logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Vie des entreprises

Négocie, prends l'oseille et tais-toi

Vie des entreprises | ANALYSE | publié le : 01.11.1999 | Sandrine Foulon

Plébiscitée pour sa souplesse et sa confidentialité, cette forme de divorce de l'entreprise avec son salarié monte en puissance. Elle permet à l'employeur d'éviter licenciement sec et poursuite prud'homale et à l'employé de grappiller un peu plus que les seules indemnités prévues par sa convention collective.

Avec ou sans stock-options ? Dans les dîners en ville ou au café du Commerce, la question est devenue rituelle. La somme qui laisse pantois convives et piliers de bar ? L'enveloppe de consolation de quelques centaines de millions de francs offerte à Philippe Jaffré après son éviction de la présidence d'Elf. Un dédommagement que l'intéressé évalue pudiquement à « quelques années de salaire », en oubliant au passage la plus-value potentielle de ses stock-options. Philippe Jaffré est loin d'être le premier bénéficiaire de ce genre d'indemnité. En 1997, Christian Brégou, P-DG de la Compagnie européenne de publication (CEP), révoqué par le conseil d'administration de cette filiale du groupe Havas, est parti avec plusieurs dizaines de millions de francs. Un an plus tard, c'est au tour du P-DG d'Havas lui-même, Pierre Dauzier, de partir avec une transaction du même ordre. Au-delà de ces rares privilégiés dont le chèque de départ aligne sept zéros ou davantage, la pratique de l'indemnité transactionnelle tend à se banaliser dans les entreprises.

De retour de congés, Sophie, attachée commerciale dans une grosse SSII de la région parisienne, apprend que son poste a disparu. « La direction m'a proposé un poste à 300 kilomètres de chez moi, explique cette jeune femme de 35 ans. Avec un enfant en bas âge, je n'avais pas envie de faire des aller et retour. J'ai décliné l'offre. Du coup, le DRH a sorti de sa manche une transaction : six mois de salaire en plus de mon préavis. Sur le moment, j'ai demandé le double. » Passé la porte de l'entreprise, Sophie se renseigne auprès d'un avocat. Avec près de dix ans d'ancienneté, elle a droit à deux mois de salaire d'indemnités conventionnelles. « L'avocat m'a expliqué que de toute façon je n'obtiendrais pas plus de six mois de salaire devant les tribunaux et m'a mise en garde contre la lenteur des procédures. Lorsque le DRH a transigé à neuf mois de salaire, j'ai dit : Ça marche ! » Toutes indemnités comprises, Sophie a empoché un chèque valise de 550 000 francs.

Fondée de pouvoir dans une banque, Isabelle a pris l'initiative de négocier son départ. « Après sept mois à mon nouveau poste, les choses se sont subitement dégradées, explique-t-elle. Sous l'impulsion d'un directeur, la nature de ma fonction a complètement changé d'orientation. J'ai refait mon CV et je suis allée voir un cabinet de recrutement. Le verdict du consultant a été explicite : obtenez le maximum d'argent et partez. Je ne souhaitais pas aller aux prud'hommes. Ça vous colle à la peau, le résultat est aléatoire et mon patron est un homme influent sur la place. » En moins d'une semaine, Isabelle et son entreprise s'accordent sur un motif de licenciement : divergence de vues sur la stratégie commerciale, et sur un montant : 100 000 francs, soit trois mois de salaire. « J'ai retrouvé un emploi dans la foulée, tout en me préservant un break de deux mois et demi. »

Mieux qu'un procès

Joli rebond également pour Dominique, directeur commercial d'une société spécialisée dans l'informatique. Après le rachat d'une société américaine par son entreprise, il expérimente le jeu des chaises musicales. Trop de cadres pour un seul fauteuil. Son patron lui propose un licenciement moyennant deux ans de salaire, soit 3 millions de francs, sans les stock-options, qu'il investit tout de go dans un immeuble. À la tête d'une dizaine de studios en location, ce quadra s'est très vite recasé dans l'informatique. Rien que du profit.

Outil de gestion faisant partie de la panoplie des DRH, la transaction est devenue un passage presque obligé pour les cadres sur le départ, et plus seulement pour les dirigeants. « Mieux vaut une mauvaise transaction qu'un bon procès », conseillent désormais DRH, consultants, spécialistes de l'outplacement, voire certains avocats. Appréciée pour sa souplesse et sa confidentialité, elle constitue un gage de rapidité et éloigne le spectre du contentieux, même si de plus en plus de procès commencent à porter sur des transactions mal ficelées. Parfois prévue dans les contrats de hauts responsables, sous le doux nom de golden parachute, « elle rassure les futurs embauchés », relève Frédéric d'Antin, consultant senior du cabinet de chasse de têtes Boyden. « L'assurance de pouvoir toucher quelques mois de salaire en cas de rupture du contrat représente un atout pour attirer les meilleurs. »

Cela dit, la transaction, qui peut intervenir à l'issue d'une démission, d'un licenciement (économique ou pour faute), d'une rupture d'un commun accord (résiliation conventionnelle), d'un départ en retraite ou d'un CDD, reste une partie psychologique entre salarié et employeur. « La négociation ne se résume pas à : « Je pars, c'est combien ? » ou à : « Signez là et prenez votre chèque » », relève un DRH. « La séparation doit être la plus indolore possible, dit un autre DRH, de l'audiovisuel. D'autant que le monde est petit. Chacun a intérêt à se quitter en bons termes. » L'art de la transaction repose sur la maîtrise de l'évaluation du risque. Les négociateurs jaugent le contexte. À commencer par les pratiques en vigueur dans l'entreprise.

Des concessions réciproques

Pétroliers, laboratoires pharmaceutiques et banques ont la réputation de transiger facilement et de se montrer généreux. À l'inverse de la métallurgie ou de la grande distribution, secteurs peu enclins à la transaction. « La position du salarié et la nature des informations qu'il détient, son âge et sa capacité à retrouver facilement un emploi, les tribunaux dont dépendent les parties sont autant de facteurs à prendre en compte dans la négociation, analyse l'avocat Christophe Pettiti, spécialiste du droit social. Certains salariés n'hésiteront pas à engager une procédure s'ils estiment que les tribunaux leur accorderont davantage que la proposition de l'employeur. Ensuite, il faut savoir mener la négociation, arrêter au bon moment, ne pas se montrer trop menaçant. » Henri Heiderscheid, ancien reporter d'images et pigiste permanent à TF1, a préféré assigner la chaîne devant les tribunaux. « Après huit ans d'ancienneté, mes piges mensuelles se réduisaient progressivement. De 25 collaborations, j'étais passé à 20, voire 15. J'ai commencé à ruer dans les brancards. La direction m'a proposé une transaction de 170 000 francs que j'ai refusée. Les négociations sont devenues houleuses. Finalement, au tribunal, j'ai touché le double en dommages et intérêts. »

Si les transactions obéissent à des lois subjectives, des normes se sont tout de même échafaudées et circulent au sein des entreprises. « Dans la plupart des cas, un licenciement sans cause réelle et sérieuse équivaut à six mois de salaire en supplément des indemnités légales et conventionnelles », souligne Renaud Paquin, président de Mix RH, cabinet-conseil en développement des ressources humaines. « Logiquement, la transaction tourne autour de ces montants. » Les consultants en outplacement voient passer des salariés qui ont quitté leur entreprise avec des enveloppes qui varient de trois à vingt-quatre mois de salaire. « Rarement au-delà », confirme Dominique Besson, directeur général d'Econova Lee Hecht Harrison, cabinet spécialisé dans l'accompagnement au changement. « Les transactions mirobolantes n'ont plus cours. Toutefois, elles peuvent encore représenter des sommes rondelettes. » Pour les cas particuliers, les DRH se passent le mot. « Se séparer d'un délégué du personnel gênant coûte en moyenne 500 000 francs à l'entreprise », lâche un inspecteur du travail.

La transaction a été moralisée par les juges. La Cour de cassation a souhaité limiter les indemnités de complaisance et protéger des salariés poussés vers la sortie avec un pécule inférieur à celui auquel ils auraient pu prétendre. La procédure prévue par le Code civil (art. 2044) est un contrat qui doit régler un litige né ou à naître entre les parties. Oubliée la tolérance qui permettait de signer le même jour lettre de licenciement et transaction. Celle-ci ne rompt pas le contrat de travail, mais règle les conséquences d'une rupture déjà intervenue. Désormais les juges sont vigilants sur la chronologie. Trois autres ingrédients sont indispensables. Peu importe le mode de rupture du contrat, la contestation doit pouvoir être prouvée. Notifier clairement le motif du licenciement, par exemple, s'avère nécessaire pour parer aux éventuels litiges. Deuxième condition : la volonté de transiger. Il est conseillé de spécifier les étapes de la négociation et de rappeler que la transaction possède l'autorité de la chose jugée. Enfin, les concessions doivent être réciproques. Chacun devant renoncer à une partie de ses prétentions.

Mais tous les salariés ne sont pas égaux devant la transaction. « Chez nous, les départs transactionnels se multiplient. Mais les salariés, responsables ou gérants de magasin, partent parfois avec des chèques de 3 000 francs, voire 1 000 francs, constate un délégué syndical du groupe André. C'est le discount jusque dans les transactions. Pressés par les clauses de déficit d'inventaire, des salariés sont tellement désespérés qu'ils signeraient n'importe quoi pour avoir la feuille jaune exigée par les Assedic. Ainsi, on évite le bruit, on n'alerte pas les syndicats et tout le monde s'empresse de tourner la page. » La vision à court terme a tendance à l'emporter. « Entre deux plans sociaux, le DRH m'a fait miroiter une prime si je partais, se souvient Nathalie, secrétaire dans un groupe industriel. Il avait surtout envie de me remplacer, ce qu'il a fait immédiatement. A posteriori, je pense que j'aurais pu attaquer la société mais, à l'époque, j'ai accepté le licenciement économique et empoché la transaction. 20 000 francs nets d'impôts, c'était tentant. »

Les salariés paient le prix fort

En dépit d'un cadre juridique plus exigeant, la transaction conserve son vernis d'hypocrisie. « Elle constitue encore un préalable au départ, confirme un DRH. Bien souvent, tout se décide dans la journée. » « Un licenciement abusif déguisé assorti d'une transaction bien emballée est difficile à prouver, explique l'avocat Hervé Tourniquet. Bien mis sous pression, un salarié peut signer le jour même la convocation à l'entretien préalable, la lettre de licenciement, toutes deux antidatées – ce qui est parfaitement illégal – ainsi que la transaction. Tant que persistera dans le Code du travail la possibilité pour un employeur de remettre en main propre au salarié une lettre de licenciement contre décharge, ce tour de passe-passe restera possible. Reconstituer la procédure relève ensuite de l'instruction. On cherche la faille en vérifiant si le jour présumé de l'entretien préalable le salarié n'était pas en congés ou dans l'impossibilité de signer la lettre… »

Michel Poivre, de l'Association de défense et de promotion de l'Inspection du travail, analyse la montée en puissance des départs transactionnels comme un recul de la réglementation au profit de la contractualisation. « La réglementation protège les intérêts collectifs. La transaction cultive l'esprit individualiste, déplore l'inspecteur du travail. Au lieu de régler un problème global, on privilégie le règlement d'une somme de conflits isolés. Dans 98 % des cas c'est l'employeur qui prend l'initiative du départ et ce sont les salariés qui paient le prix fort. Peu d'entre eux savent que la transaction entraîne un délai de carence pour les Assedic. À supposer qu'un employé perçoive six mois de salaire en plus de ses indemnités légales et conventionnelles, il ne touchera des allocations qu'au terme de trois mois de chômage. »

Devant la multiplication des transactions, les inspecteurs du travail s'avouent démunis. D'autant que les salariés préfèrent souvent empocher un chèque et quitter l'entreprise. À la cristallerie d'Arques, une centaine d'employés ont manifesté en mai contre la décision de l'Inspection du travail de s'opposer à des transactions. Cette année, l'entreprise du Nord, qui ne souhaitait pas reconduire le dispositif Arpe (Allocation de remplacement pour l'emploi), a proposé à plus de 130 salariés de partir en pré-retraite aux mêmes conditions. L'Inspection du travail a conclu au plan social déguisé. « Après négociation, l'entreprise a détourné la difficulté en gardant ces salariés dans l'effectif. Jusqu'à la retraite, ils percevront un salaire d'inactivité, relate Olivier Cheidler, secrétaire du syndicat CGT. On ne peut pas en vouloir à des collègues qui ont la possibilité d'échapper à un travail contraignant, mais collectivement cela signifie pour nous des pertes d'emplois non remplacés. D'où un surcroît de travail ».

Toute l'ambiguïté de la transaction réside dans la confusion avec la rupture à l'amiable ou résiliation conventionnelle. « Aujourd'hui, les rigidités du cadre juridique sont parfois des pousse-au-crime, proteste un DRH de la métallurgie. Elles ne permettent pas à un salarié et à un employeur de se quitter en bons termes. Lorsque les deux parties s'entendent sur un départ et sur un montant, nous sommes contraints d'habiller la transaction, de maquiller le départ en licenciement pour divergence de vues par exemple… » La rupture à l'amiable est pourtant prévue dans les textes. « Mais elle n'est quasiment jamais utilisée, constate Christophe Pettiti. Tout simplement parce que l'accord de rupture qui peut en découler est soumis à cotisations sociales et à l'impôt sur le revenu. » Cette peur du fisc fait sourire Serge Colin, du Syndicat national unifié des impôts (Snui). « Nous sommes tout à fait d'accord pour qu'un salarié parte avec un chèque, voire un pont d'or. Mais employeurs et salariés ne peuvent pas reprocher à l'administration fiscale d'être des empêcheurs de tourner en rond. ». Ce qui n'empêche pas les transactions, « habillées » ou non, de continuer de prospérer dans la plus grande discrétion. Certains employeurs vont même jusqu'à les verser en plusieurs mensualités.

Au nez et à la barbe du fisc et de l'Urssaf

Hormis les indemnités légales et conventionnelles de licenciement, qui sont systématiquement exonérées d'impôts et de cotisations, l'administration des impôts et l'Urssaf analysent la transaction en termes de préjudice. « Toute indemnité censée réparer un préjudice moral est exonérée d'impôts [et de cotisations sociales, à l'exception de la CSG et de la CRDS, NDLR]. Celle qui est assimilée à un revenu de remplacement est taxable. Mais le fisc n'est pas tenu par la qualification donnée par les parties », résume Serge Colin, du Syndicat national unifié des impôts (Snui). En clair, l'administration fiscale est seule juge de la qualification de l'indemnité. « Dans les dossiers complexes, nous avons une approche au cas par cas, poursuit Serge Colin. Nous examinons toute une série de paramètres : les indemnités de départ prévues par la convention collective, les pratiques de la branche, l'âge du salarié, sa situation professionnelle au moment du contrôle…

Nous intervenons souvent deux à trois ans après les faits. Ce qui nous donne le recul nécessaire. En fonction de ces éléments, nous décidons de ne pas imposer l'indemnité transactionnelle ou de la requalifier et de la soumettre partiellement ou totalement à l'impôt. » Un récent amendement « Jaffré » au projet de loi de finances introduit une nuance de taille. En dehors des indemnités légales et conventionnelles, les indemnités transactionnelles ne peuvent être exonérées que si la totalité des sommes versées n'excède pas 2,365 millions de francs. La fraction qui dépasse est automatiquement soumise à impôt.

Auteur

  • Sandrine Foulon