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Vie des entreprises

En Afrique du Sud, les entreprises font la guerre au sida

Vie des entreprises | REPORTAGE | publié le : 01.06.2005 | Sandrine Foulon

Plus de 5 millions de Sud-Africains sont porteurs du VIH. Difficile, donc, pour les multinationales de fermer les yeux. Prévention, dépistage, traitement… des groupes comme Lafarge, L'Oréal ou Daimler Chrysler s'investissent dans la lutte contre le sida et y jouent un rôle moteur. Quitte, devant l'ampleur du fléau, à construire des partenariats avec les ONG et les pouvoirs publics.

Thuli est swazi. Elle habite Soweto et travaille chez Lafarge, à Johannesburg. En plus de son job de standardiste, elle est peer educator, littéralement, « formatrice de ses pairs ». Un nom barbare pour désigner les 70 volontaires qui, parmi les 1 400 salariés du cimentier en Afrique du Sud, acceptent bénévolement et en toute confidentialité de conseiller leurs collègues afin de les aider à se protéger contre le fléau du sida. Dans ce pays austral, une femme est violée toutes les dix minutes, et Thuli n'a pas eu la chance de faire exception. « J'ai passé un test du VIH qui s'est révélé négatif mais j'ai eu tellement peur en attendant les résultats que j'ai décidé d'aider les autres. » Ses collègues, ses amis, ses voisins… « Il faut sans cesse informer, mettre fin aux croyances. Certains hommes pensent encore que coucher avec une femme vierge fait guérir du sida. »

À Lichtenburg, bourgade conservatrice et rurale de 40 000 habitants à l'ouest de Pretoria, Andries, ouvrier à la cimenterie Lafarge, un autre peer educator, essaie lui aussi de promouvoir le safe sex. « L'un de mes meilleurs amis ne croyait pas ce qu'on disait sur le VIH/sida. Il est mort l'an dernier. À l'hôpital, il m'a fait promettre d'en parler, de protéger les autres. » Même si la tâche, reconnaît-il, est éminemment compliquée. « “Chez nous, on ne mange pas de bonbons avec le papier”, répètent les hommes. Difficile de leur faire admettre qu'il faut utiliser des préservatifs. » Quant à Wayne, également peer educator, employé dans la carrière de Lafarge au Cap, il montre les vestiaires des hommes où des posters sans équivoque indiquent les précautions à prendre pour éviter la contamination. Des avertissements que l'on retrouve au siège à Johannesburg. Dans les toilettes, des affiches reprenant les principaux slogans de la campagne nationale contre le sida, ABC : Abstain (abstiens-toi), Be faithful (sois fidèle), Condomize (mets des préservatifs), sont placardées sur les portes et des préservatifs sont gratuitement mis à la disposition des salariés.

Directeur général de Lafarge pour l'Afrique du Sud, Frédéric de Rougemont ne s'attendait pas à devoir aborder ce genre de sujet dans le cadre de ses fonctions. « Il y a cinq ans, si on m'avait dit que je parlerais relations sexuelles au bureau, je ne l'aurais pas cru. » Et pourtant, impossible pour le cimentier de faire l'impasse sur un fléau qui touche près de 10 % de ses effectifs. La « routine », dans un pays où la situation est devenue dantesque. Derrière les batailles de chiffres sur la prévalence réelle, 5,3 millions de Sud-Africains sont séropositifs, sur une population totale de 45 millions d'habitants.

370 000 morts chaque année

Selon l'Onusida, en 2004, 21,5 % des adultes entre 15 et 49 ans étaient porteurs du virus. D'ici à 2025, si la riposte à la maladie n'est pas renforcée de façon spectaculaire, l'épidémie réduira la population de plus du tiers. Clem Sunter, ex-président du conglomérat minier Anglo American, croisé de la lutte contre le sida, enfonce le clou : « 35 % des femmes âgées de 25 à 29 ans sont séropositives, et le taux s'élève à 51 % au Botswana », un pays voisin. Du fils de Nelson Mandela au travailleur pauvre des townships, quelque 370 000 personnes en meurent chaque année. « Chacun connaît, dans sa famille, parmi ses amis, ses collègues, des personnes qui sont décédées du sida, explique Marta Darder, de Médecins sans frontières. C'est une catastrophe sociale mais aussi économique. » Économiste sud-africain, Azar Jammine évalue l'impact du virus sur la croissance à hauteur de 0,5 à 1 point par an. « Notre taux de croissance s'élève à 3,4 %. Nous pourrions être à 4,4 %. »

En présence d'une main-d'œuvre aussi sévèrement touchée, le secteur privé a fait ses calculs. Selon une étude de l'université de Boston, si l'on tient compte de l'absentéisme, de la baisse de productivité, des dépenses de santé, des frais pour funérailles puis du recrutement, de la formation d'un nouveau venu… le coût d'un salarié non soigné est de l'ordre de 4 600 euros. « Nous avons voulu anticiper, poursuit Frédéric de Rougemont. Nous avons investi 1,375 millions d'euros dans ce programme de lutte contre le sida. Si nous ne l'avions pas fait, nous aurions très certainement dépensé près de 2 millions d'euros », le prix de la trithérapie variant de 300 à 850 euros par personne et par an.

Dès 2000, Lafarge s'est lancé dans la bataille. « Nous avons formalisé une feuille de route. Il nous fallait fixer le cadre pour agir partout dans le monde et en faire un outil de management », relève Patrice Lucas, directeur des relations sociales du groupe. Un programme fondé sur la confidentialité et la non-discrimination. Car la peur des licenciements, voire de la discrimination à l'embauche, reste partout présente. « Dans mon quartier, cela arrive tout le temps, souligne Thuli. Une personne commence à maigrir. On la soupçonne et elle se fait licencier. » Sur le plan de la prévention, le cimentier s'appuie sur toute une batterie de brochures, de jeux de rôle… En 2002, les salariés ont répondu volontairement à une étude CAP (comportements, attitudes, pratiques) pour tester leur niveau de connaissance sur la maladie. Deux ans plus tard, la même enquête a permis de mesurer les progrès réalisés.

Par ailleurs, Lafarge, qui dispose d'un centre médical, s'est associé à une entreprise privée spécialisée dans la gestion médicale du sida pour assurer le dépistage anonyme des salariés. À ce jour, plus d'un salarié sur cinq (22 %) s'y est soumis, l'objectif étant d'atteindre 50 %. Et l'entreprise distribue gratuitement des antirétroviraux à ses collaborateurs malades ainsi qu'à leur conjoint. Toujours sous le sceau de la confidentialité, la DRH se charge enfin de trouver d'autres postes aux salariés qui ne peuvent plus assurer leurs fonctions.

Centre d'appels 24 heures sur 24

Même type d'action pour L'Oréal, qui emploie 900 personnes sur son site de production de la banlieue de Johannesburg. En parallèle de ses programmes de prévention – centre d'appels 24 heures sur 24 pour le conseil et le dépistage volontaire, cellule pour la gestion des urgences – et de traitement – prise en charge gratuite des antirétroviraux pour les salariés et leurs ayants droit –, le géant de la cosmétique a décidé de tabler sur son réseau de coiffeurs. « Grâce à nos produits, nous touchons dans toute l'Afrique des centaines de milliers de coiffeurs qui sont eux-mêmes en contact avec des millions de clients, constate Alain Evrard, directeur général pour l'Afrique, l'Orient et le Pacifique. Des coiffeurs que nous formons non seulement à l'hygiène (ne pas se servir deux fois de suite de la même lame, par exemple), mais aussi à parler du sida de manière informelle avec leurs clients, hommes et femmes. Le salon de coiffure est un lieu où les Africains se réunissent longtemps et où l'on peut faire passer des messages. » Depuis trois ans, en Afrique du Sud, L'Oréal a dispensé l'équivalent de 20 000 journées-hommes de formation. Cette opération, qui vient de faire l'objet d'un partenariat avec l'Unesco, doit s'étendre au Brésil et en Inde.

Via ses filiales sud-africaines, KES et Pnes, EDF s'est aussi mobilisé. Dans le township de Khayelitsha, près du Cap, Pnes travaille en partenariat avec Care, MSF et l'entreprise d'électricité nationale Eskom, très active dans la lutte contre le sida. Au Kwazulu-Natal, où KES électrifie des zones rurales très isolées, la société, qui emploie 46 salariés, n'a pas les moyens de concevoir, à l'image de Total ou de Danone, son propre programme de lutte contre l'épidémie et s'appuie sur les dispositifs des autorités provinciales, les conseils du sida, et mise sur le transfert de compétences pour doper les initiatives locales destinées à prévenir et à traiter les salariés et les communautés. « Au-delà du projet d'électrification, l'objectif est de fixer les salariés dans les campagnes, d'éviter qu'ils n'échouent dans des townships où la prévalence atteint des sommets. Mais, pour lancer des activités économiques dans ces coins reculés, il faut lutter contre cette pandémie. On ne crée pas de dynamique avec une population malade », explique-t-on chez EDF.

Les routiers, population à risques

À l'instar du constructeur Daimler Chrysler, de la sucrerie Illovo, de la banque Standard Chartered, nombre d'entreprises se sont mobilisées avant même que le gouvernement de Thabo Mbeki ne décide, en 2002, de descendre dans l'arène. Aidées en cela par les partenaires sociaux. « Les syndicats ont beaucoup poussé pour que les directions mettent en place des programmes de lutte contre le sida. Des adhérents de chaque syndicat ont été formés et envoyés dans les entreprises. Il fallait faire comprendre qu'on ne s'opposait pas au management mais qu'on avait besoin d'être ensemble pour combattre cette épidémie », souligne Steven, adhérent du National Union of Mineworkers, qui dépend du Cosetu, une importante fédération de syndicats.

Pour autant, le secteur privé reconnaît ses limites. « Seuls, un gouvernement, une ONG ou une entreprise ne peuvent réussir. Il est irréaliste de penser qu'on puisse traiter le sida sans prendre en compte l'entourage, analyse François Jung-Rozenfarb, permanent de l'ONG Care qui a noué un partenariat avec Lafarge. Cela va de la population qui vit autour de l'usine aux sous-traitants et fournisseurs. » À ce titre, les sociétés qui recrutent les camionneurs, population à hauts risques, sont de plus en plus impliquées. Les chauffeurs qui, aux abords des usines, attendent parfois des jours que le camion reparte à plein, attirent la prostitution et propagent la maladie.

Mais avec un taux de chômage qui varie entre 30 et 40 %, de nombreux Sud-Africains sont tenus d'aller chercher du travail loin de leur famille. « Quand on ne rentre pas chez soi avant des semaines, voire des mois, on a du mal à rester fidèle », analyse Anil Bhagwanjee, sociologue à l'université de Durban, pour qui la ségrégation a joué un rôle aggravant : « Avec l'apartheid, les communautés noires ont appris à se méfier de ce que disaient les Blancs, employeurs et scientifiques compris. À leurs yeux, le préservatif est une invention pour contrôler les naissances. Il devient indispensable, en plus des médecins occidentaux, de former aussi les guérisseurs traditionnels qui bénéficient d'autant, sinon de plus de crédit ».

Autant de paramètres que l'entreprise ne peut à elle seule maîtriser. « Où s'arrête notre rôle, une entreprise a-t-elle vocation à former et à soigner toute la population ? » s'interroge Frédéric de Rougemont. Pour sa part, Anglo American (140 000 salariés dont 24 % de séropositifs) n'a pas voulu se substituer au gouvernement. Le groupe traite gratuitement ses mineurs mais s'est refusé à prendre en charge les familles en se démenant pour trouver des cofinancements. « C'est ça l'avenir. Multiplier les montages financiers internationaux, les partenariats avec des ONG, les autorités, entre entreprises elles-mêmes », souligne Thérèse Lethu, directrice du bureau européen de la Coalition mondiale des entreprises contre le sida (Global Business Coalition), organisme de lobbying et d'échanges de bonnes pratiques qui réunit 190 entreprises.

« Beaucoup critiquent l'action du secteur privé et lui reprochent de ne verser que 5 % des sommes du Fonds mondial de lutte contre le sida. Mais c'est compter sans la prise en charge gratuite des salariés et de leur famille par l'entreprise, plaide Thérèse Lethu. Globalement, les entreprises ont joué ce rôle de locomotive auprès des gouvernements. Mais il faut redéfinir le rôle des uns et des autres. »

Une facture de 6 milliards d'euros

D'autant que les multinationales sont loin d'employer l'essentiel de la main-d'œuvre sud-africaine. « Si 92 % des entreprises de plus de 500 salariés ont mis en place un programme lié au sida, le taux tombe à 13 % pour les sociétés de moins de 100 salariés. Et c'est pourtant dans ces petites structures que se concentrent la majorité des travailleurs », explique le responsable local de Care. Sans oublier les innombrables daily workers, ces illégaux qui n'ont pas de contrat et encore moins de couverture médicale.

Si l'Afrique du Sud veut gagner la guerre, elle va devoir compter sur toutes ses ressources. Avec une facture de plus de 6 milliards d'euros par an (estimation pour le traitement de 5 millions de séropositifs), un manque d'infrastructures publiques et de personnel médical formé, des campagnes de prévention nationales insuffisamment adaptées aux différentes cibles et des autorités locales diversement impliquées, les investisseurs ont de quoi être refroidis. Or les partenariats s'annoncent vitaux pour enrayer la pandémie.

La Chine commence à réagir

Loin des taux de séropositivité affolants de l'Afrique, la Chine affiche une prévalence de l'ordre de 0,1 à 0,2 %. « Mais le rythme des nouvelles infections est parmi les plus élevés du monde, souligne Thérèse Lethu, directrice du bureau européen de la Coalition mondiale des entreprises contre le sida (GBC). Soit une augmentation de 30 % des cas rapportés tous les ans, et cela depuis 1999. » Selon l'Onusida, 10 millions de personnes risquent d'être infectées d'ici à 2010.

Autre fait inquiétant : le virus, qui s'était propagé surtout via les transfusions sanguines et par les toxicomanes, s'étend aujourd'hui à l'ensemble de la population. Un phénomène amplifié par la révolution des mœurs et dopé par l'existence de 150 millions à 200 millions de travailleurs migrants, la population la plus exposée.

Du coup, le gouvernement chinois, traumatisé par le Sras et parfaitement conscient des pertes économiques qu'un nouveau coup dur lui porterait, encourage les entreprises à collaborer à ses côtés et à mettre en place des programmes d'éducation et de prévention. En juillet 2004, initiée par GBC, une rencontre avec 25 multinationales, 7 entreprises chinoises, 3 ONG et le gouvernement chinois a débouché sur la création de la China Business Working Aids, qui compte une dizaine d'entreprises adhérentes.

« C'est une prise de position récente mais très ferme, poursuit Thérèse Lethu. L'impulsion part du gouvernement central vers les provinces, là où les entreprises ont un rôle à jouer. » Des groupes qui jusqu'à présent n'osaient pas trop s'exposer dans un système bien peu démocratique ont désormais le feu vert. Pour les Barclays, Bayer, Merck ou Lafarge, les chantiers sont lourds. Notamment pour faire respecter anonymat et non-discrimination. Le manque de confidentialité est un obstacle culturel majeur. Dans les structures médicales, bien souvent, les patients sont reçus collectivement dans une même salle de consultation, que ce soit pour une angine ou une MST.

Auteur

  • Sandrine Foulon