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Vie des entreprises

Mobilité et dégâts collatéraux

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.03.2005 | Jean-Emmanuel Ray

La modification substantielle a vécu. Via la loi de cohésion sociale, le législateur s'est aligné sur la jurisprudence de la Cour de cassation. Mais le droit de la mobilité pose encore quelques problèmes. La balle est maintenant dans le camp de la chambre sociale. Quelques suggestions…

Avec la loi de cohésion sociale du 18 janvier 2005, l'assourdissant silence du législateur sur la première préoccupation des salariés d'aujourd'hui, la révision de leur contrat, cette traduction travailliste de notre religion laïque du changement, valeur en soi qui constitue une source d'opportunités pour le fort mais laisse souvent le faible ou le senior au bord du chemin, semble avoir pris fin.

– Les premiers alinéas des articles L. 321-1 et L. 321-1-2 du Code du travail ont enfin supprimé le terme de « modification substantielle », disparu des arrêts depuis le 10 juillet 1996 au profit de « la modification d'un élément essentiel du contrat de travail » (paradoxe : la directive sur les transferts d'entreprises évoque, elle, une modification substantielle… des conditions de travail).

– La loi cherche à anticiper, en encourageant la négociation en amont, et donc à froid, d'accords de « gestion de l'emploi et des compétences » et, partant, « la mobilité géographique et professionnelle ».La logique nouvelle concerne d'abord le droit de la modification du contrat, afin d'éviter autant que faire se peut d'en arriver au droit du licenciement économique. Ainsi de l'article L. 320-2 instituant une nouvelle négociation obligatoire : « Dans les entreprises et les groupes d'entreprises occupant au moins 300 salariés, l'employeur est tenu d'engager tous les trois ans […] une négociation portant sur la mise en place d'un dispositif de GPEC ainsi que sur les mesures d'accompagnement […] de la mobilité professionnelle et géographique des salariés. » Ainsi aussi des nouveaux accords de méthode figurant à l'article L. 320-3 : « Ces accords d'entreprise, de groupe ou de branche […] peuvent organiser la mise en œuvre d'actions de mobilité professionnelle et géographique au sein de l'entreprise et du groupe. » Cet encadrement conventionnel et en principe majoritaire va-t-il avoir un impact sur le droit de la modification individuelle ? Il est trop tôt pour le dire.

Deux questions sont en revanche d'actualité.

1° Retour en grâce jurisprudentielle de L. 321-1-2 ?

Bien que la période des vœux soit aujourd'hui lointaine, il serait souhaitable que, sans attendre la refonte du Code du travail prévue pour 2006, la Cour de cassation réunifie la procédure de modification pour motif économique (95 % des cas), en appliquant strictement l'article L. 321-1-2 reconfiguré par la nouvelle loi.

En droit, qui ne dit mot ne consent pas: cet article fait donc exception à la règle, en prévoyant qu'en l'absence de réponse du salarié un mois après la réception de la lettre recommandée avec accusé de réception il est réputé avoir accepté. Or, le 27 novembre 2001, la Cour de cassation avait sans plus d'explications écarté son application s'agissant des mesures de reclassement pour motif économique, complexifiant ainsi les procédures applicables. Un régime réunifié serait souhaitable.

Sans passer par la procédure écrite prévue par L. 321-1-2, une PME propose à ses quatre salariés une baisse de leur salaire. Licenciée trois ans après, une salariée conteste avoir tacitement accepté et assigne en rappel de salaires.

Après avoir constaté la bonne foi patronale (information, délai de réflexion d'un mois respecté), la cour d'appel avait absous le petit patron mal informé : l'écrit ne constituant pas une condition de fond, l'acceptation tacite était acquise. Cassation : « L'employeur qui n'a pas respecté ces formalités ne peut se prévaloir ni d'un refus ni d'une acceptation de la modification par le salarié. » (Cass. soc., 25 janvier 2005.) S'agissant en l'espèce d'une modification à la baisse du salaire, cœur du contrat du salarié, il n'est guère surprenant que la Cour s'en tienne strictement à un texte qui déroge par ailleurs à la règle commune. Cet écrit a enfin le mérite de prendre date et de souligner l'importance, sinon la gravité de la démarche en cause: une lettre recommandée envoyée au domicile ne produit pas la même impression qu'un courriel. À l'inverse, il faut rappeler qu'un employeur, trop prévenant ou trop porté sur la photocopie, utilisant L. 321-1-2 pour proposer par lettre recommandée avec accusé de réception à un collaborateur un simple changement de ses conditions de travail, avoue par là même qu'il s'agit d'une véritable modification… que le salarié peut donc désormais refuser.

« Ni d'un refus ni d'une acceptation »… Quant à savoir ce dont la PME peut désormais se prévaloir, il semble que, en l'absence d'exception à la règle « qui ne dit mot ne consent pas », cette dernière retrouve sa place : a priori refus de la modification, à moins qu'un avenant n'ait été signé ensuite en application de la directive d'octobre 1991 ici non encore transposée. Son article 5 prévoit l'obligation pour l'employeur de remettre dans les plus brefs délais et au plus tard dans le mois qui suit la modification un document écrit à ce sujet.

2° Le cantonnement de la clause de mobilité

Après le coup de tonnerre du 10 juillet 2002 concernant la clause de non-concurrence, certains avaient craint, d'autres avaient espéré, que la clause de mobilité géographique ne subisse le même sort, avec des effets autrement plus redoutables en termes de rétroactivité : un salarié muté de Paris à Nancy il y a quatre ans serait en droit de prétendre à la prime parisienne…

On pourrait estimer qu'une clause de mobilité porte par exemple atteinte à la liberté de choix du domicile et à la vie familiale normale : bref, application de l'article L. 120-2 et éventuelle annulation de la clause avec effet rétroactif. Reprenant mot pour mot les termes de cet article aux explosives potentialités, y compris à l'égard des conventions collectives pouvant se multiplier avec les lois récentes, l'arrêt société Mona Lisa du 3 novembre 2004 avait relancé le débat s'agissant d'une téléactrice mutée de Paris à Aix-en-Provence en application de sa clause de mobilité. Sans aller jusqu'à se substituer à l'employeur comme l'avait fait la cour d'appel de Paris le 14 novembre 2002 (« L'emploi de Mme M. aurait pu être maintenu à Paris s'agissant d'un emploi de téléprospectrice pouvant s'effectuer à domicile »), la chambre sociale sanctionne l'entreprise : « La mutation avec changement de domicile n'était ni indispensable à la protection des intérêts légitimes de l'entreprise ni proportionnée au but recherché, compte tenu de l'emploi occupé et du travail demandé. »

La Cour de cassation ne va donc pas jusqu'à contrôler la validité de la clause mais seulement sa mise en œuvre, au-delà de sa très légitime et très classique sanction de l'abus de droit (mobilité bien ciblée destinée à provoquer un refus). Les occasions ayant été nombreuses d'appliquer ab initio L. 120-2, il ne semble pas que la chambre sociale veuille aujourd'hui s'en prendre à sa validité même, les libertés en cause posant d'ailleurs problème (exemple : « vie familiale normale »… quid des célibataires ?), même si une telle mobilité bouleverse souvent la vie personnelle quand elle n'est pas souhaitée par le salarié. Mais le contentieux n'est pas le droit (quelles sont les mobilités qui remontent jusqu'à la Cour ?) et le droit n'est pas la vie : qu'attendre d'un collaborateur muté à contrecœur ?

La paralysie des clauses de mobilité pourrait venir d'ailleurs. « Attendu que la mise en œuvre d'une clause de mobilité ne peut être imposée au salarié lorsqu'elle entraîne une réduction de sa rémunération. » L'arrêt du 15 décembre 2004 ne paralyse-t-il pas la mise en œuvre de nombre de ces clauses ?

En l'espèce, l'affectation de cette directrice de magasin, dont une partie de la rémunération variait selon le chiffre d'affaires, dans une unité plus petite lui faisant donc perdre de l'argent pouvait-elle être refusée alors que contractuellement rien n'était modifié (clause de mobilité expresse et même pourcentage appliqué) ? Cette cadre pouvait-elle vraiment ignorer qu'avec cette formule de variable sa rémunération était susceptible de réduction… y compris dans le magasin initial si le chiffre d'affaires venait à y baisser ? Faut-il alors garantir au salarié son affectation dans un magasin faisant au moins autant de chiffre ? Ou, à défaut de chiffre d'affaires fixe et expressément prévu (!), prévoir contractuellement un effet de cliquet ? Car, en dehors de ce contexte particulier, quelle mobilité s'effectue finalement en toute « neutralité salariale », pour reprendre l'expression de l'avocat général Duplat ? A fortiori si, comme dans l'arrêt, est évoquée la « rémunération », terme nettement plus globalisant que celui de salaire contractuel : entre les « primes de région parisienne » et les pratiques et usages du nouvel établissement d'affectation, la rémunération est souvent modifiée. Sans doute l'arrêt ne parle justement pas du droit de la modification interdisant tout changement du niveau comme de la structure du salaire sans accord exprès : il n'évoque que la réduction. Conception alors nouvelle mais curieuse, car il semblait entendu que toute modification nécessitait l'accord du salarié, peu important son caractère plus ou moins favorable. Sans doute la question ne se pose que rarement, car il s'agit par exemple d'une promotion ou d'une mobilité souhaitée par le salarié, celui-ci négociant alors un avenant global.

Mais, a fortiori depuis la loi du 4 mai 2004 voulant favoriser les accords de proximité, le propre d'un accord d'établissement est de fixer des normes salariales spécifiques : la mobilité interétablissements, voire interentreprises dans les groupes, pourrait ainsi se trouver remise en cause.

Peut-on littéralement « traiter comme un voleur » (licenciement pour faute grave) un salarié soumis à une clause de mobilité mais refusant de quitter son implantation familiale et amicale actuelle, même si ce niveau de faute est parfois retenu afin d'éviter d'avoir à gérer la difficile question de l'exécution du préavis, devant en principe être effectué… au nouveau lieu d'affectation justement refusé ?

Malgré le principe fixé par l'arrêt M. H. du 5 mai 1999 (« Le changement de lieu de travail doit être apprécié de manière objective »), on ne compte plus les arrêts des juges du fond comme de la Cour de cassation – qui contrôle la faute grave – déqualifiant cette faute en simple faute réelle et sérieuse. Le législateur lui-même multiplie les hypothèses de refus légitime, en particulier en matière d'horaires de travail au nom de « raisons familiales impérieuses » (travail à temps partiel, travail de nuit). S'agissant de ce niveau de faute privant des indemnités de rupture le salarié ayant refusé un simple changement des conditions de travail (à 450 kilomètres grâce à une clause de mobilité), l'embarras de la chambre sociale est depuis longtemps manifeste. Elle semble aujourd'hui chercher diverses portes de sortie, comme dans l'arrêt du 2 février 2005 : « Le seul fait que l'employeur, tout en notifiant une rupture avec effet immédiat, ait décidé de verser au salarié une somme équivalente à l'indemnité compensatrice de préavis ne peut le priver du droit d'invoquer une faute grave. »

Faudrait-il, comme le suggérait en 2004 le doyen Bernard Boubli, séparer le collectif de l'individuel ? Maintenir la jurisprudence objective s'agissant des modifications collectives et qui doivent le rester, mais revenir au subjectif lorsqu'il s'agit d'une mutation individuelle ? C'est-à-dire, pour cette dernière hypothèse, ressusciter notre défunte summa divisio « modification substantielle » ou « non-substantielle » selon l'étendue des dégâts collatéraux de la mobilité sur « la vie personnelle, familiale et sociale du salarié en cause », pour reprendre les arrêts d'avant 1996 ? Chassez l'humain.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray