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Vie des entreprises

Chez Alstom et Bombardier, on serre les boulons

Vie des entreprises | Match | publié le : 01.01.2006 | Éric Béal, Thomas Schnee

Lancés dans une restructuration d'ampleur, les leaders de la construction de matériel ferroviaire transforment les métiers. Si Alstom veille au dialogue social, le climat est tendu chez Bombardier.

Les semaines à venir vont être stressantes pour les dirigeants du groupe canadien Bombardier et du français Alstom. En février, la région Ile-de-France dévoilera, en effet, les résultats de son appel d'offres pour la fourniture d'une nouvelle génération de RER. Un marché potentiel de 1,5 milliard d'euros, représentant plusieurs années d'activité pour les sites spécialisés des deux groupes. Ce n'est pas la première fois que ces leaders mondiaux – avec Siemens – sur le marché de la construction ferroviaire se retrouvent en concurrence, à Paris, Caracas, Pékin ou Stockholm. Mais ce contrat est d'autant plus crucial pour Alstom Transport et Bombardier Transport que leurs maisons mères respectives traversent de fortes turbulences.

Dans ce domaine, c'est le groupe Alstom qui a le plus souffert. Plombé par un endettement colossal et des problèmes techniques rencontrés sur des turbines à gaz, le groupe est passé tout près de la faillite en juillet 2003 et n'a dû sa survie qu'à l'aide financière de l'état. L'entreprise a été contrainte de céder des activités, de réduire en douceur ses effectifs grâce à des licenciements individuels négociés et de fermer deux sites de production ferroviaire, en Grande-Bretagne et en Hollande. Situation également tendue pour Bombardier Inc., dont les résultats ont viré au rouge en 2003 et 2004. Pour y faire face, le groupe canadien s'est débarrassé de quelques activités et s'est lancé dans une restructuration de grande ampleur qui a touché en premier lieu son activité ferroviaire. Fin 2003, la direction de Bombardier Transport envisageait de réduire les effectifs de 33 %. Cette cure d'amaigrissement prévoit notamment la fermeture de sept sites en trois ans, dont quatre sont effectives à ce jour, et la suppression de 7 600 emplois en Europe, essentiellement en Allemagne, où le groupe a racheté en 1998 et 2001 deux entreprises spécialisées dans la construction ferroviaire, DWA et ADtranz.

Secoué par la crise qui a affecté le groupe, Alstom Transport a revu ses méthodes managériales. Pour marquer cette « nouvelle façon de travailler », selon le vocable maison, l'organigramme a été chamboulé. Les directeurs de ligne de production ont été dessaisis du suivi des clients, confié à des directeurs de clientèle. Résultat : deux lignes managériales coexistent. L'une chargée de superviser la production et l'autre responsable du déroulement des projets dans les cinq grandes régions géographiques que compte le groupe. Arrivé en août 2004, Bruno Guillemet, DRH d'Alstom Transport, a la tâche d'impulser une nouvelle politique de GRH, plus proche du terrain. Un responsable de la gestion des ressources humaines a ainsi été nommé auprès de chaque directeur régional pour favoriser une meilleure remontée d'information de la base.

Autre innovation : six talent managers s'occupent désormais de la carrière des 1 000 managers importants et experts du groupe. « Auparavant, seuls les hauts potentiels étaient gérés, explique le DRH, ce qui représentait à peine 2 % des effectifs. La fonction RH ne pouvait pas jouer un rôle actif en cas de postes non pourvus et les responsables de projet choisissaient leurs collaborateurs grâce à leur réseau personnel. »

Chez Bombardier Transport, en revanche, la restructuration est plus classique. En Allemagne, l'essentiel des suppressions d'emplois a été obtenu grâce à des chèques-valises ou à des départs en retraite. En revanche, rien de nouveau du côté des méthodes de travail et de l'organisation interne. De sources syndicales, l'ambiance est mauvaise sur les sites allemands, où chacun s'inquiète de son avenir personnel, et certains managers multiplient les heures supplémentaires « autant pour compenser les départs que pour se rendre indispensables ».

Rien de tel en France, où aucun site n'a été fermé, du moins pour le moment, ni côté Alstom ni chez son concurrent. L'entreprise française a gelé les salaires, réduit le budget de formation et n'a pas remplacé tous les salariés partis en retraite. « Mais nous ne prévoyons pas de fermer un seul des dix sites de production de l'Hexagone, assure Thierry Best, le directeur exécutif en France. Au contraire, nous les avons réorganisés en pôles d'excellence par lignes de produits. » Tous les sites français sont ainsi des pôles d'excellence dans un domaine particulier et sur un produit précis : chaîne de traction des métros, moteur des TGV, contrôle des commandes d'un TER, signalisation, etc. Le site de Petite-Forêt, dans le Valenciennois, qui emploie 1 150 personnes, abrite ainsi deux pôles d'excellence.

À deux pas de là, à Crespin, unique implantation française de Bombardier Transport, les 1 550 salariés sont également assurés de la pérennité du site. « La France représente un trop gros marché pour que le groupe décide de fermer », explique Ben Aïssa Belalia, délégué syndical CFDT. Pour autant, la direction locale, qui a refusé de nous ouvrir ses portes, attend de remporter le marché de l'Ile-de-France pour remiser définitivement au placard son étude sur les conséquences sociales d'une baisse des charges et maintient que l'évolution des effectifs dépend des commandes. Depuis deux ans, elle ne cache pas son intention de modifier l'activité du site de manière radicale. La production de pièces mécaniques diminue au profit de l'activité d'assemblage dont les ensembles sont livrés par les fournisseurs.

Une évolution conforme à celle mise en place dans les trois plus gros sites de production allemands et critiquée vertement par la CGT. Le syndicat souligne qu'une partie des marchés gagnés en France est systématiquement délocalisée dans d'autres usines du groupe. « Les métiers de la chaudronnerie et de la mécanique disparaissent peu à peu de Crespin », s'insurge le délégué syndical Jean-Charles Wery.

Recherche de productivité aidant, la stratégie industrielle d'Alstom Transport ressemble à celle de son homologue canadien. Les pôles d'excellence ont permis au groupe français de rationaliser sa R et D. En parallèle, les effectifs de la production subissent des modifications majeures.« Nous nous concentrons sur notre cœur de métier, les bogies, le cerveau du train et la chaîne de traction, explique Thierry Best, président d'Alstom Transport France. D'ores et déjà, les pièces primaires ne sont plus fabriquées dans nos sites français. » Environ 60 % des composants d'un train ou d'un métro sont confiés à des fournisseurs ou délocalisés vers les sites polonais, chinois ou brésiliens. Au grand dam des élus du personnel. « À Petite-Forêt, la direction envisage d'accroître le recours à la sous-traitance, d'augmenter le nombre d'intérimaires et de délocaliser une partie plus importante de la charge de travail en 2006, plutôt que d'embaucher du personnel de production », explique Serge Neve, délégué syndical FO.

Cette évolution oblige à un effort de formation particulier. Les deux groupes utilisent l'ACM, l'école de formation liée à la chambre patronale de la métallurgie, pour permettre aux ouvriers dont les métiers disparaissent d'obtenir des formations qualifiantes en câblage, garnis sage et assemblage de sièges. « Grâce à la polyvalence, nous pourrons redéployer les ouvriers d'un secteur vers un autre. Par exemple, lorsque l'activité chaudronnerie baissera, nous emploierons les ouvriers polyvalents dans le secteur garnissage », explique Thierry Bouchez, responsable du recrutement et de la formation chez Bombardier France. La direction d'Alstom de Petite-Forêt fait des efforts supplémentaires avec la création d'une école interne formant aux métiers du câblage et de la soudure. Des formations complétées par un tutorat individuel sur les chaînes de montage. Mais ces garanties ne rassurent pas totalement les élus du personnel qui notent que la gestion de l'approvisionnement et le montage de certaines pièces sur les rames sont aujourd'hui effectués par des sous-traitants.

Pour ce qui est des rémunérations aussi, les difficultés rencontrées par les deux groupes ont débouché sur des mesures identiques. En 2004, les salaires ont été bloqués chez Alstom comme chez Bombardier. À Crespin, la venue en septembre 2005 d'un nouveau directeur, Rémy Causse, pourrait cependant détendre le climat social. Dès son arrivée, cet ancien responsable d'Alstom Le Creusot a reçu les syndicats les uns après les autres, accompagné de Jean-Michel Rémy, le nouveau DRH.

Chez Alstom, la perspective de se serrer la ceinture pour la deuxième année consécutive n'a pas non plus suscité l'enthousiasme des représentants du personnel. Soucieuse d'améliorer le climat social, la direction française a répondu aux sollicitations des syndicats et accepté d'ouvrir des négociations dans trois domaines. Le renouvellement de la politique de gestion prévisionnelle des métiers et des compétences, tout d'abord. Alors qu'un tiers des salariés d'Alstom Transport ont plus de 50 ans, l'objectif est de permettre aux seniors âgés de 57 ans et plus de diminuer leur temps de présence tout en étant payés à temps plein. Pour la direction, l'objectif est également d'éviter les pertes de savoir-faire industriel, comme cela s'est déjà produit sur les structures, les bogies ou les caisses. À terme, un accord devrait permettre de réduire les effectifs sur certains sites tout en favorisant l'embauche de nouvelles compétences. Mais, pour le moment, la négociation est bloquée chez Alstom Transport, Patrick Dubert, le vice-président RH d'Alstom, ayant souhaité mener des discussions globales au niveau du groupe.

Lancée en septembre 2005, la deuxième négociation en cours porte sur l'intéressement. « Après le gel des salaires, notre politique d'augmentation salariale restera prudente dans les années à venir, explique Bruno Guillemet, DRH d'Alstom Transport. Mais nous souhaitons associer nos salariés au redressement de nos résultats. » Objectif affiché : traduire l'amélioration de la marge opérationnelle par une augmentation concrète de la somme perçue par chaque salarié tout en adoptant un mode de calcul moins lié au positionnement hiérarchique.

Quant à la troisième négociation, elle portait sur l'amélioration de l'accord existant sur le droit syndical et la représentation du personnel d'Alstom Transport. Elle s'est rapidement conclue par un avenant améliorant la gestion de carrière des élus, leur formation et le suivi de leur progression salariale.

Atone ou dynamique, le dialogue social n'empêche pas les conditions de travail de se détériorer dans les deux entreprises, selon les syndicats. « Les réductions d'effectifs n'ont pas été compensées, malgré une augmentation de la charge de travail ces derniers mois, relève Didier Lesou, délégué syndical CGC à Alstom. Les représentants du personnel ont même du mal à prendre leurs heures de délégation. »

Mais si l'intensification du travail est déplorée par beaucoup, Alstom comme Bombardier n'entendent pas relâcher leurs efforts en matière de sécurité sur les chaînes de production. Chez Alstom Petite-Forêt, Denis Gaudant, secrétaire du CHSCT, vante la mission en cours, menée avec le soutien de la DRH et l'aide d'experts de la Cram, pour améliorer l'ergonomie des postes de soudure. « En disposant les pièces de tôle différemment, on diminue la fatigue en fin de journée et les risques d'accident au cours des manipulations. » Sur le site français de Bombardier, une équipe « santé, sécurité et environnement » relaie le CHSCT dans ce domaine. Et la fréquence des accidents influence l'importance des bonus accordés à tous chaque semestre.

Finalement, les salariés français des deux géants ne sont pas les plus à plaindre. Les restructurations les ont davantage préservés que leurs collègues européens. Surtout chez Alstom qui, remis en selle par l'état, peut difficilement venir alourdir les chiffres du chômage.

Alstom Transport

Salariés : 25 600

Usines : 30 dans le monde

Salariés en France : 7 500

Bombardier Transport

Salariés : 30 577

Usines : 37 dans le monde

Salariés en France : 1 550

Échanges de bons procédés

Pas facile de gérer les ressources humaines d'une industrie lourde dont l'activité est cyclique. « Avant la signature du contrat, les besoins en compétences sont minimes. Après, il faut trouver managers, ingénieurs et techniciens nécessaires à chaque étape du projet », résume Éric Lenoir, directeur de la communication d'Alstom Transport. Parfois, l'affaire se complique. Après avoir remporté le marché du tramway de Strasbourg, Alstom a dû fabriquer sur son site alsacien de Reichshoffen, à la demande des élus alsaciens, 39 des 41 rames commandées, plutôt qu'à l'usine de La Rochelle, spécialisée dans la production de tramways. D'où le déplacement de certains ouvriers alsaciens en Charente-Maritime pour apprendre sur le tas. Il arrive aussi que la commande soit trop importante pour être assurée par le gagnant seul.

Les deux rivaux du secteur se partagent alors le gâteau, après avoir bataillé pour enlever l'appel d'offres. « Remporter un contrat permet surtout de gérer la répartition des tâches et de garder les travaux d'ingénierie, plus rémunérateurs », explique Benaïssa Belalia, délégué syndical CFDT sur le site français de Bombardier.

Dans le Valenciennois, cette coopération est devenue une tradition. Cela avant même qu'Alstom Transport ne rachète La Franco-Belge et la CIMT et que Bombardier Transport ne reprenne ANF Industrie, les deux entreprises de construction ferroviaire historiquement présentes dans la région. Cet échange de bons procédés est à présent renforcé par la création, dans le nord de la France, d'un pôle technologique ferroviaire associant les industriels du secteur, les universités et l'école de la chambre syndicale de la métallurgie. C'est ainsi que, à Crespin, Bombardier fabrique des TGV d'Alstom et qu'à Petite-Forêt ce dernier assemble les autorails de grande capacité de son concurrent…

La compétition existe toutefois sur le recrutement. « Avant notre transformation en unité d'assemblage, nous avions des difficultés d'embauche de soudeurs qualifiés », note Thierry Bouchez, chargé du recrutement et de la formation sur le site de Bombardier Transport, à Crespin.

Aujourd'hui, le problème s'est déplacé. Après l'embauche de 800 ingénieurs et techniciens, l'entreprise est confrontée à une autre difficulté. « Les ouvriers acceptent de changer de métier pour continuer à travailler sur le site, mais les ingénieurs ont besoin de projets porteurs. Sinon, ils s'en vont. » Des départs qui affaiblissent la capacité du site à répondre à de nouveaux projets.

Le futur gagnant du contrat des nouveaux RER de la région Ile-de-France devra donc lisser son plan de charge et trouver des capacités de production supplémentaires en sous-traitant du travail au perdant. Objectif : livrer les matériels dans les délais impartis. Le CE de Bombardier a d'ailleurs été informé que la rétrocession à Alstom de 45 % du volume de la commande a été mise dans la balance pour remporter le marché.

La culture Alstom se cherche

Le département transport d'Alstom s'est constitué par croissance externe. Parti de Belfort, le groupe français s'est implanté dans toute la France avant de procéder de même au Brésil, en Pologne et en Asie. Si Bombardier ne se préoccupe guère de créer un esprit de groupe entre ses divisions américaines et européennes, Alstom aimerait bâtir la culture interne qui lui fait défaut.

« Alstom manque d'une forte culture de groupe au niveau mondial. Les 7 500 salariés français, particulièrement les ingénieurs, sont fiers de leurs réalisations techniques. Mais nous souhaiterions qu'ils soient plus enthousiastes à l'idée de travailler pour le groupe », explique Bruno Guillemet, DRH d'Alstom Transport. D'où la mise en place d'une gestion des carrières active pour les 1 000 cadres et techniciens et la création d'une bourse de l'emploi sur l'intranet, accessible à tous les salariés. Pour fêter le retour aux bénéfices, Philippe Mellier, P-DG d'Alstom Transport, envisage également l'attribution de 12 actions à chaque salarié. Une autre façon de susciter l'adhésion des troupes.

Auteur

  • Éric Béal, Thomas Schnee