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Débat

Faut-il, et comment, encadrer les rémunérations des dirigeants d'entreprise ?

Débat | publié le : 01.06.2005 |

La retraite « chapeau » de 39 millions d'euros accordée par Carrefour à son ex-P-DG, Daniel Bernard, a relancé le débat sur les revenus des grands patrons. Dans un projet de loi déposé au Parlement fin mai, Thierry Breton propose de soumettre ces éléments de rémunération exceptionnelle au vote de l'assemblée des actionnaires. Doit-on légiférer dans ce domaine ? Les réponses, plutôt sceptiques, de trois experts.

« Que l'on donne à l'assemblée générale les moyens de choisir les administrateurs. »

PHILIPPE MANIÈRE Directeur général de l'Institut Montaigne.

Si l'on s'en tient strictement aux arguments rationnels, il est peu de questions auxquelles on peut répondre aussi aisément qu'à celle-ci. Et par la négative. D'abord, financièrement, si élevée que puisse paraître la rémunération (ou l'indemnité de départ) des P-DG qui ont fait la une des journaux, elle est sans rapport avec les moyens des entreprises qui les leur ont offertes. On est donc loin d'une situation dans laquelle la « cupidité » de quelques-uns pourrait menacer la santé financière d'une collectivité tout entière. Les sommes en cause sont souvent de simples évaluations d'un avantage hypothétique et étalé dans le temps : les 39 millions d'euros de Daniel Bernard, par exemple, représentent pour l'essentiel la valeur estimée d'une retraite appelée à lui être versée plus tard, et sur vingt ans.

À l'aune des milliards d'euros encaissés par Carrefour pendant cette période, on n'est même pas dans l'épaisseur du trait…

Juridiquement, ensuite, les « excès » dénoncés par les médias n'en sont pas. Dès lors que le conseil d'administration les a entérinées, les sommes concernées ont pleine valeur légale. Cela n'est qu'une application du principe selon lequel les actionnaires ont toute liberté en la matière, le conseil agissant pour leur compte. On pourrait s'en tenir là. Ce serait un peu court. Car l'indignation de l'opinion est révélatrice d'une double interrogation qui mérite une réponse : les chefs d'entreprise sont-ils contrôlés, et leur rémunération est-elle liée à leurs performances ? C'est sur ces deux points qu'il faut rassurer.

Relevons pour commencer un élément positif, passé un peu inaperçu : les débats récents sur ce sujet n'ont été possibles que parce que les rémunérations sont désormais connues du public. La transparence est donc essentielle dans cette matière, et l'on doit se féliciter qu'elle ait progressé au cours des récentes années. Il faut maintenant qu'elle s'accompagne d'un réel travail de contrôle de la part des organes de direction des grandes entreprises. Mais c'est au conseil d'administration qu'incombe la charge de ce contrôle et de la mise en place d'une structure de rémunération effectivement corrélée à la performance objective. Lui seul a la compétence requise pour le faire grâce à sa connaissance de l'entreprise mais aussi de ce qui se pratique dans des groupes comparables. Demander aux actionnaires de décider à sa place de la paie du P-DG, ce serait ouvrir la porte à toutes les démagogies et à toutes les approximations.

Le conseil doit donc être courageux et être composé de personnalités qui ne soient pas toutes « à la main » des dirigeants, comme c'est encore un peu trop souvent le cas. C'est cet objectif-là qu'il faut exiger de l'assemblée. Encadrer la rémunération des dirigeants par la loi n'est certainement ni légitime ni nécessaire. En revanche, si l'on veut vraiment légiférer, alors que l'on donne à l'assemblée générale les moyens de vraiment choisir les administrateurs, par exemple sur une liste comportant plus de noms qu'il y a de postes à pourvoir !

Il n'y a pas d'autre réponse au débat sur la rémunération des dirigeants que de responsabiliser encore plus les administrateurs. L'assemblée des actionnaires a un rôle à jouer, mais seulement indirect : sa responsabilité est de nommer des administrateurs qui exercent vraiment la leur.

« C'est un problème de gouvernance entre actionnaires, administrateurs et managers. »

HUBERT LANDIER Directeur de la revue « Management et Conjoncture sociale ».

Il y a toujours eu, en France, de grands patrons dont on peut imaginer qu'ils étaient à la tête d'une fortune, et donc de revenus considérables. Un Francis Bouygues, un Marcel Dassault avaient créé leur entreprise, l'avaient développée, et leur richesse était l'effet de leur réussite. À défaut d'être aimés, ils étaient respectés, et leur train de vie, parfois modeste, parfois fastueux, n'a jamais fait scandale. Ce qu'il y a de nouveau, c'est que rémunération et indemnités de départ paraissent avoir cessé d'être liées à la réussite de l'entreprise et à sa lente édification sur le temps d'une vie. Un certain nombre de dirigeants de grandes entreprises ne sont en fait que des condottieres, autrement dit des mercenaires, appointés par un conseil d'administration représentatif d'actionnaires avant tout soucieux de valoriser leur capital. Ils ne s'identifient pas à l'avenir de l'entreprise à la tête de laquelle ils ont été – provisoirement – nommés et, s'ils se montrent soucieux de réussite, c'est d'abord de la leur. Ce sont des managers, ce ne sont pas des patrons.

Et voilà par quoi le scandale arrive. D'un côté ils bénéficient d'avantages jugés extravagants, de l'autre les salariés se voient invités à se serrer la ceinture. Certes, le montant de leur salaire ou de leurs indemnités n'est pas de nature à faire capoter l'entreprise. Le montant des sommes qui leur sont attribuées peut être justifié par leur talent. Mais il ne l'est certainement pas en termes de justice sociale, telle que celle-ci est admise en France. Et c'est pourquoi de tels niveaux de rémunération peuvent sembler inadmissibles.

Ainsi, ce scandale résulte du choc entre deux univers étrangers l'un à l'autre. D'une part, les règles du jeu selon lesquelles fonctionnent aujourd'hui les entreprises cotées en Bourse, qui nous ont été imposées par les États-Unis en tant que puissance économique aujourd'hui dominante ; et, d'autre part, les normes jugées équitables dans notre contexte social et culturel français. Et donc, d'un côté des dirigeants qui agissent conformément aux règles plus ou moins admises dans la communauté internationale des affaires, de l'autre des critères de jugement qui se rapportent aux usages reconnus comme légitimes en France.

Il est vrai que si les dirigeants obtiennent de telles rémunérations, c'est qu'il s'est trouvé des administrateurs pour les leur attribuer. Il s'agit dès lors d'une question de « gouvernance » de l'entreprise. Aux actionnaires, majoritaires ou minoritaires, de faire en sorte que leurs intérêts soient préservés. Le problème, après un certain nombre de scandales récents aux États-Unis et en Europe, est toujours d'actualité. On observera seulement que la problématique actuelle de la gouvernance est une affaire entre actionnaires, administrateurs et managers ; elle exclut à peu près toute représentation du point de vue des intérêts des salariés. Littéralement, ils n'ont pas voix au chapitre. Faut-il s'étonner ensuite qu'ils s'expriment autrement pour s'insurger contre des décisions qui leur paraissent inacceptables ?

« La priorité serait de commencer par responsabiliser les administrateurs des entreprises. »

FABRICE RÉMON Associé du cabinet Deminor.

Légiférer sur la rémunération des dirigeants pourrait être une fausse bonne idée car il est impossible de fixer de l'extérieur une norme pour les revenus de managers/patrons qui ont des responsabilités très diverses. Entre une entreprise qui réalise quelques milliards d'euros de chiffre d'affaires dans un secteur mature et une autre qui en fait trois fois plus dans un secteur en croissance, comment déterminer un mode de calcul du salaire du président ?

En revanche, si le législateur doit intervenir, c'est davantage pour accroître la transparence des rémunérations. En dépit de la loi NRE de 2001 qui impose aux sociétés cotées de publier les rémunérations de leurs dirigeants dans leur rapport annuel, il n'y a aucune homogénéité dans ces déclarations. Certaines font figurer des rémunérations brutes, d'autres des sommes nettes, parfois la prime indiquée est celle de l'année précédente. Les retraites chapeaux qui ont défrayé récemment la chronique avec le cas de Daniel Bernard, l'ancien P-DG de Carrefour, y figurent rarement. Au final, la publication de ces rémunérations a eu un effet pervers puisqu'on a assisté à un nivellement par le haut des revenus des patrons français qui ont rattrapé leurs homologues américains. Ils perçoivent désormais non seulement des rémunérations importantes, mais en plus de grosses retraites. Cerise sur le gâteau : la tendance, cette année, est de distribuer des actions gratuites, ce qui gomme le caractère supposé aléatoire et motivant des stock-options. Quant aux indemnités de départ, les dirigeants ont contourné la fiscalisation en négociant des indemnités nettes.

Plutôt que d'ajouter de nouvelles règles, mieux vaut faire fonctionner correctement ce qui existe. Le premier contrepouvoir d'un dirigeant d'entreprise, c'est son conseil d'administration. Or ce dernier ne fait pas souvent son travail. Il est censé déterminer le package du dirigeant, mais cela dérape dans tous les sens. Quant aux membres du comité de rémunération, même si ce sont souvent des personnalités respectables, ils sont choisis par le P-DG lui-même. Il est amusant de constater que Daniel Bernard est administrateur de deux grandes sociétés du CAC 40 où il siège au comité de rémunération !

La priorité serait donc de commencer par responsabiliser les administrateurs des entreprises françaises. En France, il y a trop souvent un sentiment d'impunité au sein des conseils. Ainsi, le rôle du conseil d'administration de Vivendi dans la diffusion des communiqués financiers à l'époque Messier, bien que clairement démontré dans le rapport de l'Autorité des marchés financiers, a été totalement passé sous silence. Alors qu'au même moment, aux États-Unis, les administrateurs de Worldcom ont dû payer à titre personnel des amendes de plus de 1 million d'euros à la suite d'opérations financières condamnables.

Certains seront tentés de conférer aux assemblées générales d'actionnaires le pouvoir de fixer ou de valider les rémunérations des dirigeants. Cela ne peut qu'aboutir à des mouvements poujadistes, sans parler du risque de voir légitimer des rémunérations abusives dans des sociétés contrôlées. N'oublions pas que les assemblées générales sont, en France, souvent verrouillées et que l'on compte sur les doigts de la main les résolutions non approuvées.