logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Politique sociale

Les « inaptes », 1 million de salariés à l'avenir incertain

Politique sociale | ZOOM | publié le : 01.12.2005 | Valérie Devillechabrolle

Image

Des avis d'inaptitude en augmentation constante (en millions)

Crédit photo Valérie Devillechabrolle

Les salariés déclarés inaptes par les médecins du travail sont de plus en plus nombreux, surtout les « inaptes à tout poste ». Qu'advient-il d'eux après un tel verdict ? Si un aménagement de poste ou un reclassement s'avèrent impossibles, ils sont licenciés. Mais alors, retrouver un emploi est une tâche de longue haleine. Et les rentes d'invalidité n'assurent pas un revenu de remplacement.

« Inapte à son poste » ! Pour Éliane, 52 ans, aide-soignante dans une maison de retraite et victime d'une lombalgie sévère à force de manipuler les patients, le verdict du médecin du travail est tombé comme un couperet. Rendue à l'issue de plusieurs mois d'arrêt maladie, cette décision ne va pas l'empêcher de reprendre le chemin de son travail. Son employeur est tenu de lui proposer un nouveau poste, allégé de toute contrainte physique, cette fois. Mais, en réalité, si aucune solution satisfaisante n'est viable, Éliane court le risque d'être purement et simplement licenciée. Et, dans ce cas, elle sait bien qu'il lui sera très difficile de retrouver un emploi et d'obtenir ses droits à une retraite à taux plein. « Faire converger les possibilités de l'institution, les souhaits et l'état de santé des personnels est de loin le plus difficile à gérer », reconnaît Sophie Guerraz, directrice adjointe du personnel et des affaires sociales du centre hospitalier régional de Tours, qui doit gérer chaque année le reclassement de près d'une centaine de salariés inaptes.

L'inaptitude n'est nullement un phénomène marginal. Selon la Direction des relations du travail, en 2003, près de 1 million de salariés (979 000 personnes) ont fait l'objet d'une restriction totale ou partielle d'aptitude à exercer un emploi, soit 6,5 % de la population active. Si cette proportion est longtemps restée stable autour de 4 %, elle ne cesse d'augmenter depuis la fin des années 90 : de l'ordre de 7 % en moyenne par an. Pis, ce sont les inaptitudes à tout poste de travail qui s'envolent littéralement : avec plus de 75 000 cas en 2003, leur nombre a presque triplé en cinq ans (voir graphique ci-dessus).

Si cette situation était jusque-là plutôt le fait de travailleurs handicapés et de victimes d'accidents ou de maladies professionnelles, les choses ont bien changé. Dans l'industrie, le BTP, mais aussi le commerce, la logistique ou le nettoyage, les restrictions d'aptitude prennent l'allure d'une véritable épidémie. À l'instar de cette usine de fabrication de petit électroménager où l'Association pour la gestion du fonds pour l'insertion professionnelle des personnes handicapées (Agefiph) est intervenue : « Sur 340 ouvriers, 150 souffraient d'une inaptitude partielle, 60 étaient handicapés et 17 risquaient l'exclusion », raconte Sylvie Surun, chargée de mission à la Direction des services aux entreprises de l'Agefiph, qui a réalisé près de 9 200 maintiens dans l'emploi en 2004 (+ 13 % en un an). Une hécatombe due pour l'essentiel aux troubles musculo-squelettiques qui frappent ouvriers et employés soumis à des gestes répétitifs à cadence élevée. Combinés aux maux de dos, ces TMS sont à l'origine de la moitié des avis d'inaptitude totale, selon une étude réalisée en 2003 par Cécile Maysonnave pour l'Inspection médicale du travail d'Aquitaine et portant sur plus de 1 700 décisions médicales.

Pic d'inaptes chez les quinquas

Pour les médecins du travail, la montée de l'inaptitude est liée à deux facteurs : le vieillissement de la population active et la fin des dispositifs de cessation d'activité. « Il existe un véritable pic d'inaptitude parmi les salariés de plus de 55 ans », observe Catherine Dalm, médecin inspecteur régional du travail d'Aquitaine et coauteur de l'étude réalisée en 2003 et publiée en avril dernier. Mais, à la surprise de cette praticienne, les souffrances psychologiques constituent désormais la deuxième cause des inaptitudes totales prononcées, en particulier parmi les femmes, avec près d'un quart des décisions concernées. Des affections mentales (des dépressions dans près de 9 cas sur 10) qui sont souvent dues à un environnement professionnel difficile – contact permanent avec le public, management peu respectueux des personnes – ou tout simplement liées à la vie privée. « Leur prise en charge constitue en tout cas une demande émergente de la part des entreprises », confirme Évelyne Escriva, ergonome et chargée de mission à l'Aract Haute-Normandie, auteur d'un ouvrage sur « le maintien dans l'emploi des travailleurs handicapés » publié en 2004 par l'Anact et l'Agefiph. Toutefois, ces salariés psychologiquement fragiles « ne représentent que 2 % des interventions de l'Agefiph, car ils ne souhaitent pas être stigmatisés “handicapés” alors qu'ils espèrent guérir », relève Sylvie Surun, de l'Agefiph.

Dans une proportion non négligeable de cas (30 à 40 % selon les experts), le maintien dans l'emploi de personnes frappées d'une restriction d'aptitude s'effectue sans trop de dommages. À La Redoute (groupe Redcats), sur 250 personnes déclarées partiellement inaptes en 2004, 200 ont pu continuer à travailler moyennant un aménagement de leur activité. « Cela passe aussi par des mi-temps thérapeutiques ou des aménagements d'horaires », témoigne Nicole Cazali, médecin du travail à l'antenne de Bagneux de l'Association des centres médicaux et sociaux d'Ile-de-France (ACMS). « Nous faisons le maximum pour maintenir l'agent à son poste ou, à défaut, dans sa profession », souligne, de son côté, Sophie Guerraz, de l'hôpital de Tours, s'appuyant sur l'exemple de ces aides-soignantes victimes de TMS reclassées sur des postes moins contraignants physiquement, dans des services de consultation, voire au centre d'appels du Samu.

Gestion au cas par cas

Toutefois, le traitement de ces inaptitudes se limite encore trop souvent à une gestion au cas par cas. « Tout dépend des opportunités du moment : un poste qui se libère, une copine qui part en retraite ou en congé maternité », raconte Andrée Parreau, employée à l'hôpital du Havre et responsable de l'Union locale CFDT. De plus, ces maintiens dans l'emploi se heurtent à la rigidification des organisations de travail. « Il n'y a plus assez de postes allégés, au regard du nombre de demandes, car les aménagements souhaitables sont jugés trop coûteux par la direction », observe Andrée Valentin, élue au CHSCT de l'usine SEB de Remiremont, dans les Vosges. Sans compter que « ces postes doux se révèlent souvent des postes à contraintes décalées, voire des placards, eux-mêmes de moins en moins protégés », renchérit Évelyne Escriva, de l'Aract Haute-Normandie.

Le faible niveau de qualification des personnes généralement concernées ne facilite pas leur reconversion. « Les passerelles vers d'autres métiers via des formations sont très rares pour des préparatrices de commandes ou des emballeuses », constate Jean-Christophe Leroy, délégué syndical CGT de La Redoute. « Même en ayant mal au dos, un maçon restera toujours un maçon ! Et son entreprise de BTP ne va pas le basculer du jour au lendemain à la vente ou à la comptabilité sous prétexte qu'il ne peut plus porter de lourdes charges ! » rétorque l'avocate parisienne Chantal Giraud-Van Gaver, spécialisée dans la défense des employeurs, estimant que, d'une façon générale, « l'obligation de reclassement qui pèse sur les entreprises est disproportionnée par rapport à leurs capacités ». Et il y a d'autant moins de solutions de reclassement que « l'essentiel des entreprises concernées sont des PME », reconnaît Thierry Hennion, médecin coordinateur de l'Association interentreprises des service de santé au travail de Lille. Écueil supplémentaire, le reclassement a souvent lieu dans l'urgence. L'employeur a légalement un mois pour trouver un poste à une personne déclarée inapte. Au terme de cette période, celle-ci est soit réintégrée dans son ancien emploi, soit licenciée. Or, avec le contrôle renforcé des arrêts maladie de longue durée mis en place par la Cnam en 2004, les médecins du travail commencent à voir affluer de plus en plus de patients arrêtés depuis un an, voire deux ans, et remis au travail par le médecin-conseil de la Caisse « au motif que leur état est médicalement stabilisé ». « Il nous faut alors statuer dans l'urgence afin que les salariés ne pâtissent pas de la suspension rapide de leurs indemnités journalières. D'où l'importance d'utiliser la visite de préreprise prévue dans les textes », observe Christine Vilaine, médecin du travail à l'ACMS de Bagneux, qui a constaté un pic de reprises du travail à la veille des congés d'été.

Un travail de longue haleine

« Plus on est proche de la date de reprise du travail, moins on a de chances de trouver une solution crédible », déplore Jean-Claude Melis, administrateur (CGT) de l'Agefiph et membre du comité régional CGT de Rhône-Alpes, qui évalue à plus d'un an le délai pour trouver une véritable alternative professionnelle. « Le reclassement est un travail de longue haleine, bâti sur des rapports de confiance avec l'employeur et les différents réseaux institutionnels (Cotorep, Agefiph, médecins des Cram) », ajoute Nicole Cazali, de l'ACMS de Bagneux. « Les entreprises attendent que nous leur fournissions une solution clés en main », renchérit Nadine Taverne, de l'association Emploi et Handicap du Nord-Pas-de-Calais, qui a monté plusieurs opérations, notamment avec les entreprises de VPC de la région.

Enfin, le maintien dans l'emploi se heurte à l'attitude des salariés eux-mêmes. « Un nombre non négligeable d'entre eux, et notamment parmi les victimes de troubles psychologiques, demandent à être mis en inaptitude pour pouvoir quitter l'entreprise, reconnaît Catherine Dalm, médecin inspecteur régional du travail d'Aquitaine. 30 % des inaptitudes totales sont déclarées à la suite d'une demande du salarié. » « Ce refus de continuer à travailler est très lié à l'âge et à la faible mobilité professionnelle des personnes », estime-t-on à la DRH du groupe Redcats. « Lorsque les gens doivent faire le deuil de leur métier, nous essuyons un refus quasi systématique de leur part », note Sophie Guerraz. « Il faut leur permettre de s'approprier l'inaptitude, plaide enfin Adriana Gal, assistante sociale de l'ACMS de Bagneux. Trois ans sont parfois nécessaires pour rebondir. »

96 % d'inaptes licenciés

Résultat, nombre de ces inaptitudes se soldent par un licenciement. C'est le cas de 96 % des inaptitudes totales prononcées en Aquitaine. Parfois, ces départs s'accompagnent d'une solution, via des bilans d'orientation ou encore des formations cofinancées par l'Agefiph. Dans d'autres circonstances, ils s'inscrivent dans un plan social. À l'instar de celui intervenu en 2004 chez SEB : « Sur la centaine de salariés concernés, beaucoup souffraient de problèmes de santé et ont pu profiter d'une cessation anticipée d'activité, plus favorable », témoigne Andrée Valentin, du CHSCT de l'usine des Vosges. Pour les autres, c'est le saut dans l'inconnu avec de gros risques de rupture professionnelle et sociale. Même si, selon Philippe Parrot, directeur de l'agence locale pour l'emploi de Livry-Gargan, en Seine-Saint-Denis, « tous les cas ne sont pas désespérés », le nombre de demandeurs d'emploi handicapés inscrits à l'ANPE ne cesse d'augmenter : de plus de 25 % entre 2000 et 2004, selon le ministère de l'Emploi. De surcroît, les études réalisées par l'Agefiph montrent que quatre ans et demi après leur inscription au chômage, quatre handicapés sur dix sont encore à la recherche d'un emploi.

Dans environ un cas sur cinq, les salariés inaptes licenciés pourront prétendre à une mise en invalidité, voire à une prise en charge par leur régime de prévoyance. Dans les transports, les conducteurs ne pouvant plus exercer leur métier sont assurés, parfois dès 48 ans, de percevoir une rente équivalente à 80 % de leur salaire brut jusqu'à leur retraite. « Mais, pour les autres, c'est la catastrophe, estime Lucien Privet, un ancien syndicaliste des Mines de Lorraine. Et ce ne sont pas les rentes versées par la Sécurité sociale – équivalentes à 50 euros mensuels pour un poignet abîmé, 150 euros pour une épaule – qui assureront des ressources suffisantes à des quinquas en fin de droits et qui, dans bien des cas, ne décrocheront jamais plus de travail. » Les exclusions sont à redouter. Et les négociations engagées par les partenaires sociaux sur la pénibilité ne laissent guère de lueur d'espoir. Les médecins du travail ne sont pas près d'échapper à ce choix cornélien : protéger la santé des salariés ou sauvegarder leur emploi, le dilemme est redoutable.

Quand les groupes vont plus loin…

La direction des ressources humaines du groupe Redcats en est parfaitement consciente : « Les traitements curatifs de l'inaptitude ont des limites. » C'est notamment pour tenter d'en sortir que le vépéciste du Nord s'est, à l'instar d'autres grandes entreprises comme PSA ou Carrefour, engagé dans une démarche plus préventive, avec la signature, en avril, d'une convention avec l'Agefiph.

Conclue au niveau du groupe Pinault-Printemps-Redoute, la maison mère de Redcats, cette convention s'est notamment fixé pour ambition d'augmenter d'ici à la fin 2008 de 3,3 % à 6 % le taux d'emploi de travailleurs handicapés dans les différentes enseignes du groupe. Un objectif qui passe notamment par « une meilleure appréhension des risques d'inaptitude ». « Cette convention devrait nous aider à revoir nos organisations de travail, via des modifications d'horaires ou de cycles de production », indique-t-on à la direction des ressources humaines du groupe Redcats. Elle devrait nous amener « à former davantage nos ingénieurs à l'ergonomie afin de bien faire du premier coup lors de l'installation de nouvelles lignes de production ». Dans le même ordre d'idées, le groupe PSA a conclu, en septembre 2005, un accord avec l'ensemble des syndicats du constructeur automobile, à l'exception de la CGT, portant sur l'insertion sociale et professionnelle des handicapés. Cet accord, qui vise, lui, à maintenir un niveau d'emploi « supérieur aux obligations légales de 6 % », intègre lui aussi un chapitre spécifiquement dévolu aux salariés victimes de restrictions d'inaptitude. C'est ainsi que le groupe s'engage à se fixer « des objectifs de postes » répondant aux besoins des salariés à capacité restreinte, en amont de ses futurs investissements.

De même, PSA s'engage à ce que chaque établissement réalise un recensement des postes adaptés.

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle