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Vie des entreprises

Avis de tempête sociale sur les ports de Marseille et du Havre

Vie des entreprises | MATCH | publié le : 01.09.2005 | Sarah Delattre

Pour se développer, les deux premiers ports français vont confier l'exploitation de leurs futurs terminaux à des opérateurs privés qui, à terme, intégreront les conducteurs d'engins. Opposés à toute privatisation, ces « portiqueurs » soudés autour de la CGT défendent bec et ongles leurs acquis. Surtout à Marseille, où le climat social est bien plus dégradé qu'au Havre.

Juché à 40 mètres de hauteur, Grégoire, conducteur d'engins au Port autonome du Havre, bénéficie d'une vue imprenable sur le quai d'Atlantique, où ont accosté trois porte-conteneurs, ces monstres des mers qui peu vent transporter jusqu'à 8 000 « boîtes ».Cet ancien frigoriste décharge l'un d'entre eux, propriété du deuxième armateur mondial, Mediterranean Shipping Company. À raison de 22 boîtes en moyenne à l'heure, le navire devrait être vidé avant la nuit. Sur les 1 540 agents du port, 220 « portiqueurs » travaillent ainsi, entre ciel et terre. En 2004, ils ont déchargé plus de 2 millions de boîtes. Au total, 76 millions de tonnes de marchandises ont transité par Le Havre, cinquième port européen.

Sa place privilégiée lui permet de capter 60 % du trafic national de conteneurs, contre 26 % seulement pour Marseille. Mais le port méditerranéen conserve une longueur d'avance. Malgré une légère baisse de son trafic en 2004, il reste, avec 94 millions de tonnes de marchandises traitées (dont 60 millions de tonnes d'hydrocarbures, sa principale ressource), le premier port généraliste français et le quatrième européen. L'an dernier, 9 747 navires y ont fait escale.

Après avoir gelé les effectifs pendant trois ans en 1999, en contrepartie d'un accord 35 heures avantageux, le Port autonome de Marseille a renoué avec les embauches en 2001. Il emploie aujourd'hui 1 494 agents. Pour améliorer l'efficacité de ses conducteurs d'engins, le port marseillais, qui consacre 4,16 % de sa masse salariale à la formation, va se doter dès cette rentrée d'un simulateur d'engins et organiser des stages de deux semaines. Rien de révolutionnaire puisque, au Havre, tout conducteur fraîchement recruté se fait la main sur ce type d'équipement, apparu en 1991.

Il n'empêche qu'à Marseille le changement est de taille, dans un milieu où, il y a peu, le compagnonnage était encore la règle. On n'apprenait pas à être portiqueur sur les bancs de l'école, on le devenait sur le tas, avec les anciens, qui, outre les gestes du métier, transmettaient leur histoire. Et leur forte culture syndicale. « Quand j'ai commencé, nous apprenions à conduire un engin avec un ancien qui nous prenait sous son aile pendant deux à trois mois. Aujourd'hui, les cadences sont telles que c'est devenu difficile, témoigne Michel le Tyneves, désormais formateur au centre de formation à la conduite d'engins de manutention du Port autonome du Havre. Les stagiaires enchaînent sept semaines de formation en alternant les cours théoriques, la conduite sur simulateur et sur le terrain. Au bout d'un an de pratique, un formateur va vérifier qu'ils n'ont pas pris de mauvaises habitudes. »

La moindre erreur de manipulation peut en effet être fatale aux dockers qui, à terre, ramassent les conteneurs à bord de leur chariot cavalier, sorte d'insecte mécanique aux grandes pattes. « Qu'il vente ou qu'il pleuve, le portiqueur monte et marque en partie la cadence, explique Patrick Deshayes, secrétaire général de la CGT au Havre. S'il est mal dans sa tête, il fait courir un risque à ses collègues. »

Aristocratie ouvrière

À Marseille, le renouvellement pour moitié du personnel, lié en partie aux départs à la retraite de plus de 300 ouvriers exposés à l'amiante, a permis de ramener la moyenne d'âge à 43 ans et de renforcer les équipes par des profils de commerciaux et de financiers. « Lorsque les anciens viennent manger à la cantine, ils ne reconnaissent plus grand monde », s'amuse Stéphane Pellen, le DRH du Port autonome de Marseille, qui a connu son baptême du feu en 2001 quand une grève a paralysé les quais durant treize jours. Après quelques bras de fer, il a appris à composer avec la CGT qui, malgré une baisse de sa représentativité, reste omnipotente sur les quais.

Historiquement soudés autour du syndicat, les quelque 200 portiqueurs marseillais ont remporté de haute lutte des avantages aujourd'hui contestés. Les agents de cette aristocratie ouvrière figurent ainsi au rang des mieux payés du port. Alors qu'un employé de bureau gagne en moyenne 1 793 euros, les conducteurs d'engins émargent à 3 100 euros. « Dans les ports, il se dit que les ambitieux ont intérêt à devenir grutiers », plaisante Stéphane Pellen. Mais ces émoluments compensent aussi la pénibilité du métier, où les lombalgies sont légion, les gestes répétitifs, les horaires décalés, avec bien souvent du travail de nuit.

Au Havre, les portiqueurs, rémunérés sur treize mois, comme le reste du personnel, bénéficient d'un niveau de salaire quasi équivalent à celui de leurs homologues marseillais. Les équipes de « bordée verte » enchaînent cinq à six services de matin ou de nuit, en alternance une semaine sur deux avec ceux de la « bordée orange », d'après-midi. Avec un horaire hebdomadaire fixé à 35 heures, les conducteurs havrais travaillent au total trois heures de plus que dans le Sud. « Et encore ! Si nous prenions en compte les pauses et le fait que les portiqueurs travaillent en binôme, le temps de travail effectif serait de 14 heures par semaine », critique un cadre de Marseille.

Mais, ici comme au Havre, la course à la productivité est lancée. Les deux ports autonomes, qui investissent lourdement dans leurs projets de développement respectifs (Fos2XL et Port 2000), vont confier l'exploitation de leurs futurs terminaux à des opérateurs privés. Une « privatisation » qui va entraîner inéluctablement l'intégration du personnel d'outillage (conduite et maintenance des engins) dans les sociétés privées de manutention.

Déclaré d'intérêt national majeur en septembre 1995 par le président Jacques Chirac, Port 2000, dont le coût global s'élève actuellement à plus de 1 milliard d'euros (dont 235 millions privés), devrait permettre de doubler, voire tripler le trafic. « En 2003, 23 millions de conteneurs étaient traités dans les ports nord-européens, évalue Jean-Pierre Lecomte, président du Port autonome du Havre. Ce que nous voulons, c'est maintenir nos 10 % de part de marché en 2015, lorsque la barre des 44 millions sera dépassée. » Dès 2006, les premiers porte-conteneurs devraient pouvoir aborder les six postes à quai déjà achevés.

Un double commandement

L'armateur CMA-CGM et sa filiale, la Générale de manutention portuaire (GMP), d'un côté ; le premier armateur mondial Maersk et le manutentionnaire Terminaux de Normandie de l'autre ont remporté l'exploitation de deux futurs terminaux, en vertu de conventions spécifiques élaborées dès 1999 sous Jean-Claude Gayssot, alors ministre des Transports. Mais ces futurs exploitants s'engagent à assurer un certain niveau de trafic (respectivement 450 000 et 370 000 conteneurs) et d'investissement (103 et 80 millions d'euros), à une condition : pouvoir contrôler toutes les opérations sur les quais. Ce qui n'est pas le cas aujourd'hui car, si les entreprises de manutention maîtrisent l'organisation du travail des dockers, les conducteurs d'engins, qui sont agents du port, échappent à leur contrôle. Spécificité française, ce double commandement ralentit souvent le déchargement des navires.

« Or un porte-conteneurs immobilisé à quai coûte entre 30 000 et 40 000 dollars par jour, rappelle Sidenius Jakob, directeur général délégué de la nouvelle société d'exploitation Terminal Porte océane, réunissant les intérêts de Maersk et de Terminaux de Normandie. Comment être certains de tenir nos engagements si nous n'avons pas l'entière maîtrise de l'organisation sur les quais ? Sans compter que la situation actuelle entraîne de véritables nœuds juridiques en cas d'accident du travail. » En 1999 déjà, la Cour des comptes concluait dans son rapport sur la politique portuaire que les ports français souffraient « de l'absence d'unité de gestion des activités de chacun de leurs terminaux, qui contrastent avec l'organisation unifiée des terminaux dont bénéficient les clients d'autres ports européens ».

Grèves contre la privatisation

Viscéralement opposés à toute forme de privatisation, les 220 portiqueurs havrais, qui craignent de perdre leurs acquis sociaux, ont mené l'hiver dernier des grèves tous les samedis. « Au lieu de travailler en binôme comme c'est le cas aujourd'hui, ils ont peur de se retrouver seuls aux manettes de leur engin et s'inquiètent des critères de sécurité », observe Patrick Retourné, délégué syndical CFDT. Patrick Deshayes renchérit : « Les opérateurs changent les règles du jeu en cours de route et font de la privatisation une condition sine qua non de leur engagement. Il n'a jamais été question de réformer le statut des conducteurs d'engins lors des discussions sur Port 2000, où les acteurs de la place portuaire ont plus parlé d'environnement que de social. La prochaine fois, les salariés mettront des combinaisons de grenouilles pour attirer l'attention ! »

Après d'interminables discussions et une surenchère de revendications, la direction du port avait presque réussi, en novembre 2004, à concilier les positions en proposant un contrat de mise à disposition d'un noyau dur de portiqueurs. « Un certain nombre auraient été prêtés pendant cinq ans, travaillant sous le commandement opérationnel du chef de quai de l'opérateur, tout en conservant leur convention collective et leur niveau de rémunération », explique Michel Baux, secrétaire général du Port autonome du Havre.

Si la solution semblait satisfaire la CGT, elle a finalement été rejetée par les armateurs et manutentionnaires.« Sur le fond, ce contrat de mise à disposition ne changeait pas grand-chose, la gestion des ressources humaines continuait de nous échapper », affirme Christian Paschetta, P-DG de la Générale de manutention portuaire, au Havre. Du coup, les discussions ont été renvoyées à l'échelon national. Sous l'égide de l'Union nationale des industries de la manutention (Unim) des ports français, actuellement présidée par un patron havrais, Claude Pigoreau, armateurs et manutentionnaires négocient avec la puissante Fédération nationale des ports et docks CGT. Une issue qui épargne au syndicat local d'avoir à assumer d'éventuelles mesures impopulaires.

Si la paix sociale est précaire au Havre, à Marseille, c'est la guerre de tranchées entre la CGT et la direction. Dans son bureau, le directeur du port, Éric Brassart, a conservé quelques pancartes de grévistes qui témoignent d'un climat social délétère : « Brassart, assassin du port » ; « Tu penses nous mettre à genoux ? Tu partiras à plat ventre, la queue entre les jambes » ; « Brassart, casse-toi ». Régulièrement, les représentants de la CFDT sont injuriés, voire molestés par des membres de la CGT. Une situation explosive qui met en péril le développement du port. En particulier le projet Fos 2XL. D'un coût global de 376 millions d'euros (financé à hauteur de 200 millions par le secteur privé), il devrait doubler le trafic des conteneurs par la création de deux nouveaux terminaux en 2008 et pourrait générer la création de 5 000 emplois.

Plus de flexibilité

C'est sur les bassins de Fos que se cristallisent les tensions, où les quelque 140 ouvriers refusent de se plier à l'organisation du travail appliquée depuis novembre dernier. En contrepartie de 30 postes supplémentaires en exploitation et en maintenance et d'une augmentation non négligeable des primes, la direction a introduit une plus grande flexibilité du travail afin d'aligner les roulements des portiqueurs sur ceux des dockers. « Ces nouvelles modalités avaient pourtant fait l'objet d'un accord ratifié par l'ensemble des organisations syndicales, y compris la CGT, en mars 2003 », précise Éric Brassart. L'idée étant, à terme, d'imposer un opérateur intégré par terminal employant dockers et portiqueurs, lesquels conserveraient la possibilité de retourner dans le public.

Retenu pour l'exploitation d'un terminal dans le futur Fos 2XL, l'armateur CMA-CGM a tenté de jouer les conciliateurs auprès de la CGT en envoyant au charbon Jean-François Mahé, un ancien cadre du port marseillais. Une opération critiquée par les autres syndicats. « Comment peut-on accepter qu'une entreprise privée discute avec la CGT de l'organisation du travail sur nos terminaux sans la présence de la direction et des autres syndicats représentatifs », s'interroge Roger Bergonzo, vice-président du Spicpam-CGC.

Pour court-circuiter la CGT, la direction a tenté d'obtenir l'adhésion de ses 1 494 salariés en organisant un référendum les 18,19 et 20 janvier dernier. Une tactique déjà utilisée en 1999 et en 2003, lors de consultations sur la RTT et l'intéressement. Avec, cette fois, des résultats plus mitigés. Une petite majorité des participants a rejeté la nouvelle organisation des terminaux de marchandises de Fos. En revanche, 80 % ont soutenu les projets de développement du port. Surtout, une majorité s'est déclarée favorable à la recherche d'une solution de substitution au système des bakchichs, ces primes de productivité versées par les manutentionnaires aux portiqueurs, pouvant avoisiner les 1 000 euros mensuels.

« Les conducteurs d'engins gagnent l'équivalent de quatre smics, dont un sous la forme de gratifications reçues des manutentionnaires, dénonce Éric Brassart. Ce système illicite est contraire à notre convention collective et s'apparente à de la corruption. » Secrétaire général de la CFDT au Port autonome de Marseille, Claude Fiorillo évoque des « pratiques mafieuses ». « S'il est trop tard pour revenir en arrière, qu'on rende au moins le système plus transparent. » Divisée sur la question, la CGT botte en touche. « Cela ne nous regarde pas, affirme Roger Maldacena, secrétaire CGT du port. Le système s'est moralisé, ces primes font l'objet d'un bulletin de paie. La direction fait passer les portiqueurs pour des nantis afin de mieux faire avaler leur intégration au privé. »

Au Havre, en revanche, la CGT s'est toujours opposée à ces « pieds de grue », appelés ainsi parce que ces bonus étaient versés de la main à la main au pied des grues.« Ici, les portiqueurs ne perçoivent que leur salaire, on s'interdit de toucher le moindre euro des opérateurs privés », insiste Patrick Deshayes. Si l'argent n'a pas d'odeur, la défense du public invoquée par les portiqueurs marseillais pour conserver le statu quo prend de drôles d'accents…

La CGT s'est accommodée de la réforme portuaire

« Chiens des quais ». Le sobriquet a longtemps collé à la peau des dockers, ces ouvriers qui, à la veille de la réforme de 1992, étaient encore 8 500 à décharger les marchandises sur les quais. Embauchés à la journée par l'intermédiaire des bureaux centraux de la main-d'œuvre, les dockers professionnels titulaires de la carte G bénéficiaient en période de chômage d'une rémunération versée par la Cainagod. Mais « ce statut à l'origine économiquement efficace et socialement innovant a abouti au contrôle de l'embauche et de la carrière des dockers par un syndicat unique [la CGT], s'est conjugué avec un sous-emploi chronique qui a contribué à l'accroissement des coûts du travail », rappelait en 1999 la Cour des comptes dans son rapport sur la politique portuaire en France.

La loi du 9 juin 1992 a posé de nouveaux principes, notamment en intégrant en CDI les dockers professionnels dans les entreprises de manutention et en les dotant d'une même convention collective nationale. Parallèlement, un ouvrier sur deux a bénéficié d'un plan social, financé par l'État à plus de 50 %. Au Havre, les effectifs passent de 2 300 en 1992 à 1 millier au lendemain de la réforme. Des accords sont signés en 1993 à Marseille et au Havre. Mais au prix de conflits sociaux extrêmement violents, témoignant de la crainte de la CGT de perdre de son influence. En dix ans, de l'eau a coulé sous les ponts. La reprise des embauches a permis de rajeunir la pyramide des âges. Avec le recul, la CGT juge positivement la réforme. « Nous bénéficions d'un meilleur système de prévoyance, analyse Michel Catelain, secrétaire général adjoint du syndicat CGT des ouvriers dockers du Port autonome du Havre. La réforme s'est aussi traduite par une amélioration de la formation et de la sécurité au travail. » Reste qu'au Havre le métier de docker se transmet encore souvent de père en fils, et la CGT, qui n'a en rien perdu de son influence, continue de gérer les embauches sur le port.

Auteur

  • Sarah Delattre