Développement des compétences, rémunérations généreuses, dialogue… il fait bon travailler chez Lilly France, filiale du labo américain dirigée par Dominique Amory. Les salariés apprécient, mais s'inquiètent de l'essor d'autres sites de production.
Dominique Amory ne décolère pas. Pourtant issu du corps préfectoral, ce polyglotte accompli qui parle cinq langues fulmine contre la classe politique et la haute administration. Président depuis un an de la filiale française du laboratoire américain Eli Lilly, il leur reproche en effet de surtaxer les labos et de considérer l'industrie pharmaceutique comme une vache à lait quand il s'agit de réduire le déficit de la Sécurité sociale (voir interview page 48). Ce qui a été le cas à l'automne dernier, lors du vote de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2006.
Très investi dans les syndicats professionnels du secteur pharmaceutique et notamment le Leem (Les entreprises du médicament), il craint un impact négatif sur la bonne santé du secteur. À commencer par celle de Lilly qui mise exclusivement sur l'innovation pour assurer son développement (19,4 % du chiffre d'affaires lui sont consacrés). Au cours des trois dernières années, ce labo a lancé sept produits nouveaux (dont le Zyprexia, un traitement antipsychotique, et le Sialis, un équivalent du Viagra) afin d'enrayer les pertes subies par le groupe en 2001 lorsque le brevet du Prozac est tombé dans le domaine public.
Reste qu'aujourd'hui la filiale française d'Eli Lilly, société basée à Indianapolis, affiche une santé florissante. Ce qui lui permet de bichonner ses quelque 3 000 salariés français, dont 2 000 travaillent à Fegersheim, dans le Bas-Rhin. Le plus grand site de production de Lilly fabrique 60 % des cartouches d'insuline produites par le groupe, exportées dans 125 pays. Il n'empêche que le personnel s'inquiète de la montée en puissance d'un autre site de production d'insuline en Italie.
« Perte de plusieurs brevets, concurrence interne affirmée avec les sites de Sesto (Italie) et de Prince Williams (États-Unis) qui fabriqueront les mêmes produits que nous avec des équipements neufs, concurrence externe avec des sous-traitants qui maîtriseront leurs coûts. 2008-2010 sera le début d'une période très mouvementée pour Fegersheim, affirme Benoît Rahier, secrétaire du CE, dans le numéro de septembre 2005 de Transparence, le journal du comité d'établissement du site de Fegersheim. « Nous craignons même la fermeture pure et simple du site », ajoute Georges Heller, délégué syndical FO à Fegersheim.
Installé en Alsace depuis 1967, Lilly France, qui a quasiment doublé ses effectifs à Fegersheim entre 1998 et 2003 (voir graphique), devrait voir cette année, pour la première fois, ses effectifs légèrement diminuer. De 37 postes selon Force ouvrière. Pour les syndicats, il s'agit là d'un « plan social déguisé ». Faux, rétorque la direction des ressources humaines qui rappelle qu'il n'y a jamais eu de plan social chez Lilly. Elle avance plutôt un possible non-remplacement des départs en retraite et un reclassement des personnels touchés par les projets d'externalisation qui visent des fonctions qui ne sont pas « dans notre cœur de métier », explique le DRH de Lilly France, Jean-Baptiste Labrusse. Comme la maintenance.
« Nous informons en amont les personnes qui sont susceptibles d'être concernées. Je préfère mener une politique de transparence car, à long terme, on est gagnant », ajoute Monique Schwab, la DRH de Fegersheim. De son côté, le directeur du site alsacien, Gérard Christmann, multiplie les rencontres avec le personnel, par groupes de 80 personnes. « Au total, cela représente déjà 25 réunions d'une durée de deux heures. »
Travailler sur le site de Fegersheim exige des qualités particulières. Car remplir et sertir les doses d'insuline qui seront conditionnées, transformées en cartouches et placées sur les stylos injecteurs, suppose des gestes d'une grande précision. « Six mois sont nécessaires au conducteur – le plus souvent issu de la filière de préparateur en pharmacie ou titulaire d'un BTS en biotechnologies – pour apprendre les techniques de “sanitisation” », note Isabelle Dufour, pharmacienne de production.
Chez Lilly, la majorité des métiers de production sont de haute technicité : la moitié des employés possède un diplôme supérieur à bac + 2. C'est pourquoi la maison développe une politique de recrutement pour le long terme (95 % des collaborateurs ont un CDI) et plus de la moitié des postes sont pourvus en interne. Des métiers extrêmement variés. Pharmaciens, ingénieurs et près de 400 spécialistes de la qualité s'y côtoient. « Chaque année, environ 450 000 prélèvements de surface et d'air sont réalisés par 150 techniciens particulaires, microbiologistes et chimistes. On prend zéro risque pour le produit », martèle Josiane Savarin, directrice supply chain et qualité.
Parmi les quelque 2 000 salariés que compte l'usine de Fegersheim (dont 47,6 % de femmes), « 45 % travaillent autour de la production et 29 % selon un cycle qui implique le travail de nuit », explique Monique Schwab, la DRH. L'usine fonctionne en effet 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, et le travail posté en cinq-huit est la règle. « On travaille deux après-midi de suite, puis deux nuits, puis deux matinées, suivis de quatre jours de repos », explique Kader Mazouzi, délégué syndical CFDT et élu au CHSCT du site de Fegersheim, qui remplit les doses d'insuline.
Enfin, l'entreprise emploie environ 600 délégués médicaux spécialisés par thérapeutique ou par nature d'activité, pour la médecine de ville ou l'hôpital : « Un métier soumis à forte pression. Car il faut des résultats », explique Jean-Pierre Level, délégué médical pour la cancérologie et l'oncologie dans le Pas-de-Calais et délégué syndical central CFDT, syndicat majoritaire dans l'entreprise.
« Intégrité », « excellence », « respect d'autrui » : telles sont les valeurs édictées par Lilly et recensées dans un Livre rouge, un code de conduite professionnel que chaque salarié doit signer lors de son entrée dans l'entreprise, dont la devise managériale est la suivante : get results through and with people. Employant 46 personnes sur le seul site de Fegersheim, les services de ressources humaines sont chargés de mettre en œuvre une politique de management qui « mise sur le développement des collaborateurs (8 % de la masse salariale est consacrée à la formation professionnelle), le dialogue et l'écoute », résume le DRH.
Chaque salarié ne passe pas moins de quatre entretiens formels par an, destinés à apprécier sa performance avec son manager, baptisé superviseur chez Lilly. En fin d'année, l'ensemble des collaborateurs sont classés dans l'une des trois catégories suivantes : « en besoin d'amélioration », « performant » ou « excellent ». « En général, explique Jean-Pierre Level, DSC CFDT, 10 % des salariés sont “en besoin d'amélioration”, 10 % en “excellent” et 80 % en “performant”, selon la bonne vieille courbe de Gauss, car c'est la seule façon de rester dans l'enveloppe budgétaire. ” Quant aux 65 hauts potentiels, détectés par les managers lors des people reviews, ils sont reçus deux ou trois fois par an par le comité de direction. « Dans le cadre du plan de développement des salariés, nous réalisons une estimation des compétences et des connaissances tout en évaluant les structures de poste et d'emploi. Nous aidons le collaborateur à définir son projet professionnel. Et ça marche : avant, on assistait à une fuite de talents, notamment dans la production. Aujourd'hui, les personnes restent plus longtemps à leur poste, en général plus de trois ans »,poursuit Monique Schwab, DRH de l'usine. Et, en 2003 et 2004, il y a eu quelque 220 promotions.
« Le parcours théorique est indiscutable, mais tous les superviseurs ne jouent pas forcément le jeu. Et certains bilans sont faits dans l'urgence », regrette Kader Mazouzi, responsable CFDT de la branche pharmacie en Alsace. « On a de beaux outils de management, complète son collègue de la CFDT, Jean-Pierre Level, mais attention à ne pas en abuser… » Comme ses collègues, ce délégué syndical réclame une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences plus adaptée. « La majorité des départs en retraite sont subis par l'entreprise alors qu'une bonne partie d'entre eux pourrait être anticipée ou gérée autrement. Dans un an ou deux, ces départs poseront un réel problème dans la transmission des savoirs. »
Arrivée au quatrième rang des entreprises « où il fait bon travailler », selon le classement 2004 Management/Great place to work, placée au dixième rang des meilleurs employeurs européens par l'institut d'études mondial Hewitt en 2004, Lilly n'en finit plus de collectionner les récompenses. Selon l'enquête Voice of the people d'octobre 2005, 84 % des salariés Lilly sont « très engagés dans leur entreprise » et 71 % sont confiants dans leur senior management.
Très soucieux de son image, Lilly n'hésite pas à mettre en avant son « usine à vivre » de Fegersheim, où les salariés ont à leur disposition un pressing, une cordonnerie, un garage, mais aussi des permanences hebdomadaires de la Caf et de la CPAM. « Notre principe, c'est de développer la confiance », explique Gérard Christmann, le directeur du site, où il n'existe ni pointeuse ni système de contrôle des plats à la cafétéria…
Sur le plan salarial, l'entreprise joue aussi la transparence : « Les collaborateurs sont payés entre le 50e et le 90e centile du marché. Ils savent parfaitement où ils se situent », poursuit le directeur du site (c'est-à-dire entre 1 874 euros et 9 467,14 euros brut mensuels sur treize mois fin 2004). Ils bénéficient aussi d'un intéressement et d'une participation (environ un mois de salaire en 2004), sans oublier un plan d'épargne d'entreprise, une retraite surcomplémentaire, des stock-options accordées ponctuellement (seuls les cadres dirigeants en bénéficient systématiquement) et, depuis peu, un plan d'épargne pour la retraite collectif…
Et les salariés semblent apprécier : le turnover est d'environ 2 % à Fegersheim et de 7 % au siège de Suresnes et chez les visiteurs médicaux. Pourtant, « il y a un décalage entre l'image et la réalité », estime Jean-Pierre Level, de la CFDT. Et Robin Mialon, DS CGT, de rappeler les difficultés pour faire reconnaître le fait syndical. « Le P-DG américain, Sidney Taurel, a fait ses études en France dans les années 60, il avait une image archaïque du syndicalisme français. Les dirigeants français ont tout fait pour empêcher une implantation syndicale chez Lilly », note Pascal Saffache, délégué CGT. Les syndicats ne sont d'ailleurs présents en Alsace que depuis 2001. « Il fallait qu'il y ait des syndicats, reconnaît le directeur du site, Gérard Christmann, car il est difficile d'appliquer ici des accords négociés au siège, où les problématiques sont totalement différentes. » Reste que le dialogue social est constructif. Si les cinq organisations syndicales n'ont pas obtenu d'augmentations collectives – la direction ne dérogeant pas à son principe d'augmentations au mérite –, elles devraient toutes signer l'accord salarial 2005. « Une première », se félicite Jean-Baptiste Labrusse, DRH de Lilly France. L'accord prévoit une enveloppe d'augmentations avoisinant 3,4 %. Au total, entre 92 et 95 % des salariés devraient être augmentés ou toucher une prime. Même ponctionnée par les pouvoirs publics, l'industrie pharmaceutique reste un secteur où il fait bon travailler.
Avec 44 500 salariés dans le monde, l'américain Eli Lilly and Company revendique le 11e rang mondial (le 14e en France) et affiche un CA de 13,8 milliards de dollars en 2004 (11,5 milliards d'euros).
1876
Fondation d'Eli Lilly and Company par le colonel Eli Lilly, pharmacien d'origine suédoise, vétéran de la guerre de Sécession.
1923
Première insuline industrielle mise à la disposition du corps médical.
1986
Découverte de l'antidépresseur Prozac.
1990
Création de l'Institut Lilly, association régie par la loi de 1901 engagée pour la santé au travers d'actions de soutien et d'information pour les chercheurs, les professionnels de santé, les associations de patients et les patients.
DOMINIQUE AMORY
NAISSANCE : 1956.
1983 : diplôme de l'ENA en poche, il rejoint l'ambassade de France à Abu Dhabi, puis la sous-préfecture de Cayenne (Guyane).
1991 : il décroche un MBA à la Harvard Business School de Boston.
Sur le campus, il est recruté par Eli Lilly and Company.
DÉCEMBRE 2004 : il devient président de Lilly France après avoir occupé différentes fonctions au sein du groupe, dont celle de directeur exécutif corporate affairs Europe.
La loi de financement de la Sécurité sociale pour 2006 taxe plus lourdement les labos. Comment régissez-vous ?
C'est un coup porté à l'industrie pharmaceutique. Ces dernières années, les laboratoires se sont engagés dans une politique conventionnelle en signant une charte de la visite médicale, en participant récemment au conseil stratégique des industries de santé… À quoi tout cela a-t-il servi si c'est pour en arriver à ce genre de décision extrêmement brutale ? C'est le principe de la double peine, car nous avons déjà un objectif maximal de dépenses fixé à 1 %. Cela aura également un impact négatif sur la capacité d'investissement de l'industrie pharmaceutique qui recrute chaque année 2 000 personnes. Il y a d'ailleurs de grandes chances que, dès 2007, on assiste à une diminution des embauches.
Y compris dans votre entreprise ?
Nous allons sans doute moins recruter, ou moins remplacer. Après avoir connu une montée en puissance extraordinaire de nos effectifs sur le site de Fegersheim, nous recherchons maintenant une stabilité. Nous souhaitons avoir une taille moyenne car le gigantisme est néfaste. C'est pourquoi, pour faire face à la demande exponentielle d'insuline, le site de production italien de Sesto, près de Florence, va monter en charge. Cela ne signifie bien sûr pas que nous allons quitter Fegersheim, mais cela permettra de soulager notre usine alsacienne qui fonctionne aujourd'hui à 110 %. Il est normal que nous diversifiions nos risques. Et il y a du travail pour tout le monde.
Comment définissez-vous la culture Lilly qui semble très forte ?
Cette culture d'entreprise est centrée sur les collaborateurs. Chaque filiale respecte, à sa manière, trois principes : respect d'autrui, excellence et intégrité. Cela veut dire que nous passons beaucoup de temps avec les salariés. Je les rencontre par petits groupes. Je les interroge sur ce qu'ils pensent de l'entreprise. Cela permet d'avoir un contact direct, en dehors des canaux traditionnels. Mais je rencontre également les représentants du personnel de façon régulière et le climat social est plutôt bon.
Quel jugement votre maison mère porte-t-elle sur la France ?
Les Américains considèrent tout d'abord que le droit du travail français est rigide et très protecteur pour les salariés. Dans le même temps, ils reconnaissent que la productivité des salariés de Lilly France est extrêmement forte, qu'ils travaillent de manière efficace et ont un niveau élevé de qualification.
Lilly France est-il managé à l'américaine ?
Eli Lilly est une entreprise globale dont le centre de décision se trouve à Indianapolis, aux États-Unis. Certes, notre mode de management s'inspire des méthodes américaines, mais notre CEO, Sidney Taurel, est francophile et mon prédécesseur était un italien. La sensibilité européenne des dirigeants demeure très présente. Pour résumer, nous avons davantage une obligation de résultats que de moyens.
Selon vous, qui êtes un ancien haut fonctionnaire, pourquoi le secteur public a-t-il autant de mal à se réformer en France ?
Nous sommes actuellement dans une période de transition qui est caractérisée par une certaine morosité, une perte de confiance et de repères. Les Français ne savent plus très bien où aller. Pour réformer, il faut un certain courage politique, que certains élus n'ont pas. Ce qui se passe dans le domaine de la santé l'illustre bien.
Le modèle social français vous semble-t-il aujourd'hui condamné ?
Donner tout à tout le monde n'est pas viable à long terme. Aujourd'hui, il faut conserver à tout prix cette idée de solidarité qui caractérise notre modèle social. Mais il faut aussi s'engager sur un modèle libéral. Libéral, cela veut d'abord dire liberté, et c'est de cela qu'on a besoin à l'heure actuelle. Le capitalisme a des excès et des abus, mais au final les gens en tirent parti. Il est impossible de faire vivre le capitalisme sans reconnaître le rôle économique des entreprises. Mais en France, et c'est un vrai problème, l'entreprise fait peur…
Propos recueillis par Jean-Paul Coulange et Isabelle Moreau