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Politique sociale

Gilles Johanet, capitaine courageux de la Sécu

Politique sociale | METHODE | publié le : 01.11.1999 | Sabine Syfuss-Arnaud

Rappelé au chevet de l'assurance maladie, Gilles Johanet joue de son image de sauveur pour obtenir de Martine Aubry davantage d'autonomie pour la Cnam. Soutenu par la CFDT et le Medef, il bataille sur deux fronts : la maîtrise des dépenses de santé et la modernisation de la gestion de l'assurance maladie.

Devinette. Quelle entreprise emploie 100 000 salariés, compte près de 47 millions de clients, traite plus de un milliard de factures chaque année et réalise plus de 550 milliards de francs de chiffre d'affaires ? Vous n'y êtes pas. Il ne s'agit pas de Renault, de Danone ou de France Télécom, mais de la Caisse nationale d'assurance maladie. La comparaison avec l'entreprise s'arrête là. Car son directeur général, le vrai patron de la Cnam, Gilles Johanet, a des pouvoirs beaucoup plus limités que ceux d'un patron du privé. Il n'est pas libre de fixer ses tarifs, contrairement à un assureur. Il ne maîtrise pas ses coûts. Le taux des cotisations, les budgets hospitaliers et le prix des médicaments sont notamment déterminés par l'État. Et il doit rendre des comptes à des « actionnaires » bien encombrants.

Son conseil d'administration est composé paritairement de représentants des salariés et du patronat. « Dans le privé, un directeur général sait à quoi s'en tenir. Son conseil d'administration a une ligne claire et le soutient. À l'assurance maladie, chacun suit sa propre logique, celle de son organisation. Du coup, on court toujours après les compromis », explique un ancien responsable de la Sécu. Le directeur de la Cnam a de surcroît une tutelle omniprésente, une sorte d'actionnaire masqué, les ministères des Affaires sociales et de l'Économie, qui définissent les grandes lignes de la politique sanitaire et le montant de son budget. Sans oublier le Parlement, qui vote désormais chaque automne les comptes de la Sécu.

En interne, le patron de l'assurance maladie doit aussi compter avec des filiales très particulières. Avec ses 1 010 salariés, la Cnam n'est que le sommet de la pyramide, la tête d'un réseau qui comprend 16 caisses régionales, 4 caisses dans les DOM, et surtout 129 caisses primaires locales, les fameuses CPAM, bien connues des assurés. Autonomes dans la gestion de leur budget et dans leur organisation, ces caisses ont d'autant plus tendance à se comporter en petites féodalités qu'elles ont leur propre conseil d'administration, paritaire lui aussi. Difficile, dans ces conditions, de réformer un système de santé chroniquement déficitaire. En 1999, le trou de la branche maladie atteindra encore 12 milliards de francs. Nommé à la tête de la Cnam en juillet 1998, Gilles Johanet est attendu au tournant. Sa mission : sauver le régime d'assurance maladie et son mode de fonctionnement paritaire. Depuis dix-huit mois, il s'efforce de faire entrer la Sécu dans l'ère de la gestion rationnelle. Un sacré défi.

1 JOUER DE SON IMAGE D'HOMME PROVIDENTIEL

Gilles Johanet a été appelé pour redresser l'assurance maladie, dans l'un de ces nombreux moments de tangage qu'a connus la Cnam. Début juin 1998, Bertrand Fragonard vient de démissionner de son poste de commandant de bord, estimant ne pas avoir de marge de manœuvre suffisante. Les dépenses de santé sont à la dérive. Et le Medef menace de quitter le navire. À la demande insistante du conseil d'administration de la Caisse, le gouvernement accepte d'assouplir les règles du jeu. Il signe, en juillet 1998, un avenant à la convention d'objectifs et de gestion de 1997, donnant plus de latitude au directeur général, notamment dans le choix de ses collaborateurs et le fonctionnement quotidien. Pour affronter le gros temps, il faut un familier des arcanes de la Sécu, au caractère bien trempé. Bon gré, plutôt mal gré, Martine Aubry devra se résoudre à avaliser le nom de Johanet. Ce grand commis de l'État connaît parfaitement le dossier : il a déjà occupé le fauteuil de directeur de la branche maladie entre 1989 et 1993 – un come-back exceptionnel dans la haute fonction publique. Et il avance des solutions. Dans un livre au titre sans équivoque, Sécurité sociale : l'échec et le défi, publié début 1998, il affirme possible de remettre l'entreprise à flot. De la soustraire à l'appétit des assureurs privés, qui veulent gérer la santé des Français en rognant le monopole de la Sécu. Tout en éloignant le spectre de l'étatisation.

Gilles Johanet annonce clairement la couleur. Davantage qu'un énième tour de passe-passe sur l'éternel couple cotisations-prestations, son « plan stratégique » se présente comme un véritable projet d'entreprise. Finalisé à l'été 1999, il comporte 35 mesures chocs censées générer, en vitesse de croisière, plus de 60 milliards de francs d'économies par an. Responsabilisation des assurés et des médecins, chasse aux consultations inutiles, aux examens redondants et aux médicaments de confort, rationalisation des moyens… ce plan vise l'ensemble du système de santé, y compris l'hôpital, qui n'est en principe pas du ressort de la Cnam, mais de l'État. La balle est donc dans le camp du gouvernement. « Le temps presse, pour autant qu'il y en ait encore », répète inlassablement Johanet. Il peut compter sur le patronat pour relayer ce leitmotiv. Si les comptes de la maladie ne sortent pas rapidement du rouge, le Medef a prévenu qu'il claquera la porte du conseil d'administration de la Cnam, dont il détient la moitié des sièges. Faisant imploser au passage la majorité de gestion qu'il constitue avec la CFDT. Pour le Medef, le plan Johanet tient la route. Le gouvernement doit donc lui laisser les coudées franches pour le mettre en œuvre. Habilement, l'élaboration du projet d'entreprise a été appuyée par une communication permanente. « C'est moi ou le chaos », n'a cessé de suggérer un Johanet aux accents gaulliens. De plus en plus loquace, au fur et à mesure que son projet prenait corps, il est devenu, avec Jean-Marie Spaeth, le président (CFDT) du conseil d'administration de la Cnam, l'ambassadeur du plan stratégique. Réunions, colloques, interventions diverses : le patron de la Cnam n'a pas manqué une occasion d'en faire la promotion, à Paris et en province, devant des auditoires aussi divers que médecins, DRH et même assureurs. En un an, Johanet a réussi à personnifier la Sécu. Jusqu'à devenir une sorte de ministre bis de la Santé. Un exploit face à Martine Aubry, quand on sait que Bernard Kouchner n'y est jamais parvenu…

2 NEUTRALISER SES ACTIONNAIRES

Aussitôt revenu dans son bureau de l'avenue du Maine (siège de la Cnam), Gilles Johanet a cherché à s'assurer la neutralité bienveillante du conseil d'administration de la Cnam. Du moins de ce qu'il est convenu d'appeler la « majorité de gestion ». Une coalition composée de la CFDT, du patronat, de la CFE-CGC, de la CFTC et de la Mutualité française. En résumé de toutes les organisations qui ont approuvé, en son temps, la réforme Juppé de la Sécurité sociale. Ainsi, en dépit des réticences de la CGT et d'une opposition farouche de Force ouvrière, qui présidait la Cnam jusqu'en 1997, le patron de l'assurance maladie a pu mener à terme son plan stratégique. La direction générale a été omniprésente, beaucoup plus que sous les présidences précédentes, dans les réunions de travail du conseil. Résultat : la majorité de gestion de la Caisse a soutenu l'élaboration du plan, étape par étape, et l'a approuvée au début de l'été.

Johanet ne se trouve plus dans la position inconfortable qui était la sienne lors de son premier mandat. FO s'était notamment heurtée à lui quand il a voulu infléchir la croissance des dépenses de santé. C'était en 1990. Il venait d'inventer le concept de « maîtrise médicalisée des dépenses de santé », au grand effroi des troupes de Marc Blondel, opposées à tout « rationnement des soins ». Il se dit même, Avenue du Maine, que si Gilles Johanet a été brutalement relevé de ses fonctions par Simone Veil en 1993, FO n'y est pas complètement étrangère.

Aujourd'hui, Johanet prend sa revanche. Ne disposant plus que de trois sièges au CA, Force ouvrière n'est plus incontournable, après avoir régné pendant trente ans sur l'assurance maladie, avec la bénédiction du patronat. Lequel soutient désormais la présidence CFDT. Fort d'une majorité stable, acquise à son projet d'entreprise, le directeur général de la Cnam dispose d'un atout massue dans ses relations avec sa principale tutelle, le ministère des Affaires sociales. Pour l'un de ses proches, aucun doute : « Gilles Johanet tient la dragée haute à Martine Aubry et la force à s'occuper du dossier de la santé qu'elle aurait tendance à enterrer. » Plutôt que de se soumettre, comme le ferait tout haut fonctionnaire nommé par le gouvernement et révocable dans l'heure, le directeur général de la Cnam bouscules a tutelle. Renforcé par l'image d'homme providentiel qu'il véhicule, il n'hésite pas à aller au clash.

L'année 1999 en a été émaillée. Martine Aubry supporte mal que Gilles Johanet s'intéresse au financement des hôpitaux, pré carré de l'État. Elle n'a pas non plus accepté la proposition de certifier, c'est-à-dire de tester régulièrement, les médecins. À l'inverse, le patron de l'assurance maladie n'a pas apprécié que la ministre baisse autoritairement les tarifs de certaines spécialités (radiologie ou laboratoires pharmaceutiques), alors que la Cnam est chargée de négocier les enveloppes annuelles des médecins. Ni que Martine Aubry refuse de limiter les remboursements pour les cures thermales, comme le plan stratégique le préconise. La Cnam vient d'entamer ses négociations avec le ministère pour le renouvellement de la convention d'objectifs et de gestion avec l'État, qui expire en fin d'année. Les discussions sont, paraît-il, houleuses. Gilles Johanet réclame notamment 3 000 emplois supplémentaires pour la gestion de la couverture maladie universelle (CMU), mise en place en janvier 2000. Martine Aubry ne semble pas prête à en accorder autant.

3 RALLIER LE PERSONNEL ET L'ENCADREMENT

À travers ses relations souvent tendues avec l'État, Gilles Johanet entend aussi montrer à son personnel qu'il défend les intérêts de la Cnam. « Il y a un pilote dans l'avion », reconnaît un syndicaliste de FO pourtant très opposé au plan stratégique. En interne, le directeur général cultive l'image de promoteur du dialogue social, conquise lors de son premier passage. Johanet a mis en place un comité de concertation pour pallier l'absence de comité d'entreprise dans cet établissement public qui échappe au Code du travail. Cette instance permet de faire plancher les syndicats sur les projets de la Cnam. Johanet avait aussi lancé l'opération « Nous demain » dans le réseau, pour donner aux agents une image plus valorisante de leur travail.

Depuis un an, Gilles Johanet s'est d'abord concentré sur le plan stratégique, déléguant les affaires courantes à son bras droit, Jean-Paul Phélippeau, directeur délégué aux ressources. Pendant le premier semestre 1999, il a étroitement associé l'ensemble du réseau de l'assurance maladie à l'élaboration de son plan. Il a visité des caisses, participé à des débats en région, dépêchant aussi ses proches collaborateurs. D'avril à juillet, les agents ont été invités à faire remonter leurs idées via Hermès, le service intranet maison. Enfin, le 7 septembre, il a convié tous les directeurs de caisse à l'hôtel Méridien de la porte Maillot pour les faire réfléchir sur l'assurance maladie des années 2000. « Ces grand-messes, c'est son truc à lui », note l'un des participants. Celui que certains directeurs appellent avec respect Monsieur Johanet a parlé clair et direct. Jouant sur deux registres : la stimulation – « Je vous appelle à être réactifs » – et l'engagement – « Vous pouvez compter sur moi. […] Je me battrai ».

Aussitôt bouclé son projet d'entreprise, Gilles Johanet a embrayé sur un dossier cher au personnel : la réduction du temps de travail. Lors d'une réunion avec les syndicats, fin mai, il avait d'ailleurs annoncé que les 35 heures créeraient 7 000 emplois dans l'assurance maladie. Non seulement le sujet n'est pas du ressort de la Cnam, mais de l'Union des caisses nationales de Sécurité sociale – qui gère les 170 000 agents de la Sécurité sociale –, mais le Medef, qui dirige traditionnellement l'Ucanss, refuse tout accord sur les 35 heures dans les organismes sociaux. Qu'importe. Au cœur de l'été, Gilles Johanet a mandaté son DRH, Gabriel Bacq, passé par l'Afnor et la Sacem, pour négocier tambour battant la RTT. En trois jours (un record), les 19, 30 et 31 août, un projet d'accord a été échafaudé. Tous les syndicats l'ont approuvé, sauf FO, bien entendu. Assez généreux, il prévoit, en échange d'une modération salariale, soit un horaire hebdomadaire de 35 heures réparties sur quatre jours et demi, soit le maintien à 39 heures, avec vingt-quatre jours de congés supplémentaires. Côté emploi, 70 créations de postes sont prévues. Une fois signé, ce texte viendrait compléter une poignée d'accords conclus depuis un an par les caisses locales qui attendent l'agrément de la ministre de l'Emploi. Mais comme Martine Aubry fait la sourde oreille, il n'est pas certain que le projet d'accord de la Cnam voit le jour. Il est également possible que l'Ucanss, désormais dirigée par Bernard Boisson, orfèvre des questions sociales au Medef, entame une négociation. Mais, pour Gilles Johanet, le texte présente incontestablement de gros avantages. D'abord, il satisfait le personnel, celui de la Cnam et celui de l'ensemble des caisses, qui va pouvoir se servir de la négociation parisienne comme d'une référence. Ensuite, il permet à Johanet de montrer l'inertie de l'Ucanss. De reprendre la main vis-à-vis des directeurs de caisses locales qui ont déjà planché sur la RTT. Et de marginaliser un peu plus FO, même si le syndicat revendique encore 30 % des syndiqués.

4 DÉBUREAUCRATISER LA SÉCU

Reste l'énorme chantier de la modernisation de la gestion, dont la lourdeur est régulièrement épinglée par la Cour des comptes. Il repose d'abord sur une informatisation accrue, qui doit permettre des progrès considérables dans l'organisation du travail. Grâce à la télétransmission des feuilles de soins directement de l'ordinateur du médecin ou du pharmacien à la caisse de Sécurité sociale, la gestion du risque sera plus fine. Les agents vont pouvoir suivre individuellement les assurés et les professionnels de santé. Et repérer plus facilement dérapages et abus. Mais voilà, le système a pris beaucoup de retard. Car les médecins traînent les pieds pour télétransmettre.

Si 400 médecins se rallient au système Vitale chaque semaine, ils sont actuellement à peine plus de 10 000 (sur un total de 110 000) à accepter les envois électroniques. La Cnam prévoit qu'à la fin 2000 il n'y aura plus que 40 % de feuilles de soins sur papier. Mais, en privé, les directeurs de caisse pensent qu'il faudra au moins une année de plus pour atteindre cet objectif. Pendant ce temps, la charge de travail continue de croître de 5 % par an. Résultat : les assurés sont remboursés avec de plus en plus de retard. La thrombose devrait durer encore deux à trois ans. Problème supplémentaire, pointé par la Cour des comptes : les informaticiens maison ne sont pas à la hauteur. « C'est déjà beau qu'on arrive à faire fonctionner le système. Les règles juridiques sont telles qu'on ne peut parfois pas nommer des gens compétents à un poste », s'exclame un ancien dirigeant de la maison. Face à l'urgence, Gilles Johanet a paré au plus pressé. Les caisses les plus encombrées ont embauché des fournées de CDD. La Sécu a accepté, au printemps, de donner un petit bonus (autour de 3 000 francs par an) aux médecins et pharmaciens pour les inciter à télétransmettre. Au siège, la Cnam met en place des centres d'évaluation des ressources humaines pour les informaticiens. Le mot d'ordre est de privilégier les forces en place et de limiter les recrutements extérieurs.

La révolution informatique en cours se traduira par un redéploiement des effectifs. Les 40 000 agents qui consacrent aujourd'hui au moins la moitié de leur temps à faire de la « liquidation », c'est-à-dire à saisir ordonnances et décomptes, vont être appelés à de nouvelles tâches. Prise en charge de populations précaires, accueil, conseil, contrôle, relations avec les médecins : ces nouveaux métiers nécessitent des formations. Car la majorité des liquidateurs, âgés pour beaucoup de 40 à 50 ans n'a pas le niveau bac. Il faudra assurer leur remise à niveau, tout en remplaçant les départs en retraite. En 2003, la Sécu devra embaucher pour compenser les nombreux départs intervenus depuis 1996. Ce brassage de générations doit se faire en douceur. Gilles Johanet le sait. La modernisation, et le surcroît de travail qui en résulte, perturbe les personnels des caisses.

Pourtant, Gilles Johanet souhaite aller plus loin dans la rationalisation des méthodes de travail. Le directeur de la Cnam prône des recettes de gestion et d'évaluation dignes du secteur privé et quasi inconnues à la Sécu. Adepte de la transparence, il voudrait connaître le temps que met chaque CPAM à rembourser ses assurés, pousse à l'utilisation systématique de critères de qualité et encourage la certification des caisses, à l'instar de celle de Lons-le-Saunier, qu'il a visitée il y a peu, à grand renfort de publicité. Avenue du Maine, on évoque la création de plates-formes téléphoniques, les fameux call centers, dont les assureurs s'équipent les uns après les autres. Pour damer le pion au privé, Gilles Johanet veut transformer la Cnam en acheteur de soins, et l'assuré en client. En acceptant, dans le projet de loi de financement de la Sécu, de déléguer la gestion de la médecine libérale à la Cnam, Martine Aubry pourrait bien créer les conditions d'une telle métamorphose.

Entretien avec Gilles Johanet
« Les agents de la Cnam savent que l'assurance maladie peut tomber entre les mains de l'État ou du privé »

Zorro de la Sécu, Monsieur Propre de l'assurance maladie, Saint-Just de la santé : Gilles Johanet, 49 ans, grand spécialiste de politique sanitaire, a hérité de tous les surnoms possibles et imaginables. Il faut dire que cet énarque proche du PS, qui a été directeur de cabinet de Georgina Dufoix (secrétaire d'État à la Famille) au cours du premier septennat mitterrandien, n'a jamais quitté la Sécurité sociale des yeux. Tout particulièrement l'assurance maladie. Directeur général de la Cnam entre 1989 et 1993, il a retrouvé ce poste en juillet 1998. Depuis son retour avenue du Maine, il a fait de la « réforme des fondamentaux du système de soins » son cheval de bataille.

Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale vous donne-t-il les moyens de mettre en œuvre votre plan stratégique pour réformer le système de santé ?

Non. Il n'y a pas dans le projet de loi les outils exprimant concrètement à la fois cette autonomie annoncée et la possibilité de réguler. Mais ils peuvent apparaître dans les amendements ou dans le second projet de loi prévu pour l'an 2000. La formule proposée dans le texte actuel peut être considérée comme transitoire. Ce n'est pas parce que l'État est responsable des dépenses hospitalières et que la Cnam est responsable des soins de ville qu'on ne peut pas s'articuler. Il faut le faire car le patient est unique et se déplace dans l'univers des soins. De même, une grande partie des spécialistes libéraux travaillent dans les cliniques privées. Il y a donc une articulation nécessaire entre médecin de ville et hôpital. À terme, le décloisonnement devrait l'emporter. C'est l'ensemble du systèmes de soins qui doit être réformé et restructuré.

Quelle est votre réaction au refus de l'État de s'attaquer au dossier des cures thermales ?

Il est tout à fait logique que les élus des communes abritant des cures thermales soient soucieux de l'emploi. Ce qui l'est moins, c'est qu'ils n'aient pas été soucieux de la mission que confie le législateur à l'assurance maladie : la maîtrise de l'évolution des dépenses de santé en fonction de leur utilité. Le plan stratégique évoque les deux aspects de la question. Il prévoit de se dégager d'un peu moins de la moitié des dépenses thermales et de redistribuer ces sommes vers le dentaire, une dépense dont l'utilité médicale n'est contestée par personne. Pour l'instant, cette perspective a été écartée par le gouvernement. Elle reviendra. La Sécurité sociale est obligée de faire ce que font les entreprises privées, les ménages et aussi l'État depuis trente ans : redéployer les ressources pour optimiser en permanence les dépenses.

Le besoin de transparence du système de santé que vous évoquez souvent doit-il s'appliquer au remboursement des soins ?

Oui. Il est extraordinairement difficile de restructurer l'offre de soins si on n'a pas les cartes sur table. Nous devons avoir la capacité de montrer aux citoyens, donc aux élus, où sont l'utilité médicale, la sécurité sanitaire, la qualité et l'adéquation des soins. L'assurance maladie ne publie pas de palmarès des établissements. Mais la question se pose de savoir si elle ne va pas le faire. C'est la seule façon de faire bouger les choses. Nous devons progresser dans la transparence et rendre publiques les dotations de chaque caisse et de chaque service médical. Nous allons introduire des indicateurs de qualité. À terme, chaque établissement va publier ses normes et pouvoir les comparer. Tout cela passe par une modernisation des relations entre la Cnam et les caisses. Il faut que celles-ci aient, elles aussi, une autonomie de gestion, c'est indispensable.

Le conseil d'administration de la Cnam vous a jusqu'à présent apporté un soutien quasi inconditionnel. Mais, aujourd'hui, le Medef menace de se retirer des organismes sociaux.

Je n'ai aucun blanc-seing de la part du conseil d'administration et d'ailleurs je ne cherche pas à en avoir. C'est vrai, la plupart des administrateurs vont dans le même sens que moi. Mais ils jouent gros. C'est leur légitimité à gérer qui est en jeu. La menace de départ du Medef permet de se rendre compte que, comme dans toutes les grandes entreprises, nous devons agir et prévoir dans un univers imprévisible. La question clé est en réalité : est-ce que j'ai les moyens d'agir dans cet univers imprévisible ? À l'heure actuelle, la réponse est clairement non.

Comment qualifiez-vous les relations avec le ministère, qui passent pour compliquées ?

Elles sont parfois un peu difficiles, mais les relations entre la Cnam et sa tutelle sont quotidiennes. Soit parce qu'il y a des directives, des textes à préparer, soit parce que le ministère fait appel à notre capacité d'expertise, ce qu'on ne refuse pas.

Par rapport à votre première expérience à la direction de la Cnam, quels changements observez-vous ?

En quelques années, l'action publique s'est extraordinairement sophistiquée, notamment en raison de la place majeure qu'a prise le droit. Le Code de la santé publique et le Code de la Sécurité sociale n'étaient au début des années 90 qu'un outil secondaire. Depuis, l'obsession est de savoir si nous sommes ou non dans le droit, si les décisions que nous prenons peuvent être annulées. Un droit de la santé émerge. Dans son dernier rapport, la Cour des comptes recommande de créer une direction des affaires juridiques au sein de la Cnam. Nous y réfléchissons. Car les annulations de décrets et ordonnances par le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État créent une influence délétère au sein de l'assurance maladie. Tous les dix-huit mois en moyenne, une décision gouvernementale est annulée [NDLR, notamment la convention avec les généralistes et le mécanisme de reversement prévu en cas de dépassement des objectifs]. Avec elle tombent 300 à 400 actions menées par les caisses. C'est démotivant. Je sens de l'usure, de l'interrogation, de la perplexité chez le personnel. Il y a aussi un autre élément, c'est la prise de conscience beaucoup plus forte des enjeux. Les agents réalisent que la gestion de l'assurance maladie peut tomber dans les mains du privé ou de l'État. Cette perspective peut être un stimulant, à condition que les agents, à tous les niveaux, aient le sentiment qu'ils peuvent agir. Sinon, c'est un anesthésiant.

Ce qui peut aussi démotiver le personnel, c'est la lenteur avec laquelle l'informatique se met en place à la Sécu. Ces retards vous inquiètent-ils ?

Nous nous sommes trompés et l'erreur doit porter conseil. Si nous avons une situation très tendue pour 1999, c'est que nous avons « rendu » des effectifs, alors même que l'informatisation, qui en constituait la contrepartie, n'était pas au rendez-vous. Mais nous progressons. Il y a plusieurs critères pour mesurer les avancées de l'informatisation. Le nombre de médecins qui télétransmettent : ils sont 10 % aujourd'hui et même 40 % dans certaines caisses ; le nombre de feuilles de maladie transmises, qui augmente régulièrement. Il y a aussi le nombre de feuilles de soins électroniques refusées. Ce chiffre est inférieur à 1 %. C'est donc que le système fonctionne

Propos recueillis par Denis Boissard, Jean-Paul Coulange et Sabine Syfuss-Arnaud.

Auteur

  • Sabine Syfuss-Arnaud