Après des années d'indifférence, l'accélération de la construction européenne incite les syndicats des États membres à coopérer. En dehors des beaux discours, des actions communes – des tracts bilingues à l'eurogrève – commencent à voir le jour. Aussi bien dans les entreprises que dans les fédérations et confédérations.
« 78 hours a week, no thank you ! », « Die 78-Stunden-Woche ? Nein, danke ! », « 78 horas de trabajo por semana, no gracias ! », « 78 heures de travail par semaine, non merci ! ». Dans toutes les langues, les routiers européens ont manifesté leur colère, le 5 octobre, en bloquant les postes-frontières. Motif de cette démonstration de force ? La réunion, le lendemain, des ministres européens des Transports, consacrée au projet de directive sur le temps de travail des chauffeurs routiers. Au poste-frontière franco-espagnol du Perthus, la CFDT et les deux syndicats ibériques, l'UGT et les CCOO, ont préparé main dans la main cette nouvelle mobilisation, la deuxième en un an. « C'est presque devenu une routine, souligne François Sanchis, délégué CFDT et coordonnateur de l'opération dans le sud de la France. Nous nous sommes répartis le travail pour rédiger les banderoles, imprimer les tracts, préparer la conférence de presse commune et prévenir la gendarmerie de part et d'autre… »
Depuis les manifestations de solidarité envers les licenciés de Vilvorde, il y a deux ans, un élan européen commence à animer les syndicats des pays de l'Union. « Il y a toujours beaucoup de discours car c'est très difficile de transformer ces velléités en réalités », observe Udo Rehfeldt, chercheur à l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires). Reste qu'un vent nouveau souffle à tous les étages : confédérations syndicales, fédérations professionnelles et comités d'entreprise européens. Le contexte s'y prête. La construction européenne favorise l'émergence du syndicalisme européen. Le traité de Maastricht a accordé un pouvoir d'initiative aux partenaires sociaux européens (Unice et CEEP côté patronal, CES côté syndical), sous réserve qu'ils se mettent d'accord. « Cela a obligé les organisations nationales à se réveiller pour se demander si leurs structures européennes, qui jusque-là, faisaient office de gentils lobbies à Bruxelles, étaient bel et bien mandatées pour négocier », souligne Udo Rehfeldt. Autre aiguillon, l'obligation faite, depuis 1996, aux employeurs de plus de 1 000 salariés ayant des établissements dans au moins deux pays de l'Union de constituer un comité d'entreprise européen. Plus de 500 ont vu le jour dans les cinq dernières années. « Pour l'heure, l'essentiel de l'activité de ces comités, qui ne sont pas des instances syndicales, se limite à un échange d'informations avec les directions. Mais cela incite les organisations syndicales à se coordonner davantage pour définir leurs objectifs », rappelle Udo Rehfeldt.
Une chose est sûre : la guerre froide durant laquelle les relations syndicales ressemblaient à un roman d'espionnage entre syndicats pro et anticommunistes est bel et bien terminée. L'admission officielle de la CGT au sein de la Confédération européenne des syndicats en atteste. « Nous avons passé le cap des relations diplomatiques pour tomber dans des rapports fonctionnels directs », confirme Jean-François Trogrlic, secrétaire confédéral chargé des relations internationales de la CFDT. En matière de lobbying européen notamment. « Il ne se passe plus de négociation sans que nous nous arrangions pour savoir lequel d'entre nous est le mieux placé pour faire pression. » Dernier exemple en date : l'examen en Conseil des ministres de la directive relative au statut juridique des sociétés anonymes européennes. « Ensemble, la confédération des syndicats allemands (DGB) et la CFDT, nous avons pressé nos gouvernements respectifs de vider une fois pour toutes la vieille querelle franco-allemande qui contribue à bloquer ce texte depuis vingt-deux ans… », explique le secrétaire confédéral en faisant allusion au refus du gouvernement français de se voir imposer un système de cogestion à l'allemande. L'affaire aurait dû se dénouer au dernier sommet de Vienne, mais, au dernier moment, le gouvernement espagnol, sur pression de son patronat, a fait capoter la manœuvre. Aussitôt les syndicats espagnols ont été appelés en renfort.
En matière de négociation européenne, la concertation syndicale progresse aussi. « Alors qu'en 1996 le Livre blanc de la Commission voulait libéraliser tous les chemins de fer, nous avons défendu un projet alternatif de coopération entre réseaux ferroviaires volontaires ne touchant pas aux statuts des cheminots », explique Lucien Le Canu, responsable des affaires internationales de la Fédération CGT des cheminots. Pour aboutir à ce résultat, deux leviers se sont révélés efficaces. Tout d'abord, les trois eurogrèves organisées entre 1996 et 1998. Ensuite, une série d'avis communs émis à la fois par les employeurs et les syndicats, affirmant vouloir éviter toute dérégulation sociale. « Nous avons la chance de faire partie des rares secteurs où le dialogue social fonctionne », reconnaît Lucien Le Canu. Pour négocier, il faut toutefois deux parties prenantes. Pour le moment, l'Unice, l'organisation patronale, comme la majorité des fédérations professionnelles ne s'engagent dans une discussion au niveau européen que « si elles craignent de se voir imposer des réglementations plus contraignantes », déplorait récemment dans Le Monde diplomatique Horst Schmitthenner, l'un des dirigeants d'IG Metall. D'où l'idée de plusieurs organisations syndicales de tenter d'harmoniser, à l'échelon européen, leurs positions avant d'entrer en négociation nationale.
C'est dans cet esprit que les confédérations allemande, néerlandaise, belge et luxembourgeoise ont signé, en septembre 1998, la « déclaration de Doorn », du nom de la ville hollandaise où elles étaient réunies. Craignant que la création de l'euro « attise encore une concurrence négative pour la rémunération du travail », les quatre organisations se sont engagées à négocier « une augmentation salariale comparable, correspondant à la somme de l'inflation et de la productivité du travail », explique Joachim Kreimer de Fries, de la confédération des syndicats allemands, le DGB. Cette belle déclaration, qui a surtout provoqué des querelles d'experts sur les critères de productivité à prendre en compte, a néanmoins fait des émules. Les syndicats européens du textile finalisent une coordination salariale comparable. Quant à la Fédération graphique européenne, qui rassemble les ouvriers du Livre et de l'industrie papetière, elle s'est attelée, indique Michel Muller, secrétaire de la Fédération CGT, à « l'élaboration d'un canevas des thèmes à prendre en compte en vue d'une harmonisation des conventions professionnelles ».
L'accélération des fusions et des restructurations invite aussi les syndicats européens à changer de braquet. L'annonce de la création d'Aventis, issu de la fusion du français Rhône-Poulenc et de l'allemand Hoechst-Marion-Roussel, a incité la Fédération chimie de la CFDT et son homologue allemande, IG-BCE, à ratifier au printemps un protocole de coopération. « Nous nous engageons à gérer les conséquences sociales de cette fusion non plus séparément, mais de façon conjointe », souligne Jacques Kheliff, secrétaire de la Fédération CFDT. Une demi-douzaine de réunions ont eu lieu depuis décembre. Des groupes de travail se sont mis en place pour étudier la répartition des productions ou l'organisation de la recherche.
Une étude croisée, commandée par les deux fédérations aux cabinets Syndex et ISA Consult Deutschland, doit « comparer les systèmes sociaux et jeter les bases d'une pratique syndicale commune », explique Reinhard Reibsch, de IG-BCE, qui, dans cette perspective, s'est remis à apprendre le français. « Nous sommes persuadés que ce type de comparaison sociale servira d'étalon aux futures grandes fusions européennes. » Enfin, trois séries de tracts bilingues ont été distribuées pour exiger que les salariés soient représentés au conseil de surveillance. « Les directions nous regardent avec des yeux grands comme des soucoupes », se réjouit Jacques Kheliff.
Il reste pourtant du chemin à faire. Dopés par leur mobilisation commune lors de l'annonce en 1997 de la fermeture de l'usine de Vilvorde, les neuf élus du comité d'entreprise européen de Renault s'étaient juré d'éviter toute autre mise en concurrence de leurs établissements respectifs. Las ! Au printemps, ce code de bonne conduite a été transgressé lors des négociations sur l'aménagement du temps de travail qui se sont déroulées en France et en Espagne. « Nous nous sommes heurtés à une volonté délibérée des organisations syndicales françaises de considérer qu'il s'agissait là d'une affaire nationale, regrette Daniel Richter, secrétaire (CFDT) du comité d'entreprise européen. Si bien que l'accord a été signé en France sans que les Espagnols soient consultés. Du coup, ces derniers ont ratifié leur propre accord en mai, en acceptant une flexibilité encore supérieure à la nôtre. » « Même si nos structures sont demandeuses d'une action syndicale européenne coordonnée pour faire pression sur la direction, nous n'avons pas encore trouvé nos marques pour élaborer des positions revendicatives communes », admet Daniel Richter.
La constitution d'un comité d'entreprise européen permet la multiplication des contacts syndicaux. Reste à lever les barrières, moins linguistiques que culturelles, qui freinent des prises de position communes. C'est surtout une question de temps. « J'ai mis trois ans pour convaincre les délégués allemands et surtout les suédois, qui détiennent autant de droits de vote que la direction au conseil d'administration du groupe, que je n'étais pas seulement là pour faire brûler des pneus et cuire des merguez devant une usine en grève », remarque Abdelkader Chigri, délégué syndical (CGT) de l'usine ex-Peaudouce de Linselles, dans la banlieue lilloise, secrétaire adjoint du CE de la branche hygiène bébé du groupe papetier suédois SCA. Après avoir fait la preuve de son « réalisme économique » en accompagnant le transfert aux Pays-Bas – « sans licenciement » – d'un site de fabrication de protections hygiéniques de la Loire, Abdelkader Chigri a bénéficié en retour d'un soutien « sans faille » des syndicats suédois et allemands quand il a négocié les investissements nécessaires au rapatriement sur Linselles de la production européenne de couches-culottes.
L'exemple n'est pas isolé. Dans beaucoup de multinationales les délégués syndicaux des pays les plus favorisés en matière d'accès à l'information ou de droit syndical essaient d'aider leurs homologues des pays moins bien lotis. En 1993, les élus allemands du conseil d'entreprise européen de Volkswagen ont symboliquement soutenu l'action de leurs collègues espagnols, aux prises avec la fermeture de l'usine Seat de Barcelone : « Ils ont menacé de bloquer les projets d'investissement de Volkswagen en Espagne tant que les sureffectifs de Barcelone n'auraient pas trouvé de solution négociée », rapporte Udo Rehfeldt. Autre cas d'espèce : Eurotunnel où, pour la première fois cette année, l'intersyndicale française vient de s'associer à ses homologues britanniques pour inciter la direction à reconnaître à ces derniers une représentativité pleine et entière.
Pour « suivre le business » de leurs entreprises, les syndicats doivent aller encore plus loin. Secrétaire (CFDT) du comité d'entreprise européen de Pechiney, Lucien Fesser en est convaincu. Sous la houlette de cet ancien ouvrier de l'usine alsacienne de Neuf-Brisach, cette instance s'est dotée, il y a trois ans, d'un outil de suivi des « points chauds » afin de mieux anticiper les conséquences de ces restructurations permanentes. Cela leur a permis d'argumenter pour empêcher Pechiney de délocaliser en Irlande sa production d'emballages souples, « simplement pour satisfaire aux exigences fiscales d'un gros client ». Paradoxe : « Même le syndicat irlandais, qui demandait des contreparties à cette non-délocalisation, s'y est rallié. »
Mais c'est à un autre chantier d'envergure que s'attaque Lucien Fesser : la fusion de Pechiney avec les groupes canadien et suisse Alcan et Algroup. « Pour réussir cette fusion, sur le plan syndical, nous allons devoir nous adapter à la recomposition des centres de décision du groupe, au niveau planétaire. » La fusion des trois comités européens existants sous l'égide de la Fédération européenne de la métallurgie (FEM) et le rattachement avec les syndicats nord-américains doivent être bouclés début 2000. Autant dire que l'agenda de Lucien Fesser est surbooké jusqu'à la fin de l'année…
Longtemps assoupie, la Confédération européenne des syndicats (CES) est passée à la vitesse supérieure. Grâce, tout d'abord, à une révision des textes européens. Le protocole social de l'accord de Maastricht a permis aux pays membres d'adopter des accords directement négociés par les partenaires sociaux (CES et Unice pour le patronat). Sous l'impulsion de la CES, trois accords ont vu le jour depuis 1997, sur le congé parental, le temps partiel et les contrats à durée déterminée. Aujourd'hui la centrale met la pression sur l'information et la consultation des salariés, un sujet qui se heurte à une franche hostilité des patrons. Si la Confédération a pu avancer vite sur ces dossiers, c'est que, contrairement à l'Unice, elle adopte désormais ses décisions à la majorité qualifiée. Ce qui facilite évidemment la vie de cette institution qui compte 67 organisations de 29 pays, où les syndicats du Nord n'ont pas forcément la même vision de la protection sociale que ceux du Sud. Autre changement notable : ce ne sont plus les seconds couteaux que les syndicats envoient siéger à Bruxelles, mais les ténors – Nicole Notat ou Bernard Thibault, pour ne citer que les Français. Lors du 9e Congrès de la CES, tenu en juin à Helsinki, Emilio Gabaglio, réélu secrétaire général par les 850 congressistes, a annoncé qu'il convoquera un congrès extraordinaire en 2001. Pour mettre aux voix une modernisation des statuts de la vénérable maison.