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Enquête

LES SALARIÉS BROIENT DU NOIR

Enquête | publié le : 01.05.2005 | Stéphane Béchaux, Frédéric Rey

Moral en berne. Le sondage réalisé auprès des salariés par Epsy pour « Liaisons sociales Magazine » et les Mutuelles Mieux-Être est sans ambiguïté. Un pessimisme qui alimente le non au référendum.

Comment voteront les salariés le 29 mai, à l'occasion du référendum ? La question taraude les sondeurs. Car, pour les experts de l'opinion, les mouvements d'humeur de la société française prennent essentiellement leur source dans un salariat dont le moral est au plus bas. Le sondage exclusif réalisé par Epsy pour Liaisons sociales Magazine et les Mutuelles Mieux-Être le confirme : seulement 13 % des salariés estiment que le climat social dans l'Hexagone est bon, la palme du pessimisme revenant à ceux des grandes entreprises et du secteur public. Pour Serge Corfa, délégué syndical CFDT de Carrefour, « le fatalisme n'a jamais été aussi important. Les gens viennent travailler avec l'idée de ne pas trop en faire. C'est bonjour paresse ! Ils n'ont même plus envie de se retrouver collectivement et désertent les activités du comité d'entreprise ».

Le pessimisme suit la courbe du chômage

Ce climat interne dégradé commence à préoccuper les entreprises, à l'instar de Michelin qui vient de lancer une enquête sur la motivation de son personnel. La première question donne le ton : « Lorsque je me lève le matin, ai-je envie d'aller travailler ? » « Nous étions souvent interpellés sur le fait que les seniors ressentent un malaise ou que les jeunes n'aiment pas l'entreprise, explique Christian Delhaye, le directeur du personnel. Nous avons donc cherché à sonder en profondeur le moral des salariés. » Ce malaise n'a rien de très surprenant pour les instituts qui sondent régulièrement le malade. « Le décrochage s'opère d'abord chez les générations au cœur de leur vie active, soumises à la pression quotidienne. Les 35-55 ans transmettent une forme d'inquiétude chronique, car ils baignent dans la crise depuis trente ans et sont secoués par les évolutions du monde du travail », souligne Pierre Giacometti, codirecteur général d'Ipsos France. « La sinistrose se nourrit de la situation économique et sociale, et c'est l'emploi qui structure le plus les positions », abonde Brice Teinturier, directeur de TNS Sofres Politique et Opinion.

Si la France possède une spécificité, c'est bien celle de la persistance d'un chômage de masse qui, depuis vingt ans, n'a jamais franchi durablement à la baisse la barre des 10 %. Pour preuve, le baromètre TNS Sofres-Figaro Magazine qui, depuis 1979, mesure le degré de pessimisme des Français : sa courbe suit assez fidèlement l'évolution du nombre de demandeurs d'emploi, avec un point bas à l'automne 2000, lorsque le « retour au plein-emploi » faisait rêver plus d'un politique. Quatre ans plus tard, l'emploi est à nouveau au plus mal, alors que les profits des entreprises du CAC 40 crèvent les plafonds. « Les salariés sont exaspérés par cette série de bons résultats tant leur salaire est déconnecté de ces performances financières, souligne Jean-Claude Ducatte, responsable d'Epsy. Ils sont d'autant plus révoltés que les patrons en profitent très largement dans leur rémunération. »

Les revenus des patrons scandalisent 56 % des salariés interrogés par Epsy. Juste après les prix de l'immobilier ! Jamais le fossé n'a été aussi grand entre salariés et dirigeants. Dans son étude réalisée en novembre 2004 auprès de 3 000 salariés, la Cegos note que seulement 35 % des sondés ont une bonne image de leur direction. « Ce sont les plus bas niveaux de satisfaction enregistrés, analyse Michel Fourmy, responsable du pôle management. Ces très mauvaises opinions se retrouvent aussi dans les questions portant sur l'image de la fonction ressources humaines ainsi que sur le salaire. »

Ce pessimisme se diffuse dans la société française au point d'alerter les préfets. Dans une note adressée en décembre 2004 à l'Élysée, ils s'inquiètent de ce défaitisme. La Fondation de Dublin l'avait constaté, dans une enquête sur « la qualité de vie en Europe », fin 2003, auprès de 28 pays. À l'affirmation : « Je suis optimiste quant à l'avenir », seuls 8 % des Français ont répondu « tout à fait d'accord » et 37 % « assez d'accord ». Des taux qui placent l'Hexagone au deuxième rang de la sinistrose, derrière la Slovaquie. Et à des années-lumière des Scandinaves, Danois en tête, qui se disaient très optimistes à 51 % et assez optimistes à 42 %…

L'exception tricolore

Des tendances confirmées par Eurostat qui publie mensuellement un « indicateur de climat économique » en interrogeant les ménages sur leurs perspectives financières à court terme et sur celles de leur pays. En janvier dernier, la France se trouvait une nouvelle fois en queue de peloton des États les plus déprimés, en compagnie de la Hongrie, du Portugal et de la Grèce. Des enquêtes, il ressort invariablement que la France est, parmi les grands pays industrialisés, celui qui a le plus de difficultés à envisager des lendemains qui chantent. Confirmation avec le baromètre Ipsos-Sofinco qui, deux fois par an, mesure le moral des consommateurs du « G 6 » (États-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne, Espagne, Italie et France). À la question : « En pensant à l'avenir, êtes-vous confiants ou inquiets concernant l'évolution de votre niveau de vie ou de celui de votre foyer ? », les Français s'avouent inquiets à 61 %, loin devant les Italiens (50 %), les Allemands (48 %), les Espagnols (45 %), les Américains (42 %) et les Anglais (33 %).

Cette exception tricolore intrigue. Car la France peut se prévaloir d'un taux de fécondité parmi les plus élevés d'Europe, d'une espérance de vie record, d'une croissance économique plutôt supérieure à celle de ses voisins. Autant d'indicateurs qui plaident en faveur d'une certaine foi en l'avenir. « La France a une propension naturelle à se prendre pour le centre du monde. Il y a dans ce pays quelque chose d'une grandeur perdue, d'un âge d'or auquel on a peur de devoir renoncer », avance le sociologue Henri Vacquin. « Les Français ont besoin d'avoir un contrat, de savoir où ils vont. Or le libéralisme est très efficace sur la question des moyens, mais pas sur celle des finalités », estime Stéphane Rozès, de l'institut CSA. En la matière, il n'y a pas de miracle à attendre des gouvernants, ni de la « positive attitude » chère à Jean-Pierre Raffarin : les Français ne font plus la moindre confiance aux hommes politiques pour tracer la route. De tous les pays d'Europe, la France est le seul dont les citoyens ont systématiquement, depuis 1978, sanctionné le pouvoir en place lors des élections nationales suivantes.

L'angoisse du salariat

Dans l'Europe des Quinze, les Français se distinguent aussi par le regard qu'ils portent sur la globalisation, d'après une enquête réalisée fin 2003 par la Commission européenne. À la question : « Si la mondialisation s'intensifiait à l'avenir, pensez-vous que cela serait moins avantageux pour vous et votre famille ? », 47 % répondent par l'affirmative – record d'Europe –, contre 34 % des Allemands, 29 % des Anglais ou 26 % des Espagnols. De même, ils sont, de très loin, ceux qui considèrent le plus (à 71 %) que « la mondialisation a un effet plutôt négatif sur l'emploi dans notre pays ». « L'angoisse du salariat, c'est de ne pas savoir comment on peut s'en sortir dans ce monde où la mondialisation de l'économie n'est pas maîtrisée, où chacun craint pour son emploi et son niveau de vie », explique Marcel Grignard, secrétaire général de la CFDT Métallurgie. « Les salariés français ont peur que la France ait atteint son apogée et de se faire “bouffer” par des gens qui, dans l'Europe orientale ou en Asie, ont plus faim que nous », résume Pierre Edelman, délégué syndical central FO de Schneider Electric.

Alors, d'indécrottables pessimistes, les Français ? Pas si simple. « Dès lors qu'on aborde la nature du travail ou l'environnement immédiat du salarié, à savoir les relations avec les collègues ou la hiérarchie directe, les taux de satisfaction sont bien meilleurs », relève Michel Fourmy. Même constat dans le sondage Epsy où 73 % des salariés se disent optimistes quant à l'évolution de leur situation personnelle. « La très grande majorité des salariés français aiment leur travail, apprécient leurs collègues et leur chef direct. Mais plus on s'éloigne dans la hiérarchie moins ils ont confiance. D'où ce repli sur le métier et la corporation », justifie Stéphane Rozès, de CSA. Pour Benoît Roederer, directeur associé de Cofremca-Sociovision, les individus salariés vont même mieux qu'on ne le croit : « Ils ont parfaitement intégré les changements à venir, mais ils ne font plus confiance aux dirigeants politiques et économiques pour leur montrer la voie. Cette sinistrose est le produit de cette vacance du pouvoir. » De quoi donner le bourdon aux patrons.

87 % des salariés jugent mauvais le climat social en France mais 53 % le trouvent bon dans leur entreprise

Les salariés du secteur public ont le blues : 92 % d'entre eux jugent le climat social mauvais en général et 65 % le trouvent mauvais sur leur lieu de travail. Dans les entreprises de plus de 1 000 personnes, l'ambiance n'est pas non plus à la fête : 64 % des salariés considèrent que le climat social y est dégradé.

34 % des salariés font d'abord confiance aux syndicats pour améliorer la situation économique. Pour améliorer la situation de la France, à qui faites-vous le plus confiance ?

Pour relever l'économie française, les cadres font – encore – confiance (à 43 %) aux responsables politiques tandis que 3 ouvriers sur 10 préfèrent s'en remettre aux syndicats.

Le patronat n'est jugé crédible que par les salariés de l'industrie (un tiers lui font confiance). Et, chez les plus de 45 ans, les salariés du BTP, du commerce et de la distribution, plus des deux tiers ne semblent plus croire en personne.

Trois quarts des salariés sont pessimistes quant à l'évolution de la situation sociale en France et 71 % quant à l'évolution de la situation économique

Les plus inquiets pour la situation sociale sont les moins de 35 ans (84 %), les salariés de l'industrie, du commerce et de la distribution (87 %).

Pour ce qui est des perspectives économiques, un tiers des cadres et des hommes restent optimistes, mais seulement un quart des femmes.

Auteur

  • Stéphane Béchaux, Frédéric Rey