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Politique sociale

Comment les ministères torpillent la réforme budgétaire

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.03.2005 | Valérie Devillechabrolle

Dépenses ventilées par programmes, GRH plus autonome… la réforme budgétaire mise en œuvre par la Lolf est une vraie révolution. Destinée à dynamiser la gestion de l'Etat, elle se heurte à la résistance des administrations centrales, qui y perdent du pouvoir, et des syndicats, attachés aux garanties statutaires.

Pas de répit pour les fonctionnaires de Bercy. Avec deux mois d'avance sur le calendrier, Jean-Pierre Raffarin a donné, fin janvier, le coup d'envoi du projet de loi de finances pour 2006, qui servira de cadre à la grande réforme budgétaire, plus connue des initiés sous le nom de Lolf, ou loi organique relative aux lois de finances. Approuvée à l'unanimité par le Parlement en 2001, cette nouvelle constitution financière doit, à partir du 1er janvier 2006, dynamiser la gestion de l'État. Principale innovation : elle contraint les ministères à ventiler leurs dépenses non plus par nature – comme c'était le cas depuis 1959 – mais par grandes politiques publiques, décomposées en 34 missions et 132 programmes.

Pour permettre aux directeurs de programme, nommés en juin 2004, d'atteindre leurs objectifs, le législateur leur a confié des responsabilités élargies en matière de RH. Ayant notamment pour mission de définir les profils d'emplois nécessaires et de développer de nouveaux modes de rémunération liés à la performance (voir encadré page suivante), ils héritent en corollaire d'une large autonomie de gestion, en particulier sur le pilotage de la masse salariale. En soi, une sacrée révolution, les dépenses de personnel représentant près du tiers du budget de l'État, et même 80 à 90 % des moyens alloués à certains programmes.

Des statuts du XVIIIe siècle

Cet aggiornamento budgétaire vient percuter de plein fouet la façon dont l'administration gère aujourd'hui ses agents. « Cette affectation des moyens par programmes privilégie une approche verticale des ministères qui se heurte à la gestion horizontale traditionnelle des corps », décrypte Jean-Marie Aurand, directeur général de l'administration du ministère de l'Agriculture. Or cette architecture de la fonction publique en 900 corps, tous régis par des statuts particuliers dont certains remontent au XVIIIe siècle, organise de façon « bureaucratique et égalitariste », dixit Marcel Pochard, l'ancien directeur général de la fonction publique, dans un rapport du Conseil d'État rédigé en 2003, les recrutements, l'avancement, la mobilité et même le dialogue social des 2,5 millions de fonctionnaires en activité. Une complexité accrue par le fait que, à l'exception d'une cinquantaine de corps regroupant les gros bataillons, comme les enseignants et les policiers, la quasi-totalité représente, individuellement, moins de 1 % des effectifs totaux.

« Cette spécificité française entraîne une centralisation de la gestion des personnels marquée par l'anonymat, la progression à l'ancienneté et l'absence de sanction, incompatible avec l'esprit de responsabilisation de la Lolf », explique la conseillère d'ÉtatAnne-Marie Leroy, une des inspiratrices de la nouvelle constitution financière comme conseillère à la réforme de l'État de Lionel Jospin.

Pas de nouveau front

Pour contourner l'obstacle, Renaud Dutreil, le ministre de la Fonction publique, a bien tenté de proposer, cet automne, un regroupement des 900 corps existants en 28 cadres statutaires et 7 filières de métiers (formation, administration générale, technique, finances, sécurité, santé-social et culture). Mais, dans le climat actuel, Matignon hésite à ouvrir un nouveau front avec les fonctionnaires. Conséquence : sur le terrain, les résistances au changement se renforcent. « La dynamique de changement de la Lolf n'est pas encore perceptible au niveau de la gestion des ressources humaines », relevait diplomatiquement le cabinet Bernard Brunhes en conclusion d'une enquête réalisée à l'automne pour le compte de la Direction générale de l'administration et de la fonction publique.

« Certains ministères s'accommoderaient très bien de ce que la Lolf ne soit qu'une réforme comptable a minima », observe Hélène Gosselin, secrétaire générale adjointe de l'Uffa CFDT, constatant qu'« aucun des outils nécessaires au suivi de l'évolution des emplois n'est encore en place » et que la Commission paritaire de modernisation qui aurait pu en débattre ne s'est pas réunie depuis une éternité. « Les directeurs de programme vont avoir l'illusion de gagner en liberté de gestion. Mais cette illusion va rapidement s'estomper », pronostique un haut fonctionnaire.

Par exemple, pour le pilotage de la masse salariale. Sur le papier, cette innovation présente l'immense avantage, aux yeux de Bercy, de rendre transparentes les dépenses de personnel des ministères en faisant apparaître tous les agents payés sur crédits de vacation, voire de fonctionnement. « La Direction de la réforme budgétaire, chargée de la mise en œuvre de la Lolf à Bercy, travaille à l'élaboration d'un outil informatique lui permettant de calculer ces masses salariales au plus juste », confirme Arnaud Lizé, du cabinet BearingPoint, qui participe au projet. Un exercice qui risque de lever quelques lièvres : « Cela nous conduit, reconnaît Jean-Marie Aurand, à l'Agriculture, à augmenter mécaniquement nos effectifs existants, 30 000 personnes environ, de 5 500 enseignants privés sous contrat et des vacataires. » Notamment les vétérinaires embauchés au lendemain de la crise de la vache folle.

Cette épreuve de vérité va aussi montrer qu'à poste équivalent tous les agents sont loin de percevoir une rémunération identique. « Les organisations syndicales ne pourront pas accepter qu'un remplacement de poste soit refusé parce que cela engendre un coût supplémentaire du fait de l'échelon du candidat ou de son régime indemnitaire », prévient Pascal Lenoir, du syndicat FO du Trésor. « C'est un vrai problème pour les cadres qui ont dépassé la quarantaine ou la cinquantaine et qui coûtent plus cher », renchérit-on au conseil général des Ponts et Chaussées. « Surtout lorsque leur compétence n'est plus en rapport avec leur coût », rétorque Anne-Marie Leroy. L'alerte a été jugée suffisamment sérieuse pour inciter ce corps d'ingénieurs à se rapprocher des autres corps d'inspection afin d'obtenir de Bercy que, « en lieu et place d'une imputation comptable réelle de la masse salariale, on se contente d'une valeur forfaitaire par grade. »

Une machine à tuer l'emploi ?

Autre motif de défiance à l'égard de la Lolf, les ministères redoutent que Bercy n'en fasse une machine à tuer de l'emploi public. De fait, comme l'explique Paul Peny, le DRH du ministère de l'Intérieur, qui a été le premier à généraliser dès 2004 la globalisation des crédits aux préfectures, « la norme d'évolution des dotations pour 2005 ayant été calibrée de façon un peu inférieure au glissement vieillesse technicité, les préfets vont devoir mécaniquement chercher des gains de productivité ». De ce point de vue, la Lolf leur a donné une nouvelle arme redoutable, en leur offrant la possibilité de transformer des crédits de personnel en crédits de fonctionnement, mais pas l'inverse. « Cela a ainsi amené un nombre croissant de préfectures à réfléchir à l'externalisation des tâches de logistique technique (reprographie, entretien et maintenance des locaux) », constate Paul Peny.

Si cette recherche de gains de productivité n'est pas un objectif contestable en soi, nombre d'administrations redoutent d'être les dindons de la farce. « Il est illusoire de penser que cela nous donnera des marges pour investir car Bercy se les réappropriera avant », estime Hélène Jacquot-Guimbal, conseillère au cabinet de Gilles de Robien, qui est appelée à prendre la tête de la nouvelle Direction générale des personnels et de l'administration du ministère des Transports et du Logement.

Adapter organisation et emploi

Pour que souffle un esprit de responsabilisation sur la fonction publique, « il faudrait que les directeurs de programme disposent d'un minimum d'autonomie leur permettant d'adapter l'organisation de leurs services et leur structure d'emploi afin d'avoir, à terme, la bonne compétence au bon endroit », observe Valérie Georgeault, qui a réalisé l'étude du cabinet Bernard Brunhes-BPI . « Ce qui suppose, de la part de l'administration, de faire évoluer ses processus de recrutement, de formation et de mobilité », reconnaissait récemment, dans une interview au magazine Entreprise & Carrières, Yves Chevalier, chargé de mettre en musique la Lolf à la Direction générale de l'administration et de la fonction publique. Mais cela devrait aussi amener les directeurs d'administration du personnel à se conduire de plus en plus en « prestataires de services » à l'égard des gestionnaires de programme. Or les directions d'administration centrale ne sont guère disposées à laisser la bride sur le cou aux nouveaux patrons opérationnels. « Cela n'aurait aucun sens de vouloir confier des responsabilités de gestion à des gens qui ne sont pas légitimes aux yeux des agents », tranche Philippe Parini, secrétaire-général du ministère des Finances, qui plaide pour que la gestion budgétaire, RH et fonctionnelle reste au même niveau.

À leur décharge, ces directeurs d'administration centrale demeurent « les garants de l'application du statut et du continuum de la carrière », souligne Paul Peny, en rappelant que cette gestion administrative et statutaire occupe encore 80 % de son activité. Du coup, le DRH de la Place Beauvau a imposé aux préfets pas moins de 14 tableaux de contrôle de gestion pour les mouvements de personnel. Au ministère de l'Équipement, Hélène Jacquot-Guimbal justifie aussi le maintien d'une gestion centralisée : « Si elle nous apporte beaucoup de souplesse, la Lolf risque de nous conduire à l'explosion du ministère, du fait des velléités centrifuges de certains directeurs de programme. »

Les résistances ne sont pas moins vives du côté des représentants du personnel. « Une déconcentration de la gestion auprès des directeurs de programme aboutirait à remettre en cause l'égalité de traitement statutaire, les corps et, d'une façon générale, toutes les règles de gestion nationale. Il n'est pas question de laisser se développer une fonction publique à deux vitesses ou de donner naissance à de nouveaux roitelets locaux », gronde Dominique Combe, secrétaire fédérale adjointe de FO Finances. Une réaction qui s'explique aisément : même si 90 % des décisions d'avancement sont automatiques, les syndicats, dont la représentativité est fondée sur les résultats aux commissions administratives paritaires qui décident des progressions de carrière, ne sont pas prêts à abandonner l'influence dont ils disposent sur les 10 % restants. « On peut laisser aux directeurs de programme le soin de décider du nombre d'ingénieurs des Ponts dont ils auront besoin, mais il n'est pas question de les laisser choisir lesquels », renchérit-on au conseil général des Ponts et Chaussées.

Modifications marginales

Résultat, pour appliquer la Lolf sans froisser personne, certains ministères se sont limités à des modifications marginales. À l'instar de Bercy où, sur l'insistance de Nicolas Sarkozy et pour élargir un peule vivier des compétences soumises aux directeurs de programme, Philippe Parini se propose d'ouvrir dès cette année quelques postes aux agents en provenance d'autres directions du ministère… après avoir d'abord satisfait les demandes de mutation internes dans le corps d'origine, et uniquement pour les catégories C. Autrement dit, le trésorier-payeur général qui souhaiterait recruter un contrôleur de gestion et un juriste risque encore de voir débarquer deux jeunes généralistes débutants nommés en fonction de leur rang de sortie de l'École du Trésor !

Ces tentatives de verrouillage par les administrations centrales et les syndicats auront-elles raison de la Lolf ? « Cette concentration de pouvoir de la part des directions d'administration centrale constitue une énorme déception pour les nouveaux responsables de programme », observe Anne-Marie Leroy, qui pronostique toutefois que « ces obstacles ne tiendront pas ». Surtout si le Parlement se pique au jeu en regardant la manière dont les programmes fonctionnent. « L'expérience des pays étrangers montre qu'il faut dix ans avant que la poussière générée par une telle réforme ne retombe… », rappelle-t-elle. Or la Lolf n'en est qu'à ses balbutiements.

Des rémunérations liées à la performance

La Lolf a fait vaciller un vrai tabou, celui du droit au déroulement de carrière garanti, « véritable fanion de la fonction publique républicaine, même si cet ascenseur social est bloqué depuis longtemps », raille Hélène Gosselin, de l'Uffa CFDT. En supprimant de la loi de finances toute référence au pyramidage des corps – le fameux mécanisme qui, jusqu'alors, conditionnait le volume de promotions par grade en fonction des flux de départs à la retraite par corps –, la Lolf va donner aux gestionnaires de la fonction publique la possibilité d'introduire un système de rémunération à la performance plus dynamique. « Il n'est pas possible de responsabiliser les managers en conservant notre système d'avancement à l'ancienneté », reconnaît-on volontiers au ministère de la Fonction publique, où l'on réfléchit à instituer, d'une part, un système « de ratio promu/promouvable, négociable avec Bercy » et, d'autre part, un mode de rémunération décomposé en trois éléments : indiciaire, lié au poste lié à la performance.

Et de joindre le geste à la parole en expérimentant depuis juin dernier un système de rémunération à la performance des 50 directeurs d'administration centrale : une expérimentation d'autant plus facilement acceptée par les cadres concernés, selon Hubert d'Hondt, du cabinet BearingPoint, qu'elle se traduit par l'octroi de 20 % de rémunération supplémentaire en cas d'atteinte des objectifs.

Inutile de dire que l'introduction de tels systèmes suscite l'ire des syndicats :

« C'est la porte ouverte au favoritisme et à une individualisation des rémunérations, incompatibles avec les garanties statutaires », s'insurge Patrick Gonthier, le patron de l'Unsa Éducation, pourtant favorable à l'esprit de la Lolf.

Cette modulation des rémunérations se heurte aussi à des difficultés techniques.

Aisément envisageable pour les cadres dont le régime indemnitaire représente 40 % de la rémunération, cette modulation sera beaucoup plus compliquée à mettre en œuvre pour les agents de catégorie C, dont les primes ne représentent que 10 % de la rémunération.

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle