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Politique sociale

Le Palais-d'Iéna, un havre de paix et de tranquillité

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.11.1999 | Pierre Bayard

Consulté seulement à dix-huit reprises lors de ces cinq dernières années, le CES est une institution coûteuse, en regard de sa productivité. À défaut d'être un lieu de dialogue fructueux entre société civile et partenaires sociaux, le Palais-d'Iéna est une aimable sinécure pour ses 231 sages.

De mémoire d'huissier, le vieux Palais-d'Iéna n'avait jamais vu ça ! Moins d'une semaine après son élection à la présidence du Conseil économique et social, Jacques Dermagne fait une première tentative pour réveiller cette honorable assemblée passablement assoupie. Le P-DG de Tapis et Moquettes de France (voir encadré) a décidé de se saisir d'un dossier brûlant, celui des retraites. À cette occasion, il a dessaisi le spécialiste maison, Jean-Louis Mandinaud, ancien responsable de la CFE-CGC, et remis en selle un orfèvre en la matière, René Teulade. Ministre des Affaires sociales du temps de Pierre Bérégovoy, cet ancien candidat à la présidence du CES a déjà commis il y a dix ans un rapport remarqué sur les retraites, dans le cadre de la préparation du Xe Plan. En tout cas, voilà un débat d'actualité qui va rompre avec la liste des travaux fumeux à mettre au passif du Conseil. « L'Europe et les enjeux géostratégiques de l'équilibre alimentaire mondial », « les effets des nouvelles technologies sur la télévision de demain » ou « la question foncière » sont sans aucun doute des sujets de fond. Mais on n'attend pas nécessairement l'avis des conseillers économiques et sociaux sur ces questions.

Avec un brin de franchise, les plus anciens du Palais-d'Iéna – et il en compte beaucoup, la moyenne d'âge atteignant 60 ans et le doyen affichant ses 80 printemps – pourraient dater le déclin de la troisième chambre de la République. C'était le 21 septembre 1988. Ce jour-là, Yvon Chotard, rapporteur pour la section des affaires sociales d'un projet d'avis demandé par le Premier ministre Jacques Chirac sur la Sécurité sociale, était battu par 12 voix contre 11 et 2 abstentions. « C'est la mort du Conseil », fulminait dans les couloirs le vieux bretteur patronal. Il n'avait pas tort. Depuis, le CES a soigneusement évité de se saisir de dossiers de nature à semer la zizanie dans ses rangs. À commencer par les retraites, la santé, la fiscalité ou la réduction du temps de travail. Et quand il a abordé des thèmes qui auraient pu donner lieu à des débats intéressants, comme le « projet de création d'une prestation autonomie destinée aux personnes âgées dépendantes », l'« inspection du travail » ou encore les « interventions de l'État en faveur des salariés licenciés de plus de 55 ans », le souci de Jean Mattéoli, battu cette année, de ne pas faire de vagues et de favoriser l'émergence d'un consensus a ôté tout piquant aux travaux du Conseil.

Une mise en quarantaine

Pour être honnête, un seul domaine a échappé à la jachère : l'exclusion. Outre les rapports inspirés par de fortes personnalités, tels Jacques Méraud ou le père Wrezenski, Geneviève Anthonioz-de Gaulle est parvenue à faire entendre la voix des exclus dans cet hémicycle. Relation de cause à effet ? Les gouvernements successifs n'ont plus jugé utile de consulter les 231 sages d'Iéna, écartés de facto du processus d'élaboration des lois. Les chiffres sont là, signe tangible de cette désaffection. En 1993, le gouvernement Balladur a saisi à dix reprises le Conseil, qui a rendu 28 avis et études. Et il a donné suite à 11 de ces travaux. En 1997, le nombre de saisines gouvernementales se monte à 3, le nombre d'avis et études à 17. Mais un seul avis a connu une suite. Autre forme de comptabilité, le Conseil économique et social a été saisi à 34 reprises pendant la mandature 1989-1994. Au cours de la suivante (1994-1999), le nombre de saisines a chuté à 18. Une vraie mise en quarantaine.

Il reste que ce théâtre d'ombres continue à aiguiser les appétits. En témoignent les quelque 5 000 postulants aux sièges de personnalités qualifiées, octroyés pour bons et loyaux services par l'Élysée et Matignon. Au bout du compte, 40 heureux élus, choisis parmi anciens ministres, parlementaires en rupture de ban et amis politiques. Sans oublier la catégorie des « experts culturels », qui a permis aux représentants des partenaires sociaux de côtoyer Brigitte Fossey, Marie-France Pisier ou Danièle Delorme. Plus sérieusement, Lionel Jospin y a fait entrer cette année Charles Fiterman, Jean-Luc Benhamias, des Verts, et Daniel Cohn-Bendit. Autre geste du Premier ministre : un coup de pouce sur les crédits du CES, imputés sur les services de Matignon. Dans le projet de loi de finances pour l'an 2000, le budget de l'institution passe à 189 millions de francs, soit 6 de plus que l'année précédente. Cette progression permettra de revaloriser l'indemnité de secrétariat des quelque 18 présidents de groupe. Chacun pourra s'offrir le service de deux collaborateurs au lieu d'un.

Indemnités non imposables

Car le Palais-d'Iéna n'est pas ingrat envers ses hôtes. Un simple conseiller touche une indemnité brute de 22 557,72 francs se répartissant entre une rémunération de 10 950,35 francs, une indemnité de résidence de 328,51 francs et une indemnité pour frais de 11 278,86 francs. Mais seule la rémunération est imposable, les indemnités étant supposées couvrir les frais des provinciaux. À ce détail près que les conseillers disposent d'un crédit pour leurs trajets. Quant aux 72 membres de section, ils perçoivent une indemnité pour frais de 5 210,83 francs.

Autre privilège sonnant et trébuchant, les conseillers bénéficient depuis 1957 d'un régime spécial de retraite comme on n'en fait plus. Au cours de leur premier mandat de cinq ans, ils cotisent à hauteur de 15,70 % sur leur indemnité – deux fois la cotisation des fonctionnaires. Au-delà de cinq ans, la cotisation est ramenée à 7,85 %. À 55 ans, même s'ils n'ont fait qu'un mandat, ils perçoivent une retraite d'un montant moyen de 6 760 francs. « C'est bien simple, explique un conseiller qui vient de passer quinze années à Iéna, la retraite du CES représente la moitié de ma pension de professeur agrégé de faculté. Je ne vais pas cracher dans la soupe, mais je dois reconnaître que c'est excessif. » Un avantage dont les intéressés ne se vantent guère. Car le contribuable paie l'essentiel des 46,7 millions de francs de pensions versées en 1999 aux anciens du CES. La contribution de l'État, 15 millions de francs, est deux fois plus importante que la cotisation des conseillers. Elle s'accompagne, en outre, d'une subvention d'équilibre de 18,5 millions de francs, qui s'est accrue de plus de 36 % dans le budget 2000.

Un million de frais de voyages

Explication ? Avec le renouvellement du 28 septembre dernier, le bataillon des pensionnés compte 75 bénéficiaires de plus. Ce petit régime sur mesure, géré par la Caisse des dépôts et consignations, dispose pourtant de plus de 200 millions de francs de réserves qui lui assurent un complément de recettes de 14 millions de francs. Ceci explique sans doute pourquoi le CES, jusqu'à l'arrivée de Jacques Dermagne, n'a jamais été pressé de se préoccuper de la situation des régimes de retraite. Tout le monde sait qu'une réforme globale doit commencer par une révision des régimes spéciaux. Or, avec 231 conseillers cotisants pour 437 retraités de droits directs, 193 pensions de réversion et 11 pensions d'orphelin, soit un actif pour plus de trois retraités, celui du Conseil affiche un ratio démographique qui conduirait dans le mur n'importe quel autre régime de retraite…

Le budget du CES révèle d'autres petites surprises. Par exemple les frais de voyages – plus de 1 million de francs – au titre des relations avec les Conseils économiques et sociaux étrangers. « Un luxe pour des pays où la démocratie parlementaire reste largement virtuelle », reconnaît un conseiller. Et si le rapport parlementaire annexé à la loi de finances pour 1999 souligne que « les crédits réservés au Conseil économique et social ne sont pas à la mesure du développement des activités de l'institution », l'observation vaut surtout pour les frais de personnel : 146 fonctionnaires, dont 32 de catégorie A, et 20 agents non titulaires. Des effectifs à la mesure d'une institution en état de sommeil profond depuis plus de dix ans. Même remarque pour les 200 000 francs alloués à la diffusion des études et rapports qui seraient très insuffisants si l'assemblée était plus productive.

Une troisième aile onéreuse

Les largesses de l'État ne sont pas seulement monétaires. Quelques menus avantages en nature viennent adoucir la vie de certains des locataires du Palais-d'Iéna. Le président, le secrétaire général, le directeur, les quatre vice-présidents et les deux questeurs disposent chacun d'une voiture de fonction. Un contrôleur d'État un peu sourcilleux aurait pu également s'interroger sur l'intérêt d'adjoindre une troisième aile au Palais-d'Iéna, au début des années 90. Non seulement cette pièce rapportée d'un blanc immaculé, bâtie sur l'avenue Albert-de-Mun, jure atrocement avec le style Arts déco de l'architecte Auguste Perret, mais son utilité est sujette à caution. Destinée au précédent président du CES, « qui ne supportait plus d'être le seul d'une assemblée de la République à n'être pas logé dans l'enceinte de son palais », elle n'a jamais abrité Jean Mattéoli, servant d'hôtel aux hôtes de passage. Résultat, le contrôle a posteriori de la Cour des comptes a révélé le coût exorbitant de l'opération immobilière, aggravé par des travaux d'aménagement intérieur élevés.

Par comparaison avec le faste des résidences des présidents de l'Assemblée nationale ou du Sénat, rien de tout cela ne serait totalement scandaleux si le CES était devenu un lieu privilégié du dialogue social. Un coûteux, mais utile point de rencontre de la société civile. Mais à reproduire en son sein avec les nominations de personnalités dites « qualifiées » les clivages politiques des assemblées élues au suffrage universel, les plus hautes instances de l'État n'ont pas rendu service au Conseil économique et social, en contribuant à sa paralysie. Et, en retour, ce dernier n'a pas répondu aux attentes des pouvoirs publics, en n'apportant pas de réflexion marquante aux grands débats de société. Quels que soient le talent et les bonnes intentions de son nouveau président, Jacques Dermagne, il appartiendra aussi aux gouvernements de faire preuve de davantage de considération pour le Conseil économique et social si l'on souhaite qu'il retrouve un espace dans le jeu institutionnel. Cela vaut en premier lieu pour Lionel Jospin, qui n'a jamais mis les pieds place d'Iéna !

Un déçu du Medef

En s'emparant d'emblée de dossiers chauds, comme celui des retraites, Jacques Dermagne a placé son entrée en fonction sous le signe de l'urgence. Il faut voir d'abord la volonté d'imposer le Conseil économique et social comme un interlocuteur incontournable. Dans son esprit, c'est moins l'institution qu'il s'agit de conforter que ce qu'elle représente, autrement dit la société civile. Une idée fixe chez cet homme de 61 ans, proche de Jacques Chirac, qui revendique la double filiation intellectuelle de Jacques Chaban-Delmas et d'Yvon Chotard. Le premier, chantre de « la nouvelle société » dont on retrouve de lointains échos dans le projet de « nouveau contrat social » qu'il a présenté dans sa profession de foi. Le second, promoteur d'une politique contractuelle dans la quelle ne pouvait que se retrouver l'auteur de « Révolution chez les patrons ? : l'entreprise citoyenne », ouvrage iconoclaste rédigé lorsqu'il était chargé de la mission « Citoyenneté de l'entreprise ». Si Jacques Dermagne pouvait se sentir à l'aise dans le défunt CNPF, au point de guigner la prestigieuse commission sociale, il l'était beaucoup moins au Medef. Dès son élection au CES, il a d'ailleurs pris ses distances en remettant tous ses mandats à Ernest-Antoine Seillière. Exigeant avec l'entreprise qui doit assumer, selon lui, ses responsabilités vis-à-vis de la collectivité, Jacques Dermagne le sera également avec le bureau et les conseillers du CES. D'où cette rapidité à vouloir les faire débattre de grands sujets de société, sans rechercher « une stérile unanimité a minima ». Bref, le nouveau président a la volonté d'exister, quitte à s'appuyer sur des majorités d'idées pour faire aboutir des projets peu susceptibles de faire l'unanimité. Car son élection de maréchal, au premier tour de scrutin, cache de sérieuses divisions syndicales…

Auteur

  • Pierre Bayard