logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Vie des entreprises

Le compte épargne temps, cheval de Troie contre les lois Aubry

Vie des entreprises | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.03.2005 | Anne Fairise

Utiliser le compte épargne temps pour racheter des journées de RTT aux salariés ? Avant la proposition de loi UMP, la loi Fillon de 2003 avait ouvert la voie. Mais rares ont été les entreprises qui ont joué à plein la carte de la conversion en argent du CET. Dans la plupart de celles qui ont alors révisé leur accord, ce rachat – considéré comme coûteux – a été strictement bordé.

« Une escroquerie », « un vol du temps »… Dispositif vieux de dix ans déjà, le compte épargne temps est aujourd'hui au cœur de la bataille sur les 35 heures. Aux yeux de la gauche et de la plupart des syndicats, le CET, comme l'appellent les experts (prononcez cé-eu-té), fait désormais figure d'épouvantail. L'assouplissement de ses modalités est, en effet, le principal levier utilisé par la majorité pour détricoter les lois Aubry. Indéniablement, en autorisant les entreprises à payer, immédiatement ou de façon différée, des jours de RTT et de congé et les salariés à épargner sans limite, la proposition de loi UMP, votée en première lecture début février, remet au goût du jour un mécanisme resté jusqu'alors relativement confidentiel.

Car ce dispositif, qui permet aux salariés de capitaliser du temps et de le liquider par un congé exceptionnel, n'a guère fait florès dans les entreprises, en ne séduisant que les plus grandes d'entre elles.

L'absence de statistiques sur le sujet est révélatrice. La seule étude sur le CET, réalisée par la Dares, remonte à 2001 : à l'époque, seuls un peu moins de 10 % des salariés du secteur privé y avaient accès. « Le dispositif a été victime de sa complexité », estiment les spécialistes. D'où l'objectif de la proposition de loi: le simplifier tout en élargissant ses possibilités d'utilisation. Dans les entreprises de plus de 20 salariés, un accord collectif pourra autoriser les salariés à convertir des jours de congé capitalisés sur le CET en complément de salaire. Ce qui leur permettra ainsi de « travailler plus pour gagner plus », selon le leitmotiv gouvernemental.

Du temps ou de l'argent : voici l'arbitrage qui pourra être proposé aux salariés, à commencer par les cadres, principaux utilisateurs du CET. « L'énorme majorité des cadres au forfait souhaitent racheter les jours de RTT. Soit ils n'arrivent pas à les prendre et les perdent, soit ils n'en profitent pas. Certains ont trois ou six mois de jours de congé bloqués sur leur CET », affirme Alain Lecanu, secrétaire national à l'emploi à la CFE-CGC. « Pour coller aux attentes des adhérents », le syndicat des cadres soutient donc la réforme, sans souhaiter pour autant une remise en cause des 35 heures. « Il est temps de rouvrir le débat sur les heures supplémentaires non payées, abonde Michel Lamy, secrétaire national chargé de l'économie à la CFE-CGC. Elles sont nombreuses : regardez la pléthore de cadres que les entreprises ont mis au forfait lors du passage aux 35 heures. » Évidemment, le ton est très différent dans les autres confédérations. « 65 % des cadres préfèrent conserver leurs jours de congé plutôt que de se les faire rémunérer. La mise en place de la RTT s'est accompagnée d'un changement durable d'état d'esprit », estime Éric Thouzeau, secrétaire national de l'Ugict-CGT.

Reste que, selon le sondage réalisé par le CSA pour l'organisation des cadres CGT, la préférence accordée au temps de repos est inversement proportionnelle au niveau d'encadrement et à l'âge. Seuls 57 % des cadres gérant une équipe de plus de 20 personnes désirent conserver leurs congés (contre 79 % des cadres n'encadrant personne). Idem pour les plus de 50 ans, qui apparaissent moins attachés à leurs jours de congé que les jeunes, les trentenaires ou leurs collègues femmes.

Pas de rachat à moindre coût

Convertir en argent les jours de congé : la mesure phare de la proposition de loi UMP, qui reprend, en l'élargissant, la possibilité ouverte par la loi Fillon de 2003, augure de sacrées empoignades. Même la CFE-CGC affiche une grande prudence et défend une monétarisation « avec garde-fous ». Pas question que le rachat des jours de congé se fasse à moindre coût : « Leur paiement doit être aussi dissuasif que celui des heures supplémentaires », reprend Michel Lamy, qui a bataillé pour que les jours épargnés fassent l'objet d'un abondement de l'employeur. Un principe retenu dans le texte.

Autre grief, la conversion immédiate en cash, soumise à charges sociales, « est fiscalement moins attractive », selon la CFE-CGC, qui privilégie le transfert, désormais autorisé, des montant sépargnés sur des dispositifs d'épargne retraite, synonymes de défiscalisation. Vent debout contre le détricotage des 35 heures, les autres syndicats le sont également contre le principe de monétarisation, qu'elle soit immédiate ou différée. Un leurre pour Laurent Mahieu, secrétaire national de l'UCC-CFDT, chargé des conditions de travail. « Non seulement le rachat des jours de congé ne peut être une réponse à l'absence de négociation salariale, mais il évacue, et empêche, toute réflexion sur l'intensification du travail. Si certains cadres n'arrivent pas à prendre leurs congés, qu'on revoie l'organisation du travail ! »

Les DRH prudents

Du côté des entreprises, on n'est guère enthousiaste à l'idée d'une telle marchandisation des jours de RTT, si l'on en croit l'ANDCP, qui a sondé ses troupes. « La majorité des DRH est opposée à la monétarisation immédiate, affirme Daniel Croquette, délégué général de l'Association. Ce serait remettre en cause le compromis social négocié avec les cadres lors du passage aux 35 heures. En contrepartie des jours de RTT, ils ont accepté tacitement une hausse de productivité. Payer les jours non pris, ce serait rémunérer effectivement la non-réduction du temps de travail. »

Ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Certains DRH ont clairement exprimé leurs réticences. « Le CET est pour nous un moyen d'organiser la flexibilité de l'entreprise. Si on le monétarise, nous perdons notre marge de flexibilité », note Michel de Virville, secrétaire général de Renault. De quoi expliquer que peu de sociétés aient décidé de monétariser leur CET dans le cadre de l'assouplissement de la loi Fillon ?

À en croire les gestionnaires de comptes épargne temps, la sortie en argent fait mouche. « Peu d'accords ont été renégociés dans notre portefeuille. Mais, à chaque fois que la monétarisation est introduite, on voit augmenter le nombre de CET ouverts et le nombre de jours de repos épargnés », note Nicolas Freiderich, chef demarché chez AG2R. « Le paiement enargent intéresse particulièrement les jeunes.

Cela permet aux DRH d'intéresser au dispositif une population généralement peu encline à épargner des jours de congé », renchérit Jean-Axel Dieudonné, directeur général de Fédéris Épargne salariale.

Autrement, la seule possibilité d'obtenir le paiement des jours de congé épargnés est de quitter l'entreprise, de gré ou de force. Une stratégie adoptée par certains jeunes consultants n'ayant pas l'habitude de compter leurs heures, rapporte un expert en droit social. « Ils chargeaient leur CET et empochaient la mise quand ils quittaient le cabinet. »

Reste qu'en permettant aux salariés de vider régulièrement leur compte épargne temps, le rachat des jours de RTT est peut-être aussi un moyen de diminuer le coût du dispositif pour l'entreprise, obligée de provisionner les congés épargnés. « Ce n'est pas notre motivation », affirme la Société générale, qui vient de mesurer l'engouement des salariés pour le cash. Six mois après le toilettage, en 2004, de son accord – la loi Fillon du 17 janvier 2003 avait ouvert la voie à la monétarisation du CET –, un quart des 120 000 jours épargnés était converti en argent ! Soit un chèque équivalant à trois semaines de congés payés, en moyenne, pour les 2 100 bénéficiaires.

« Nous n'avions pas vraiment mesuré l'importance de la demande », assure Patrice Parmentier, responsable des études juridiques et sociales, qui reconnaît « un certain succès » au regard de l'objectif du toilettage : « rendre plus attractif un dispositif dont les salariés se saisissaient peu. Ils y mettaient plutôt des jours par défaut, fin avril ou fin décembre, pour ne pas les perdre ». Mais il faut dire aussi que la Société générale a joué à fond le jeu du troc temps contre argent en permettant aux salariés de solder tout leur compte.

Conversion strictement bordée

Tout autre attitude chez Dassault Aviation, où la conversion en argent a été strictement bordée. Résultat, la razzia n'a pas eu lieu : seuls 25 cadres… sur les 2 080 salariés (un quart des salariés) ayant ouvert un CET ont choisi fin 2004 de se faire payer des jours de congé. Autorisé en cas de mariage, d'acquisition d'un logement, de mobilité géographique, le rachat est restreint lorsque « les jours épargnés sont liés à une difficulté professionnelle de prise de congés dans l'année reconnue par la hiérarchie », précise l'accord. En clair, quand la charge de travail empêche de prendre les jours de repos. Pas question d'autoriser un tel engrenage pour Raymond Ducrest, délégué CFDT : « Dans ce cas, le salarié ne peut convertir en salaire que cinq jours tous les trois ans. »

Même prudence au Crédit du Nord, qui a toiletté son accord de CET en octobre 2004. La conversion en argent du compte épargne temps, autorisée pour les salariés ayant économisé au moins l'équivalent du plafond annuel d'épargne (cinq jours pour les techniciens, dix jours pour les cadres…), est limitée à cinq jours maximum, quel que soit le montant épargné. Et le paiement intervient… deux ans après la demande, soit en 2006 pour les salariés ayant suffisamment rempli leur CET en 2004. Comme le souligne Alain Bonnet, délégué CFDT, « le rachat des jours de congé est encore virtuel ».

Autre facteur d'explication de la frilosité des entreprises envers le compte épargne temps, le dispositif est souvent qualifié d'« un peu fourre-tout ». De fait, il ouvre bien d'autres possibilités que la simple accumulation de droits à congés. Il peut ainsi être utilisé pour gérer la pyramide des âges, grâce au cofinancement volontaire de départs anticipés. Michelin, PSA, Renault, Arcelor s'en sont aussi saisis pour faire face aux grosses variations d'activité et mettre en place une flexibilité pluriannuelle (voir encadré). Une « richesse » qui est aussi un handicap, ne rendant pas le CET des plus lisibles. « Le compte épargne temps reste très confidentiel », estime Stéphane Béal, directeur associé du cabinet Fidal, chargé du droit social. « Il a trouvé un premier envol dans le cadre polémique des 35 heures, mais est resté victime de sa complexité », renchérit Jean-Axel Dieudonné, directeur de Fédéris.

Aux réticences des syndicats, qui ont vu dans la logique de report un moyen de différer la RTT (et la création d'emplois), ou de laisser inchangée l'organisation du travail, s'ajoutent d'autres doléances des employeurs. Ils pointent notamment le risque éventuel de désorganisation, lorsque les salariés liquident leurs congés stockés. Et surtout le coût du dispositif. Le processus d'accumulation des jours de congé peut se muer en une véritable bombe à retardement. Et pour cause, lorsque le salarié utilise ses droits à congés, il est rémunéré sur la base du revenu qu'il perçoit au moment de cette liquidation, et non pas sur la base du revenu qu'il percevait lorsqu'il a placé ces jours dans le CET. Se valorisant par le jeu de la carrière, l'épargne peut donc représenter des provisions énormes pour l'entreprise. Un écueil qui explique principalement, selon Stéphane Béal, l'encadrement sévère des CET par les accords. Pour éviter les risques de dérive, il préconise aux entreprises une limitation du nombre de jours capitalisables et l'instauration d'un délai de prévenance important…

Gérer les fins de carrière

À en croire les gestionnaires de CET, pourtant prosélytes, les compteurs individuels sont loin d'exploser. Ils afficheraient au maximum une centaine de jours… L'année sabbatique que s'offrirait le salarié grâce au CET reste ainsi un mythe, tout du moins parmi les clients d'AG2R et de Fédéris Épargne.« Nous sommes plutôt en phase d'accumulation de jours. Le dispositif est surtout utilisé pour gérer des fins de carrière », reprend Nicolas Freiderich, d'AG2R, quigère 2000 CET. Âge moyen des titulaires : 43 ans. Une voie d'avenir pour le dispositif, selon les spécialistes.

Sur le terrain, de plus en plus d'accords facilitent l'épargne des plus de 50 ans. Et l'abondement des entreprises, habituellement plutôt rare, se concentre sur les jours économisés par les quinquas pour les inciter à épargner. Ce ne seront plus les seuls à le faire, selon Stéphane Béal, du cabinet Fidal : « Le recul de l'âge de la retraite va attirer vers le CET un public plus jeune qui aurait été, hier, davantage intéressé par le paiement en cash des jours de repos », pronostique-t-il. Ce serait bien le comble pour le gouvernement Raffarin, héraut de l'allongement de la durée de vie professionnelle et de la gestion des seniors, si les entreprises transformaient en masse le compte épargne temps en dispositif de préretraite.

Un rôle d'amortisseur des variations d'activité

Le compte épargne temps n'est pas seulement un dispositif individualisé. Pour absorber les aléas de la production, nombre d'entreprises, notamment dans la métallurgie (PSA, Michelin, Arcelor), ont mis en place un CET collectif, au côté du CET individuel, alimenté et laissé à la libre appréciation des salariés, après validation de la hiérarchie. L'objectif ? « Le sujet est un peu délicat, concède Jacques Lauvergne, DRH d'Arcelor France. Il s'agit de mettre en place une flexibilité pluriannuelle, le CET jouant alors le rôle d'amortisseur des variations d'activité. » En clair, lors de périodes de forte activité, les heures réalisées au-delà de la durée collective du travail sont versées (dans la limite annuelle de cinq jours par salarié, le total ne pouvant excéder quinze jours) sur le CET collectif. En période basse d'activité, l'entreprise puise dans ces heures de dépassement stockées.

Avantage pour le salarié : au lieu d'être mis au chômage technique et de voir s'alléger sa fiche de paie, il ne subit pas de baisse de revenus. Reste que ce stockage d'heures de dépassement, pendant plusieurs années, a mauvaise presse auprès des syndicats qui y voient un moyen d'échapper aux heures supplémentaires. Chez Arcelor, le CET collectif compte parmi les points de dissension qui ont émaillé, fin 2004, la négociation très mouvementée de l'accord Horizon 2008. « Les années de forte activité, la direction imposera une épargne aux salariés et, dans les périodes de faible activité, les récupérations seront collectivement imposées », déplore la CFDT, non signataire, comme la CGT, de l'accord. Chez Renault, la CGT, déboutée récemment de sa demande d'annulation de l'accord 35 heures, continue d'accuser le CET collectif, baptisé ici « capital temps collectif », d'être la cause d'une « flexibilité sans précédent ». Particularité : CET individuel et collectif sont liés chez Renault. « Ce mélange permet de stocker un nombre illimité de jours, sans mettre de terme à leur durée de stockage et tout en laissant au salarié un choix réduit pour les prendre », accuse la CGT.

Auteur

  • Anne Fairise