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Vie des entreprises

Les salariés invités à cafter au nom de l'éthique

Vie des entreprises | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.05.2005 | Sandrine Foulon, Pierre-David Labani

Par souci de conformité avec la loi américaine, les procédures d'alerte incitant le salarié à dénoncer les délits dont il est témoin ont fait leur apparition à Shell, Castorama ou EDF. Si elles sont diversement accueillies, certains syndicats y voient avec intérêt l'amorce d'un droit de refuser les ordres contraires à l'éthique ou à la sécurité.

Il fallait s'y attendre. La seule évocation d'un numéro vert permettant aux salariés de dénoncer les comportements frauduleux de leurs collègues ou de leur hiérarchie déclenche une avalanche d'allusions à Vichy et à ses délateurs zélés. S'il ne pose aucun problème outre-Atlantique et outre-Manche, le whistleblowing (« coup de sifflet ») mis en place pour déjouer la corruption se heurte, en France, à des barrières culturelles. La procédure que commencent à appliquer certaines entreprises dans l'Hexagone sous le nom de « déclencheur d'alerte » ou d'« alerte éthique » provoque de sérieuses allergies. Chez Castorama, filiale du groupe britannique Kingfisher, le déploiement d'une hot line basée à Londres a entraîné le rejet unanime des syndicats. « Nous possédons déjà des services de sécurité, des contrôles dans les établissements… Un dispositif supplémentaire pour des disparitions de boîtes de clous n'apporte aucune valeur ajoutée », s'indigne Hugues Bastat, délégué syndical central CGT de Castorama à Annecy.

Même réaction chez Lennox. En septembre dernier, les 700 salariés de la filiale française de ce groupe industriel américain spécialisé dans la climatisation croient à une mauvaise plaisanterie. En provenance directe de la maison mère texane, le nouveau code de déontologie assorti d'un numéro vert à Dallas leur interdit de proposer ou de percevoir des pots-de-vin mais aussi de… pénétrer armés dans l'usine, voire de voyager dans des pays comme Cuba ou le Zimbabwe, soumis à des sanctions commerciales américaines. La direction, qui « se réserve le droit de modifier, suspendre, interpréter ou supprimer toute disposition du code », l'a envoyé au domicile des salariés, à retourner dûment signé et approuvé. Le tout sans information-consultation des représentants du personnel. Du coup, en février, le tribunal d'instance de Lyon a débouté l'entreprise qui a dû remballer son code. Début avril, la direction est revenue à la charge. « Nous n'en resterons pas là. On ne veut pas de ces règles qui peuvent se retourner contre nous », tempête Guy Navarro, délégué syndical CGT.

Idem chez Kodak et Jabil Circuit, un sous-traitant électronique américain. « Le code Jabil Roads inspire les plus grandes inquiétudes, relève Nicole Camblan, élue au CE. Nous ne savons rien de cette ligne ouverte 24 heures sur 24 pour Jabil Europe. Et nous redoutons ses conséquences sur l'emploi. Si des licenciements sont à effectuer, qui nous dit que les personnes dénoncées ne seront pas les premières à partir ? » Pour François Fayol, le secrétaire général de la CFDT Cadres, « le problème est que nombre d'entreprises diffusent des codes de déontologie (des chartes floues et moralisantes) directement importés des États-Unis qui demandent au personnel de magasin de dénoncer le collègue piquant dans les rayons ou qui touchent à la vie privée ».

La pression de la loi « Sox »

De fait, la pression exercée par la loi américaine Sarbanes-Oxley, dite « Sox », a été déterminante. Adoptée en 2002 à la suite du scandale Enron, elle oblige toutes les entreprises cotées au New York Stock Exchange, quelle que soit leur nationalité, à mettre en place des procédures d'alerte contre les fraudes comptables ou d'audit. Même si l'extension de Sox aux entreprises étrangères, initialement prévue en juillet 2005, a été reportée d'un an, elle a accéléré le mouvement. « Cela a conduit certaines sociétés qui ont simplement voulu se mettre rapidement en conformité avec la loi américaine à privilégier une approche minimaliste de la procédure d'alerte », observe Damien Doré, coanimateur du groupe de travail d'Entreprise & Personnel sur le whistleblowing.

Pourtant, bien au-delà de cette contrainte normative, des entreprises, et même des syndicats, trouvent leur intérêt dans ce nouveau mécanisme. L'Ugict CGT et la CFDT Cadres y voient un nouvel espace d'expression pour les salariés. Elles ont d'ailleurs signé un manifeste pour la citoyenneté des cadres qui revendique un droit d'alerte doublé d'un droit de refus. « Le salarié pourrait ainsi refuser un ordre qui ne respecte pas le droit, les règles de sécurité, l'éthique professionnelle ou la santé des autres salariés. Ce droit serait garanti par l'interdiction de sanctions à l'égard du salarié et des dispositifs de recours », préconise Éric Thouzeau, secrétaire national de l'Ugict CGT.

Outre la prévention des risques juridiques et financiers, certaines entreprises ont fait de ce dispositif d'alerte un outil de protection de leur image. Et l'intègrent, tels EDF et PPR, dans leur démarche de responsabilité sociale et environnementale. Histoire de redynamiser des procédures écrites dormantes. « Nous avions une charte éthique depuis 1996 que nous souhaitions faire vivre en lui apportant un dispositif de suivi, souligne Thomas Busuttil, délégué au développement durable du groupe PPR. L'objectif est de faire comprendre aux salariés que certains comportements peuvent être lourds de conséquences pour eux-mêmes mais aussi pour la réputation du groupe. »

En marge des canaux traditionnels – audit interne, représentants du personnel –, le whistleblowing est censé aider à rompre avec des pratiques illégales parfois bien ancrées dans la culture de l'entreprise. « Ce système donne la possibilité pour des salariés témoins de comportements inadmissibles de pouvoir les signaler sans subir les pressions ou les chantages locaux qui peuvent s'exercer. Dans certains cas, si nous avions disposé de ce mécanisme, nous aurions pu agir plus vite », argumente Annick de Vanssay, DRH de Castorama France, qui croit aux vertus dissuasives du dispositif. Reste à s'entendre sur les pratiques condamnables et les salariés susceptibles de déclencher l'alarme. Castorama s'est concentré sur les fraudes et les malversations. EDF a étendu son système à l'ensemble des manquements à sa charte éthique. Chez PPR, le code de conduite des affaires fait aussi bien référence à l'interdiction du travail des enfants qu'au délit d'initié, aux relations avec fournisseurs et clients. Shell France y range le détournement de fonds, les conflits d'intérêts, le harcèlement, la corruption, les cadeaux d'affaires, le respect de l'intégrité des personnes…

Un risque de défouloir malveillant

Quant à la possibilité d'utiliser le mécanisme d'alerte, elle est le plus souvent limitée à l'interne mais peut aussi s'ouvrir aux clients comme à EDF, voire Suez. Quitte à devoir faire le tri. Sur 229 sollicitations recensées en 2004 à EDF, 130 correspondent réellement à une alerte éthique. « Nous avons même reçu le mail d'une personne dénonçant le branchement sauvage dont était victime son voisin. Mais c'est vraiment l'exception », tempère Jean-Michel Guibert, délégué à l'éthique et à la déontologie. « Dans plus de deux tiers des cas, ces alertes renvoient à des incidents relationnels avec des agents d'EDF : inertie, discourtoisie, manque de considération. Et, sur les 130 messages, seuls une vingtaine provenaient de salariés de l'entreprise. Notre objectif est que les salariés s'approprient de plus en plus cet outil », poursuit-il.

Mais les entreprises sont surtout soucieuses d'éviter que le mécanisme se résume à un défouloir malveillant. Pour empêcher toute dénonciation calomnieuse, EDF et Shell ont refusé l'anonymat tout en garantissant aux déclencheurs d'alerte la confidentialité de leur identité. D'autres, à l'instar de Castorama ou de PPR, proposent les deux options. Mais lorsque l'entreprise autorise l'anonymat, « il faut permettre à la personne dénoncée de se défendre », explique Joao Viegas, avocat et coauteur du rapport sur le déclenchement d'alerte de Transparency France, ONG qui milite contre la corruption. Pour éviter l'écueil de la délation, PPR a refusé d'installer un numéro vert. Des correspondants éthiques, choisis pour leur intégrité professionnelle et leur connaissance de l'entreprise, ont été nommés dans chaque enseigne. Tout salarié peut les contacter par e-mail confidentiel, voire par lettre. À EDF, le délégué à l'éthique est joignable par un e-mail sécurisé accessible via le site Internet du groupe. Une fois l'alerte reçue, il peut la traiter au niveau local avec le responsable hiérarchique de l'agent incriminé dans les cas les moins graves ou décider de mobiliser la direction ad hoc pour enquêter sur des situations jugées sérieuses.

Une jurisprudence balbutiante

Pas de numéro vert non plus chez Shell. « Nous avons mis en place un organe collégial – un comité d'application des principes de conduite – qui comprend 11 membres dont 5 représentants syndicaux, indique Philippe Nagel, directeur des relations sociales de Shell France. Chacun est habilité à réceptionner des alertes par écrit, e-mail ou téléphone. Mais il faut bien distinguer les rôles. » Et ne pas se substituer aux prérogatives des délégués du personnel, ni de la DRH. D'ailleurs, dès 2003, la compagnie avait intégré les syndicats dans son groupe de travail sur le whistleblowing pour en faire un objet de dialogue social.

Rares sont pourtant les entreprises à impliquer les partenaires sociaux. D'autant qu'elles sont de plus en plus nombreuses, à l'image de Lafarge et de la filiale américaine de BNP Paribas, à externaliser leur dispositif d'alerte, généralement une hot line, auprès de prestataires spécialisés. Avantages ? L'assurance d'être en conformité avec la loi américaine, la rapidité opérationnelle et la possibilité de tester l'efficacité du système. Revers de la médaille, l'entreprise n'a plus de vision globale des risques courus. Quant au coût d'abonnement d'un mécanisme d'alerte estimé à 50 000 euros par an, auquel il faut ajouter un coût par appel mais aussi celui du plan de communication sur le dispositif, il commence à inquiéter. « Pour une, voire deux alertes par an, certains groupes considèrent que c'est cher payé », constate un consultant.

Reste que les querelles très franco-françaises sur l'opportunité de dénoncer ont occulté d'autres débats. À commencer par la valeur juridique du code de conduite qui permet de donner l'alerte. Que se passe-t-il si le salarié qui l'a dûment signé et approuvé ne le respecte pas ? « Tout ce qui est opposable au salarié doit être traduit juridiquement, rappelle François Fayol. Or, pour le moment, il n'y a que deux biais : la modification du règlement intérieur et l'avenant au contrat de travail. » Et, sur ce dernier point, la jurisprudence est balbutiante. Dans un arrêt rendu en 2000, la Cour de cassation a stipulé que les documents résumant les usages et engagements unilatéraux d'IBM remis à un salarié lors de son embauche n'avaient qu'une valeur informative.

Autre question, celle des représailles. Celui par qui la dénonciation arrive n'en sort jamais grandi. L'auditrice qui avait dénoncé les fraudes comptables de Vivendi Environnement a été licenciée en 2002 par son cabinet d'audit, Salustro Reydel. Elle vient d'obtenir gain de cause devant les prud'hommes de Paris pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. « Nous sommes sans illusions sur une protection totale car on connaît, y compris dans la fonction publique qui protège ses agents, des placardisés, des virés pour avoir mis en cause leur service, constate François Fayol. C'est pourquoi nous souhaitons une législation plus protectrice. Car une disposition de l'ordre public complétée par des dispositifs internes aux entreprises aura un effet dissuasif et donnera plus de force aux cadres. »

Au péril de son emploi

Un sentiment partagé par l'avocat Joao Viegas. « Aujourd'hui, un salarié qui dénonce un comportement délictueux le fait au péril de son emploi. Il suffirait seulement d'aménager certaines lois. Par exemple, dans la loi sur les discriminations, ajouter à l'inventaire sur les races, les croyances… le fait d'avoir exercé de bonne foi son droit d'alerte. » Récemment, Shell a senti qu'il fallait rassurer les salariés sur ce point. « Il existe, dans le Code du travail, une protection pour le salarié qui dénonce les questions de harcèlement moral et sexuel. Nous l'avons étendu au whistleblowing. »

Auteur, en mars, d'un rapport sur l'alerte éthique, le Cercle d'éthique des affaires estime qu'il ne faut pas surestimer la protection que pourrait apporter une modification législative : « La protection de la liberté d'expression utilisée de bonne foi, inscrite dans la Déclaration des droits de l'homme, répond à ces questions. Par ailleurs, aucune loi n'empêcherait des différences d'interprétation des magistrats sur la notion de bonne ou de mauvaise foi de l'alerte », relève Guillaume Eliet, avocat, animateur du groupe de travail ad hoc.

Le débat devrait rebondir. En février, la France a ratifié la convention pénale du Conseil de l'Europe sur la corruption qui comporte un volet sur le déclenchement d'alerte. Si elle n'a pas encore de valeur contraignante, elle pourrait bien pousser les entreprises à plancher sérieusement sur le sujet.

Le « whistleblowing », pas si nouveau que ça !

Pionniers, les États-Unis, le Royaume-Uni, l'Afrique du Sud, l'Australie, le Canada, la Corée du Sud et Israël ont adopté une législation sur le « whistleblowing ».

Au Japon, une loi est prévue pour 2006. En Irlande et aux Pays-Bas, les syndicats portent le fer sur le sujet. Si la loi américaine Sarbanes-Oxley de 2002 fait beaucoup parler d'elle, le Public Interest Disclosure Act adopté en 1998 au Royaume-Uni est plus ambitieux. Il protège tout individu qui, de bonne foi, révèle à son employeur, ou, en cas de carence de ce dernier, à la police, voire à la presse, des infractions criminelles ou délictuelles, des manquements aux règlements et des atteintes à la santé, à la sécurité publique et à l'environnement. Il rend abusif le licenciement de tout salarié des secteurs public et privé, stagiaire et sous-traitant, qui a utilisé son droit d'alerte et lui permet de saisir les tribunaux. Selon l'association Public Concern at Work, 1 200 plaintes ont été déposées à la suite de représailles entre 1999 et 2002.

En France, les dispositifs d'alerte ne constituent pas une nouveauté. Depuis 1798, les fonctionnaires qui ont connaissance de crimes ou de délits dans l'exercice de leurs fonctions doivent avertir le procureur de la République. Depuis 1991, les banques qui repèrent des opérations de blanchiment d'argent sont soumises à une obligation de déclaration de soupçon auprès de Tracfin, un service de Bercy. 9 960 déclarations ont été reçues en 2003 et 270 dossiers ont été transmis à la justice. Depuis la loi du 11 février 2004, cette déclaration touche notaires, commissaires aux comptes, avocats… Et fait grincer des dents ces derniers, même si elle ne vise que la phase de rédaction et de signature des actes et exclut les activités juridictionnelles.

« C'est non seulement une remise en cause du secret professionnel, mais aussi une atteinte portée au principe d'indépendance de l'avocat. En faire un dénonciateur, c'est le transformer en agent de l'État qui, lui, a l'obligation de dénoncer au ministère public », souligne Yves Repiquet, futur bâtonnier du barreau de Paris.

Auteur

  • Sandrine Foulon, Pierre-David Labani