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Enquête

LA MATIERE GRISE EST RENTREE DANS LE RANG

Enquête | publié le : 01.11.2005 | Valérie Devillechabrolle

La R & D n'échappe pas à la pression du retour sur investissement ni à la tentation de recruter des profils bien dans le moule. Avec un enjeu supplémentaire : préserver le capital de connaissances. Une exigence que l'organisation du type start-up favorise plus naturellement.

Son bureau est minuscule, enclavé dans un plateau de 150 mètres carrés et situé juste à côté des paillasses où officient les six salariés d'ObeTherapy. Pas de secrétaire ni de coursier non plus : « Nous faisons tout nous-mêmes et tout le monde fait tout », s'enorgueillit Itzik Harosh, qui a fondé en 2000 cette start-up spécialisée dans la recherche génétique sur l'obésité, implantée dans la pépinière d'entreprises du Genopole d'Évry, dans l'Essonne. De fait, pour cet ancien chercheur en biologie moléculaire du groupe Glaxo, le plaisir de « s'arracher les tripes et de se battre pour quelque chose qui a du sens » vaut bien quelques sacrifices. De toute façon, cet Israélien admirateur de l'épopée de l'aéropostale n'échangerait aujourd'hui pour rien au monde sa liberté contre un retour dans un grand groupe : « Ce n'est presque plus possible d'y être créatif ! »

« Il n'y a plus de chemin de traverse possible », confirme Alain Sandier, délégué CFDT et chercheur au laboratoire lyonnais de recherche et développement du groupe chimique Rhodia. « La capacité de proposition des chercheurs intervient dans un environnement très rigide où les objectifs assignés à chacun sont clairement définis », renchérit François Leborgne, délégué CFDT de Sanofi-Aventis. Toutefois, aux yeux des grands groupes en question, une telle canalisation de la matière grise est amplement justifiée. D'abord parce que les industriels souhaitent satisfaire tant leurs actionnaires que leurs clients en obtenant un retour sur investissement de plus en plus rapide de leur R & D, a fortiori lorsqu'elle en gouffre plus de 10 % de leur chiffre d'affaires, comme c'est le cas dans le secteur du médicament. Mais cette pression naît aussi de l'organisation du travail choisie : « L'animation de notre pipeline d'innovations passe par la création de nombreux réseaux et la mise en commun de résultats en provenance d'une très grande diversité de centres de recherche, explique par exemple Jack Caillod, directeur des ressources humaines du département recherche de Sanofi-Aventis. Cela suppose une très forte animation managériale des différents projets, notamment dans le but de coordonner les travaux des équipes et de recentrer les chercheurs sur leur sujet de recherche. » En d'autres termes, reconnaît le DRH, il n'est pas question de laisser la bride sur le cou à des chercheurs moins préoccupés de tenir leurs objectifs opérationnels que de « se construire un CV » grâce à leurs publications.

À l'écart des centres de décision

Corollaire de ce maillage serré, les chercheurs des grands groupes sont tenus à l'écart des centres de décision. « Les décisions viennent d'en haut. Cela génère des enjeux de pouvoir forts entre les managers et des résistances parmi les chercheurs », explique Dominique Lebeller, un ancien directeur de recherche d'Aventis parti diriger il y a un an les opérations chez Novexel, une PME qui a repris les travaux sur les antibiotiques du groupe français. « On peut passer plus de temps à demander des autorisations qu'à avancer », confirme un manager de projet de Rhodia. A contrario, Itzik Harosh, le « capitaine » d'ObeTherapy, se fait un point d'honneur à ne pas imposer de solutions a priori à ses lieutenants, sous peine de les voir rejetées. Cela nécessite un coaching subtil, compte tenu des délais imposés par les clients partenaires de ses recherches : « Il n'y a aucune formule toute faite et tout dépend du caractère de chacun », explique-t-il, reconnaissant que s'il n'a jamais licencié personne, il lui est arrivé d'accepter immédiatement certaines démissions.

Entre les start-up et les grands labos, les différences dans la façon de manager tiennent aussi au mode de recrutement. À compétences égales, un patron de start-up, comme Itzik Harosh, se préoccupe davantage de trouver des entrepreneurs qui « aiment le risque et ne savent pas ce que signifie travailler 35 ou 39 heures », tandis qu'un grand groupe va avant tout rechercher des profils qui entrent dans le moule. « Nous veillons à ce que les compétences comportementales du candidat lui permettent d'évoluer vers le management que vers le business ou l'industrie », explique Bernard Michelangeli, DRH de la R&D de Rhodia. Avec une difficulté supplémentaire quand il s'agit de recrutements internationaux : « Il est parfois difficile de convaincre les managers français de recruter au-dessus des grilles salariales, alors que leurs homologues étrangers n'hésitent pas à s'aligner sur les tarifs d'embauche internationaux », témoigne Dominique Lebeller, de Novexel, qui se souvient avoir bataillé chez Aventis pour offrir un pont d'or à une chercheuse canadienne.

Capitalisation des savoirs

Face à l'explosion des connaissances, l'entretien du capital de compétences des chercheurs constitue un enjeu majeur. Et cette accumulation des savoirs prend souvent des années. « Même si tout le monde rêve d'une gestion informatisée des savoirs, toutes les tentatives ont été jusque-là infructueuses », remarque Paul-Joël Derian, vice-président chargé de la recherche à Rhodia. Conséquence de cette inertie, « le temps de séjour d'un chercheur à un poste doit être relativement long pour lui permettre de cultiver ses connaissances », indique Jack Caillod, DRH du département recherche de Sanofi-Aventis. « Si, dans nos domaines, cet entretien en temps réel des temps des connaissances, via des bases de données, est possible, renchérit Itzik Harosh, dans l'informatique ou les télécoms, cela s'avère plus difficile… »

Dans un monde de la recherche qui se caractérise de plus en plus par une combinaison à l'infini des différentes disciplines, la gestion des connaissances passe donc de plus en plus par la constitution d'équipes. Qu'elle soit organisée sous forme d'équipes de projet internes dans les grands groupes ou de partenariats commerciaux dans les start-up, seule cette confrontation d'idées permet d'éviter la sclérose et de se maintenir au plus haut niveau. Mais cette capitalisation des savoirs prend aussi parfois la forme de réseaux spontanés de chercheurs spécialistes d'un thème donné. « Ces communautés de pratiques fonctionnent, par exemple, sur l'envie de démêler un problème commun, mais en marge de l'organisation hiérarchique et de tout reporting, observe Paul-Joël Derian. À charge pour le management de les laisser vivre et de ne surtout pas s'en mêler. De toute façon, il lui serait impossible de les créer de toutes pièces sans que cela s'apparente à de véritables usines à gaz », explique-t-il.

Si nombre de chercheurs continuent d'entretenir le mythe de « la communauté d'intellectuels », cette image d'Épinal est soumise à rude épreuve. D'abord parce que les chercheurs sont moins valorisés pour leurs compétences scientifiques que pour leurs aptitudes managériales, industrielles ou commerciales. Chez Rhodia, seuls 60 chercheurs sur 1 500 sont reconnus en vertu du mécanisme dit « de la double échelle », destiné à récompenser les experts. La raison ? « Il est très difficile de les garder motivés si on ne leur donne pas la possibilité de développer des compétences larges et variées, d'où la nécessité d'avoir une vraie mobilité au sein du métier », explique Bernard Michelangeli, DRH de Rhodia. Ensuite, parce que « l'application à la recherche des principes managériaux en vigueur pour les autres catégories, tels que l'instauration d'une rémunération variable individuelle sur objectif, a introduit des fractures dans les équipes », relève Alain Sandier, secrétaire du CE du centre de R & D lyonnais de Rhodia. « Les inégalités s'accroissent entre les quelques-uns qui bénéficieront de carrières brillantes et fulgurantes et ceux qui seront traités de façon plus ordinaire », renchérit François Leborgne, de Sanofi-Aventis. Autant dire que le rêve d'Itzik Harosh de « devenir riche et célèbre » est loin d'être à la portée de tous…

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle