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Vie des entreprises

Chez Lidl et Ed, les prix sont light, le social aussi

Vie des entreprises | MATCH | publié le : 01.10.2005 | Cédric Morin

Grâce à leurs prix cassés, les enseignes de « hard discount » gagnent des parts de marché. Mais cette performance a un coût. Salaires au plancher, temps partiels subis, sous-effectif chronique… la pression de la rentabilité se paie au prix fort. Petit avantage à Ed qui amorce une gestion des carrières pour lutter contre le turnover et les arrêts maladie.

Si le commerce équitable peine à décoller en France, low cost et hard discount font, en revanche, un carton. Selon une étude TNS-Secodip réalisée en 2004, deux tiers des ménages français (contre 38 % en 1998) fréquentent régulièrement une enseigne de distribution alimentaire à bas prix. Une statistique qui a ravi les grands du secteur. Et au premier chef, le géant Lidl, propriété du groupe allemand Schwarz Gruppe. Avec ses 1 100 magasins et 12 000 salariés, c'est le leader du marché français du hard discount, suivi, pour le nombre de surfaces de vente et d'employés, par Ed, l'enseigne de Carrefour. Chez les ténors de la grande distribution, le dédain longtemps affiché envers ces « supermarchés à la soviétique » a vite disparu. Auchan, Carrefour ou Casino (voir encadré page 46) sont tous présents sur le créneau. Ultime réfractaire, l'enseigne de Michel-Édouard Leclerc a décidé de se doter rapidement de 1 000 surfaces de vente.

Il faut dire qu'avec leur formule gagnante – des prix inférieurs en moyenne de 30 % aux autres distributeurs, la présence de grandes marques et une implantation qui s'étend jusqu'aux quartiers chics – les deux enseignes affichent des marges brutes supérieures à 20 %. Des résultats record pour la distribution alimentaire, obtenus en partie aux dépens des salariés. « Le succès de ce modèle repose sur une offre de prix bas et un nombre de références moindre. La convention collective du secteur fixe les minima sociaux. Et il appartient à chaque enseigne de mener sa propre politique du personnel », explique Jérôme Bédier, président de la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution.

Culture du secret chez Lidl

Pourtant, Lidl et Ed, ce n'est pas tout à fait bonnet blanc et blanc bonnet. Implanté en France en 1989, dix ans après le pionnier Ed, Lidl cultive l'art du secret. Seule entorse à la règle, Klaus Gehrig, le P-DG du groupe, a dû accorder une interview à la télévision allemande en décembre 2004, après la sortie d'un livre noir fustigeant les pratiques sociales de l'enseigne, largement médiatisé par le syndicat allemand des services Verdi. Pour sa part, la direction française n'a jamais dérogé à la loi du silence, notamment sur le chiffre d'affaires de l'enseigne. Selon le mensuel allemand Manager Magazin, il s'élèverait à 4,4 milliards d'euros en 2003 et la France serait l'un des pays les plus rentables pour Lidl, dont le développement rapide s'est maintenu pendant une quinzaine d'années, au rythme d'une centaine d'ouvertures par an. « Nous sortons d'une période de très forte croissance et les ouvertures de magasins se stabilisent aujourd'hui autour d'une cinquantaine par an », explique Daniel Grandjean, délégué du personnel CGC et responsable de réseau en Alsace.

Avec plus de 150 nouvelles implantations par an, l'heure est également au développement tous azimuts pour Ed. Création de magasins, rachat d'enseignes et réorganisation de la maison mère, Carrefour, au niveau de la branche, tout est mis en œuvre pour prendre la tête du marché dans les années à venir. Selon Hervé Bénard, le responsable des relations sociales du groupe Ed, cette politique d'expansion s'est accompagnée d'une évolution sensible des pratiques sociales. « Nous avons fait beaucoup d'efforts ces dernières années et nous n'avons pas à rougir des conditions statutaires que nous offrons à nos salariés. Nos frais de personnel s'élèvent aujourd'hui à plus de 10 % de notre chiffre d'affaires. » Un taux représentant presque le double de celui pratiqué dans le secteur et similaire à celui des supermarchés Champion, appartenant au groupe.

Néanmoins, chez Lidl comme chez Ed, les pratiques sociales sont largement dictées par les directions régionales et les chefs de secteur, responsables de cinq à dix magasins, sur lesquels s'exerce la pression de la rentabilité. « Les chefs de secteur s'autorisent tous les moyens dans les magasins pour augmenter la productivité », dénonce un délégué du personnel CGT de Ed dans la région parisienne. « Nous traversons une crise de croissance et les directions régionales ne tiennent pas compte des accords nationaux. Elles appliquent leurs propres lois sur le plan social », dénonce Gilles Berna, secrétaire CFDT du comité d'entreprise de Lidl France.

Dans les deux enseignes, l'équipe d'une unité de vente se compose généralement d'un chef de magasin, recruté au niveau bac+2, de deux autres agents de maîtrise et de trois à dix employés, essentiellement des femmes. La majorité du personnel de vente a moins de 30 ans et, comme dans les centres d'appels ou le reste du commerce, le turnovery est très élevé. De l'ordre de 30 % en moyenne sur l'ensemble du territoire français, avec des pointes à 70 % en région parisienne ! Chez Lidl, le recrutement n'est pourtant pas une préoccupation. Les directions régionales semblent se satisfaire des candidatures spontanées, envoyées au siège ou sur le site Internet de l'enseigne, en favorisant la proximité géographique. Ed utilise les mêmes techniques, mais a également mis en place en 2003 un système de cooptation qui permet de recruter un personnel plus fiable. Contrairement à son concurrent français, où le nombre de recrutements en CDD (plus de 3 000 en 2004) est dorénavant supérieur à celui des CDI, Lidl embauche principalement en contrat à durée indéterminée.

Un sous-effectif chronique

Les salariés sont recrutés comme caissiers ou employés commerciaux. Mais dans la pratique, de la réception des marchandises au réapprovisionnement des rayons en passant par le nettoyage, tout le monde est polyvalent chez Ed et Lidl. Les effectifs sont déterminés par le chiffre d'affaires et ne tiennent pas compte de la surface du magasin, ce qui conduit certains à fonctionner avec trois personnes pour une journée, contre neuf à dix en moyenne. « Quand il lit sa feuille de paie, le responsable de magasin est agent de maîtrise, mais, dans les faits, il assume les fonctions d'un cadre de la grande distribution et celles des autres employés, explique un délégué du personnel CFDT, responsable d'un Ed parisien. C'est tout juste s'il ne change pas les ampoules. »

Les responsables de magasin sont recrutés sur la base d'un contrat de 42 heures chez Lidl et de 41 heures chez Ed. Pourtant, en raison du sous-effectif chronique, il n'est pas rare que leurs journées de travail s'étalent entre 7 heures le matin et 20 heures le soir et que leurs semaines dépassent les 60 heures. Dans l'enseigne française, les heures supplémentaires sont théoriquement enregistrées sur un compte épargne temps. Chez Lidl, trois jours de récupération sont prévus par trimestre, mais « la majeure partie des heures supplémentaires des responsables de magasin sont lissées et celui qui conteste s'attire vite des ennuis », explique Didier Cayla, délégué du personnel CFDT d'un Lidl de Narbonne.

Pour les employés de base, la majorité des contrats sont établis dans les deux enseignes sur la base de 26 heures et de six jours de travail. « Les directions considèrent que deux salariés à mi-temps sont plus productifs qu'un temps plein et elles ne prennent pas en compte les situations de précarité que cela induit »,s'indigne Patricia Eisenmann, déléguée CFTC et adjointe au responsable du magasin alsacien d'Illkirch. Les caissières de Lidl ne sont pas censées faire d'heures supplémentaires mais, tout comme chez Ed, l'obligation d'être à son poste de travail de la première à la dernière minute payée – sans tenir compte des tâches qui précèdent la prise de caisse et suivent sa fermeture – représente près d'une demi-heure de travail supplémentaire non payée par jour. Si bien que l'introduction de pointeuses figure parmi les revendications syndicales des deux enseignes. Selon les calculs du secrétaire CFDT du CE de Lidl France, ces heures non payées représenteraient 3,5 millions d'euros par an d'économies sur la masse salariale.

Néanmoins, 2005 a plutôt été une bonne année pour les salariés des deux hard discounters. Ed a répercuté la hausse de 5,4 % du smic à tous les échelons et Lidl a accordé 7 % pour l'ensemble des bas salaires. Chez le premier, la rémunération annuelle des agents de maîtrise s'élève entre 17 000 et 20 000 euros sur quatorze mois pour un temps complet, contre une moyenne de 22 000 euros chez son concurrent. Les employés de l'enseigne française gagnent entre 9 000 et 11 000 euros pour 26 heures. Et ils bénéficient de titres-restaurants, de primes de vacances et de participation, contrairement au personnel de Lidl.

Dans les deux enseignes, un système de primes constitue l'un des éléments clés de la gestion des ressources humaines. Ainsi chez Ed, il s'agit d'une prime unique, calculée en fonction du chiffre d'affaires, du taux de démarque, de la productivité du magasin, qui peut être supprimée en cas d'absentéisme. « Le montant de la prime n'a pas la même valeur selon le rang hiérarchique : le taux est plafonné à 8 % du salaire pour une caissière et monte jusqu'à 24 % pour un chef de magasin », précise Jean-Luc Jacobs, secrétaire du comité central d'entreprise FO et assistant contrôleur de gestion à la direction régionale Rhône-Alpes.

42 articles à la minute

Pour doper la productivité dans les magasins, la direction de Ed a instauré des tableaux d'animation et d'organisation sur lesquels les salariés sont tenus de noter quotidiennement le temps consacré à chaque tâche. La cadence imposée en caisse est de 500 articles à l'heure et le temps de mise en rayons est strictement codifié. Dans l'établissement parisien de la rue de Vaugirard, les cadences « officielles » de la direction ont été augmentées de 30 % par le responsable de secteur. Chez Lidl, les caissières doivent traiter 42 articles à la minute, « mais une salariée qui, au bout de deux mois, reste à ce rythme est considérée comme un mauvais élément », explique Patricia Eisenmann, de la CFTC.

Au grand dam des organisations syndicales, les deux enseignes n'emploient pas de vigiles à plein-temps, en dépit des problèmes de sécurité. Chez Lidl, dans le secteur de Lunel, en Languedoc-Roussillon, un quart des arrêts de travail étaient, l'an dernier, liés à des agressions. La hantise des salariés du hard discount, c'est le braquage, et Lidl a dû mettre en place une cellule psychologique pour accompagner ses employés victimes de hold-up.

Chez Ed, les absences pour maladie professionnelle et accident du travail représentent 17 % du total, contre 44 % pour les arrêts maladie. Des chiffres qui ne reflètent pas la réalité des pathologies, selon Gérard Cauvache, secrétaire FO du CHSCT de Ed de la région Paris Sud. « Les troubles musculo-squelettiques ou du canal carpien sont très importants mais nous n'arrivons pas à les évaluer exactement. Car, par crainte d'être licenciés, les salariés n'en informent pas le médecin du travail. »

Seul recours, l'arrêt maladie

Dans les magasins, l'arrêt maladie est bien souvent le seul recours du salarié au bout du rouleau. Car certains salariés se plaignent des remontrances en public, des convocations dans les directions régionales et des mutations, qui auraient pour objectif de les pousser à la démission. Sans oublier les licenciements pour faute. En 2004, ces derniers ont représenté près de la moitié des départs de salariés en CDI de Ed. Quelques responsables de magasin refusent ainsi d'avoir les clés du coffre par crainte d'être accusés de vol. « Quand la direction veut se débarrasser d'un salarié, elle lui met la pression. Pour un responsable de magasin, les audits, les rendez-vous au siège se multiplient comme les contrôles surprises en magasin. Mais il est difficile d'avoir des chiffres exacts sur les départs et leurs motifs, car tout est fait en catimini », constate Didier Cayla, responsable d'un Lidl à Narbonne.

Si les responsables d'unité n'y restent en moyenne que deux ans, « Lidl constitue pour eux une bonne carte de visite avant d'intégrer une enseigne de distribution classique qui offre plus de perspectives d'évolution », souligne Gilles Berna. Car, pour les responsables de magasin (la moitié sont issus de la promotion interne chez Ed), les possibilités d'évolution sont bien maigres. En 2004, Ed a profité de sa forte croissance pour inverser la tendance. « Ces derniers mois, nous avons renforcé notre présence dans l'est de la France, et la plupart des cadres ont été recrutés par le biais de la promotion interne », explique Jean-Luc Jacobs.

Contrairement à son concurrent Lidl, l'enseigne de Carrefour amorce une politique de gestion des carrières depuis trois ans. Les directions régionales disposent dorénavant d'outils de détection des talents et de centres de formation. Une initiative timide pour fidéliser des salariés qui ne restent pas plus de quatre ans en moyenne dans l'entreprise.

Leader Price, crack du « low cost social »

Deuxième « hard discounter » français par le chiffre d'affaires, Leader Price talonne Lidl avec seulement 480 magasins. L'enseigne du groupe Franprix-Leader Price (Casino) affiche une rentabilité de plus de 8 %, contre 6 % en moyenne chez ses concurrents. Un joli succès pour ce concept de « soft discount », un hybride de supermarché et de hard discounter. Les surfaces de vente claires, spacieuses et chauffées ne vendent que des produits Leader Price et disposent de rayons fruits et légumes et boucherie. Le nombre de produits en magasin – 2800 – est le triple de la moyenne du secteur.

L'enseigne s'appuie sur une organisation complexe, segmentée en toutes petites unités, face auxquelles même les syndicalistes les plus aguerris ne s'y retrouvent pas. « Au niveau des magasins, il y a parfois jusqu'à trois sociétés distinctes : une pour l'immobilier, une pour le personnel et la dernière pour la gestion de la surface de vente. Ce fonctionnement permet de s'affranchir de toutes les obligations sociales qui s'imposent aux concurrents », affirme Jean-Louis Boulin, ancien délégué CFDT du comité de groupe de Casino, qui planche sur un dossier de reconnaissance d'unité économique et sociale pour Franprix-Leader Price. Leader Price n'a pas de comité d'entreprise et ne verse pas d'intéressement, ni même de participation. Les syndicats rencontrent beaucoup de difficultés pour s'implanter.

La politique salariale se limite aux minima de branche, « soit moins de 500 euros pour une caissière ou une employée commerciale ayant un contrat de 26 heures sur six jours », explique Marie-Gorette Bénetière, déléguée du personnel CFDT et employée commerciale au Leader Price de Roanne, dans la Loire. Six ouvertures sont prévues pour 2005, sans compter les transformations de supermarchés Casino en Leader Price, hantise des salariés de Casino, qui, au bout de dix-huit mois, perdent les avantages sociaux liés au groupe. Un manque à gagner évalué à plus d'un mois de salaire, qui permet d'abaisser les frais de personnel à 6 %…

Auteur

  • Cédric Morin