De la grande distribution à l'administration en passant par la banque et les transports, les automates, libres-services et opérations en ligne se développent. Au nom de la satisfaction du client et de la productivité. Avec, pour les salariés concernés, des changements de métier à la clé.
Fini de pester contre la caissière qui lambine, se trompe de code ou décompte deux fois le même article. Géant Casino, Carrefour, Auchan, Leclerc…, depuis dix-huit mois, toutes les enseignes expérimentent l'encaissement automatique sur des lignes réservées aux paniers de 10 articles. Au client de scanner lui-même les produits choisis, de les emballer et de payer. Un phénomène qui n'est pas de nature à rassurer les syndicats, inquiets d'« une hécatombe pour l'emploi » en cas de généralisation. « Ces caisses nécessitent moins de personnel puisqu'une seule assistante de caisse supervise quatre machines », indique Serge Corfa, délégué CFDT du groupe Casino. Le comité central d'entreprise a sorti la calculette : si le système était étendu à 20 % des lignes des 178 hypermarchés Géant, ce qui est le taux moyen aux états-Unis, 2 000 postes seraient supprimés. Des appréhensions balayées par la direction : « Les retours des utilisateurs, du cadre à la petite mamie, sont positifs. Ces caisses apportent un service supplémentaire en diminuant le temps d'attente des clients sans augmenter les coûts. Mais il n'est pas question de réduire les effectifs. Si une seule personne peut piloter quatre caisses automatiques, celles-ci sont ouvertes sur toute l'amplitude horaire des magasins. A contrario des lignes qu'elles remplacent. »
La grande distribution n'est pas la seule à faire sa révolution technologique à la caisse ou au guichet au nom de la « satisfaction client », pour gagner plus prosaïquement en productivité. Partout, c'est le même leitmotiv : concentrer les salariés sur les tâches à valeur ajoutée pour étoffer l'offre de services. Soucieuse de réduire l'attente, La Poste vient de lancer le relookage et la réorganisation de 3 500 bureaux sur trois ans. Désormais, le client sera çu par un « professionnel de l'accueil », quitte à être redirigé vers de nouveaux automates susceptibles de régler 60 % des demandes. L'entreprise teste même, en Seine-Saint-Denis, un distributeur d'argent destiné aux allocataires du RMI. Pour se porter « au plus près de la demande des clients », la RATP va, quant à elle, remplacer par des machines automatiques trois quarts de ses guichets d'ici à 2010. à l'image de BNP Paribas, qui investit 600 millions d'euros sur cinq ans pour rénover son réseau d'agences à grand renfort d'automates intelligents, capables de traiter bien plus que les seules opérations courantes, toutes les banques réfléchissent au développement de guichets automatiques bancaires pouvant répondre aux commandes de chéquiers comme au dépôt d'espèces.
Déclaration de revenus sur Internet, certificats pour la vente de véhicules délivrés en ligne avec Téléc@rtegrise : l'administration n'est pas en reste, engagée dans le vaste chantier de la dématérialisation des formulaires sur papier et des procédures, dont elle attend des gains de productivité mirobolants : 5 milliards d'euros par an à compter de 2007. Au détriment de l'emploi ? Le développement des systèmes de libre-service a tôt fait de déchaîner les cassandres, prompts à rappeler que la France souffre déjà, par comparaison avec les pays anglo-saxons, d'un déficit d'emplois dans les services. Mais, plus de vingt-cinq ans après la publication du rapport Nora-Minc sur l'« informatisation de la société », le temps a apporté un démenti cinglant à sa sombre prévision : sous le coup de l'informatisation, dont on attendait moult gains de productivité, la banque devait être la sidérurgie des années 2000. Le secteur a beau avoir informatisé ses traitements administratifs, puis transformé ses agences en renvoyant aux automates les opérations standards, il emploie peu ou prou autant de personnes – environ 376 000 – qu'au début des années 90. Un statu quo apparent qui masque de vastes mutations internes. « La modernisation des services administratifs et de l'accueil client s'est traduite par des disparitions de postes, rappelle Henry Cheynel, de l'Observatoire des métiers de l'Association française des banques. Mais les banques ont développé leur réseau d'agences et reconverti administratifs et guichetiers en conseillers clientèle », qui représentent 43 % des effectifs.
Spécialiste de la productivité, Jean Gadrey, socio-économiste à Lille I, y voit une raison principale : « Plus qu'un substitut du capital à l'emploi, les nouvelles technologies interviennent dans les services comme un complément et un appui pour améliorer la qualité des services. » Un phénomène répandu dans les activités de vente au guichet, qu'il s'agisse des banques, des assurances ou des agences de voyages. évidemment, l'impact est différent selon la nature des activités, reprend-il. « Les gains de productivité sont ciblés sur les fonctions automatisables, où des emplois peuvent être supprimés s'ils ne sont pas redéployés avec l'offre de services. Mais il y a une série d'activités à fort contenu relationnel, dans l'éducation, la santé, les services aux personnes âgées, où, malgré les nouvelles technologies, la qualité de service exigera autant sinon plus d'emplois. »
Même équation délicate concernant les gains de productivité : l'investissement dans les technologies ne signifie pas qu'ils seront immédiats. Pour qu'ils apparaissent, il faut « des changements conjoints d'organisation, accompagnés souvent de modifications du type de main-d'œuvre, et une demande de services », note Philippe Askenazy, chercheur au CNRS. Le Crédit lyonnais en a fait l'expérience lorsqu'il a converti jusqu'à 250 agences en espaces libres-services à la fin des années 80. Un échec cuisant. « Les clients n'ont pas suivi. Et le coût des automates s'est révélé plus important que les économies sur les frais de personnel », rappelle un cadre. Depuis, le comportement des clients a mûri. « La technologie bancaire a banalisé l'usage des automates, désormais perçus, tous âges confondus, comme un service en plus et non en moins », confirme la direction de Casino.
Les gains de productivité ne sont pas facilement mesurables dans tous les services, « à moins d'utiliser des méthodes d'évaluation multicritères de la qualité et du service », reprend Jean Gadrey. C'est pourquoi les entreprises standardisent leurs prestations, sous couvert d'une réponse individualisée à tous les types de demandes. Du coup, le credo des entreprises, l'enrichissement du service, est sujet à caution. « Elles ont toutes le même discours : rendre plus de services aux clients. Mais cela nécessiterait des processus plus coûteux en effectifs, moins cadrés, laissant plus de temps et d'autonomie à leur personnel », souligne Pascal Ughetto, chercheur spécialiste de la relation client au Laboratoire techniques, territoires et sociétés (Latts) du CNRS. Quel arbitrage les entreprises de services font-elles entre productivité et emploi ? Pour le savoir, Liaisons sociales magazine est allé voir comment les sociétés de services financiers, de transport et l'administration se sont approprié ces nouvelles technologies. Visite guidée.
Chez Albertsons, l'un des leaders américains de la grande distribution, rien n'est trop coûteux pour simplifier la vie du consommateur : après le passage en caisse, un employé emballe les courses pour vous ; un autre range votre chariot sur le parking. Et si vous faites le plein, vous aurez sans doute le choix entre le self-service et le pompiste, car ce géant aux 2 500 magasins disséminés dans 37 États juge qu'un bon service client passe par un contact humain.
Aux États-Unis, les entreprises de services résistent à l'automatisation à outrance. Elles hésitent d'autant moins à recruter des salariés pour des petits boulots que le coût du travail reste modéré et que, dans de nombreux secteurs, le pourboire constitue une grande partie de la rémunération. Le personnel des restaurants continue donc souvent d'être pléthorique, et le lavage des voitures réalisé à la main par trois ou quatre employés expéditifs. De même, lors des travaux sur les routes, la circulation alternée ne se fait pas via des feux de signalisation, mais par des seniors chargés de montrer un panneau « Stop » ou « Go » aux automobilistes.
Même dans le secteur ultraconcurrentiel de la finance, le maintien d'un personnel nombreux est supposé fidéliser un public volage. « Le taux de défection annuel médian dépasse les 14 %, contre 2 % en France, et les banques veulent à tout prix renforcer la relation personnelle avec le client pour se différencier de leurs concurrentes, note Gwenn Bézard, qui a récemment réalisé une étude sur la stratégie des banques » nord-américaines pour Celent, un institut de recherche de Boston. L'auteur a remarqué une surreprésentation du personnel chargé d'encaisser les chèques ou de recevoir des dépôts en cash. Autant de transactions qui pourraient être réalisées via les automates : « Aux États-Unis, il y a 1,2 conseiller financier par guichetier alors que le ratio est de 2,1 en France. Les banques nord-américaines ont intérêt à développer du conseil haut de gamme pour enrichir la relation avec le client », explique-t-il. Ainsi Citigroup, la première banque américaine, a-t-elle ouvert 70 centres de conseil financier aux particuliers en 2004, dans l'espoir de conserver un marché durement attaqué.
Si l'administration américaine a tout de même entrepris d'automatiser certaines tâches à faible valeur ajoutée, c'est indirectement, en proposant des services électroniques à ses clients. Près de 30 millions de ménages utilisent désormais Internet pour leurs opérations bancaires, du paiement en ligne de leurs factures à leurs transferts de fonds. 21 millions de personnes se sont connectées l'an dernier sur le site de la poste américaine pour acheter des timbres, signaler un changement d'adresse ou suivre l'itinéraire d'un colis. Cette offre électronique, au cœur du « programme de transformation » lancé par l'US Postal Service en 2002, lui a permis de maintenir un niveau de satisfaction élevé parmi ses clients tout en réalisant des économies. 68 000 emplois ont été supprimés en deux ans et demi via des départs volontaires. Et la productivité s'est, dans le même temps, accrue de 5,2 %.
Isabelle Lesniak, à New York