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Enquête

L'entreprise rattrapée par la religion

Enquête | publié le : 01.01.2006 | Stéphane Béchaux, Frédéric Rey

Attention, tabou ! Si les entreprises restent discrètes sur le sujet, elles ne sont pas épargnées par la montée du fait religieux. Surtout l'islam qui cristallise les craintes, y compris les plus irrationnelles. Mais les revendications concernant les pratiques religieuses au travail sont inégales. Et traitées avec pragmatisme.

Des prières seront dites chaque matin dans le grand bureau. Les employés y seront obligatoirement présents. » Dans la vinaigrerie Dessaux, près d'Orléans, on ne badine pas avec la religion. Normal, puisque « piété, propreté et ponctualité font la force d'une bonne affaire » ! Sauf que ces articles du règlement intérieur – qui prouvent que la religion n'est pas toujours restée à la porte des entreprises – datent de 1904. Avant la promulgation de la loi de séparation des Églises et de l'État, dont le centenaire a été fêté en décembre dernier.

Un siècle plus tard, ces dispositions font sourire. Car la France s'est non seulement profondément sécularisée, en reléguant les convictions religieuses à la sphère privée, mais aussi largement déconfessionnalisée. Selon l'Ifop, en 1952, 90 % des Français se déclaraient catholiques, et 28 % des hommes et 49 % des femmes allaient à l'église chaque semaine. En 2005, ils sont certes encore près des deux tiers à se dire catholiques, mais moins de 5 % à assister à la messe le dimanche. Si l'institution décline, si la pratique s'émousse, le religieux n'est pas pour autant enterré. « La modernité n'a pas sonné le glas de la religion, explique Leïla Babes, sociologue à l'Université catholique de Lille. Depuis quelques années, ce religieux s'exprime dans l'espace public à travers des revendications identitaires. » Cette évolution se double d'une montée en puissance de l'islam, devenu la deuxième religion de France. Selon les estimations, l'Hexagone compterait aujourd'hui entre 1,5 et 4 millions de musulmans, un peu moins de 1 million de protestants et de 500 000 à 700 000 juifs. Sans compter les quelques dizaines de milliers de bouddhistes, hindous, sikhs et autres orthodoxes.

Pour les patrons, la fin d'une référence unique à la religion chrétienne se traduit par des revendications nouvelles. Car le Code du travail s'inspire davantage du Nouveau Testament que du Coran ou de la Torah. Le dimanche, jour du Seigneur ? Non travaillé ! Les fêtes chrétiennes ? Fériées, pour les principales d'entre elles (Pâques, Ascension, Assomption, Toussaint, Noël). Des dispositions tellement ancrées dans les habitudes que la plupart des salariés en oublient l'origine religieuse. Mais pas les employeurs, qui doivent désormais composer avec les demandes de leurs troupes, les uns voulant s'absenter pour Yom Kippour, les autres pour l'Aïd-el-Kébir, les troisièmes pour… le lundi de Pentecôte, désormais jour ouvré. « Les DRH ne savent pas comment réagir. Ils s'inquiètent d'ouvrir la boîte de Pandore. Ils craignent aussi, en renvoyant leurs salariés à leur appartenance religieuse, d'entamer la cohésion interne de leurs équipes », note Martine Le Boulaire, directrice du pôle organisation et management d'Entreprise et Personnel.

Si cette crispation sur le religieux touche toutes les communautés, c'est l'islam qui cristallise l'essentiel des inquiétudes patronales. Avec, en première ligne, le foulard islamique, que certaines musulmanes exigent de porter sur leur lieu de travail. Un dossier épineux pour les entreprises, qui vient, par ricochet, percuter les autres religions. « Avant, porter la kippa au bureau ne soulevait guère de problèmes. Mais plus maintenant. Les employeurs ont tendance à dire : « Si on aménage nos principes pour quelques juifs, il faudra aussi le faire pour quelques millions de musulmans », regrette Gabriel Vadnai, directeur général du Bureau du Chabbath, un organisme de placement créé en 1967 qui aide les juifs pratiquants à trouver un emploi compatible avec le shabbat.

L'islam véhicule, aux yeux des dirigeants, d'autres craintes, largement irrationnelles : le prosélytisme religieux et le risque terroriste. « Chez Ford, les salariés musulmans se font discrets, de peur de se faire mal voir. Car, bien sûr, depuis les attentats du 11 septembre 2001, on est tous des extrémistes potentiels ! » ironise Oguzhan Yildiz, opérateur dans l'usine bordelaise. Sa désignation comme délégué syndical CFTC en 2004 a fait couler de l'encre : « Certains se sont dit que je faisais de l'entrisme pour prendre le contrôle de la section et en faire une sorte de branche syndicale d'Al-Qaeda. »

Voilà plus de vingt ans que Renault ou PSA aménagent l'organisation du travail en période de ramadan.

Voilà plus de vingt ans que Renault ou PSA aménagent l'organisation du travail en période de ramadan.

Les rapports volontairement alarmistes viennent alimenter les craintes d'une emprise fondamentaliste dans les entreprises françaises. Comme ce document d'une trentaine de pages, émanant du Centre français de recherche sur le renseignement, qui, en septembre dernier, annonçait une « poussée islamiste dans les entreprises ». Sauf que l'auteur – qui n'a pas donné suite à nos demandes d'entretien – se contente d'exemples anecdotiques issus d'un ouvrage publié en 2004 par deux journalistes.

À en croire les DRH, la montée des revendications religieuses touche très inégalement les entreprises, selon leur secteur d'activité et leur localisation. La question se règle le plus souvent au plus près du terrain, avec pragmatisme. Ainsi, voilà plus de vingt ans que les usines Renault ou PSA aménagent l'organisation du travail en période de ramadan. Même hétérogénéité des pratiques dans les transports publics : la RATP a fait de la laïcité l'une de ses valeurs d'entreprise quand Veolia Transport réunit ses directeurs d'exploitation dans une cellule de réflexion sur le management de la diversité.

Sans surprise, plus les conditions de travail sont difficiles et la pénurie de main-d'œuvre aiguë, plus les directions se montrent arrangeantes. On tolère plus facilement le voile dans une entreprise de nettoyage qui opère la nuit qu'au guichet d'une banque…

Questions à Chantal Mathieu
maître de conférences à l'université de Franche-Comté

Un salarié peut-il invoquer sa religion pour contraindre son employeur à aménager ses horaires ?

Non. Un salarié qui exige des aménagements particuliers doit les négocier lors de son embauche et les faire figurer dans son contrat de travail. Impossible, ensuite, de passer outre un éventuel refus de sa direction. S'absenter sans autorisation pour la fête de l'Aïd-el-Kébir ou le jour du shabbat ne confère aucune immunité particulière contre le risque disciplinaire. En revanche, l'argument religieux peut éventuellement atténuer le degré de la faute.

Le salarié peut-il manifester sa liberté religieuse au travail ?

En principe, l'expression de convictions religieuses, par des propos ou des comportements, notamment vestimentaires, ne peut être reprochée à un salarié. Mais l'employeur peut apporter à la liberté religieuse des restrictions pour peu qu'elles soient justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. Un magasin de mode peut ainsi légitimement demander à une salariée qui porte la burqa de modifier sa tenue vestimentaire et, en cas de refus, la licencier. En revanche, une entreprise de téléprospection ne peut mettre à la porte une salariée qui refuse d'enlever son voile sans le justifier par des éléments objectifs non discriminatoires. Par exemple un trouble au bon fonctionnement de l'entreprise.

Auteur

  • Stéphane Béchaux, Frédéric Rey