des évolutions technologiques, et leurs conséquences sur l'emploi, sans être subordonnée à l'existence de difficultés économiques à la date du licenciement ; la modification des contrats de travail résultant d'une telle réorganisation a elle-même une cause économique ». Cause économique ? On s'en doutait. Mais comme l'ajoute la Cour de cassation trois lignes plus loin : « Cause économique réelle et sérieuse. »

Au-delà du plan de sauvegarde de l'emploi qui, pour une fois, a trouvé grâce aux yeux des juges suprêmes – mais le plan de réorganisation ne visait-il pas justement à sauvegarder l'emploi global ? –, la cour d'appel de Dijon avait légitimement constaté « qu'il ne pouvait être reproché à l'employeur d'avoir anticipé des difficultés économiques prévisibles et mis à profit une situation saine pour adapter ses structures à l'évolution de son marché dans les meilleures conditions ». La chambre sociale contrôle et approuve : « La modification des contrats de travail s'inscrivait dans le cadre d'une réorganisation rendue nécessaire par la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise. »

« Les prévisions sont toujours difficiles à faire, surtout quand elles concernent l'avenir. » Le proverbe chinois est-il applicable aux employeurs français ? Pas si sûr quand on lisait l'arrêt du 16 mars 2004 concernant un licenciement économique prononcé en mars 2000 et pour lequel la cour d'appel avait fondé son raisonnement sur les résultats de l'exercice… 2000 : « Si le juge doit apprécier le bien-fondé du motif du licenciement à la date de son prononcé, il peut pour cette appréciation tenir compte d'éléments postérieurs. » Évoqué dans l'un des arrêts Pages jaunes du 11 janvier 2006, l'arrêt de la cour de Montpellier avait reproché à la filiale de France Télécom « d'avoir, à l'occasion de la mise en place de son plan de 2001, prétendu que sa compétitivité était menacée au point de risquer la survie de l'entreprise […], alors qu'en 2003 sa situation était largement bénéficiaire ». Sans censurer directement ce périlleux exercice en forme d'œuf et de poule, la Cour de cassation énonce que « la réorganisation mise en œuvre pour prévenir des difficultés économiques liées à des évolutions technologiques, et leurs conséquences sur l'emploi, n'avait pas à être subordonnée à l'existence de difficultés économiques à la date du licenciement ». Ouf !

« À quoi servent les juges ? Sont-ils réduits au rôle, noble certes mais restreint, d'assistants sociaux ? » s'interroge Philippe Waquet dans un ouvrage récent (Le droit du travail confronté à l'économie, sous la direction d'Antoine Jeammaud, Dalloz, décembre 2005). « Le juge n'a pas à s'ériger en économiste, ni à faire des choix de gestion. Mais il n'a pas non plus à se contenter d'un rôle de faire-valoir. » Le doyen Waquet a certainement raison : mais il est pour le juge des terrains – obligation de reclassement, pertinence du plan social – moins glissants que d'autres.

FLASH
Le motif s'apprécie au niveau du groupe

S'il n'apparaît déjà pas évident pour un juge de porter une appréciation sur les éventuelles difficultés économiques d'une entreprise composée d'une seule entité indépendante, on imagine que, lorsqu'elle appartient à un groupe international, « la nécessité de la sauvegarde de la compétitivité du secteur d'activité du groupe dont relève l'entreprise » ne soit pas simple à analyser. Mais cela n'effraie pas la chambre sociale : ainsi, dans son arrêt du 21 septembre 2005, le groupe en cause avait fourni au juge « des éléments d'information limités au secteur d'activité européen ». Cette information « ne permettait pas, pour un groupe mondial, de connaître l'étendue et la situation de l'ensemble du secteur d'activité sur lequel intervenait cette société », rétorque la Cour de cassation, qui retoque le groupe sans doute un peu ébahi par tant de hardiesse comptable. Déjà dans l'arrêt du 10 décembre 2003 elle avait démonté la construction patronale : « La distinction des entités composant l'ensemble du groupe dont relevait la société Simax était destinée à masquer la nature et l'importance des flux qui les reliaient. Les éléments d'information produits par l'employeur, limités au secteur d'activité européen, ne permettaient pas de connaître l'étendue et la situation de l'ensemble du secteur d'activité sur lequel intervenait la société. ».

Là encore, défaut de cause sérieuse.

Auteur

  • JEAN-EMMANUEL RAY