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Politique sociale

Dominique Strauss-Kahn : « Notre vrai défi est d'obtenir la croissance sans les inégalités »

Politique sociale | ENTRETIEN | publié le : 01.11.1999 | Denis Boissard, Jean-Paul Coulange, Adrien Popovici

Économiste, poids lourd du gouvernement et vieux complice de Lionel Jospin, le patron de Bercy est l'un des inspirateurs de la politique du Premier ministre. Pour « Liaisons sociales », « DSK » expose sa vision de la régulation, nouveau credo jospiniste face à la mondialisation. Et explique pourquoi il croit au retour du plein-emploi.

Entre le libéralisme anglo-saxon, le capitalisme rhénan et la troisième voie Blair-Schröder, quel contrat social proposez-vous ?

La gauche européenne a toujours connu plusieurs courants. Il y a traditionnellement un clivage entre une gauche étatiste et une gauche plus libertaire ; et une divergence suivant le rôle social assigné à l'État ou aux partenaires sociaux. Les différences entre Blair, Schröder et Jospin n'ont donc rien d'exceptionnel et sont sans aucun doute beaucoup moins fortes que celles qui traversaient la gauche européenne dans les décennies précédentes.

Ces désaccords s'expliquent en outre par certaines particularités nationales. Les trois pays ne sont pas dans la même situation et n'appellent donc pas des réponses identiques de la part de leurs dirigeants. La politique de Blair, par exemple, est très fortement marquée par les effets de dix-huit ans de thatchérisme et doit s'adapter à la situation laissée par cette période : le désengagement de l'État, la disparition du secteur public, l'érosion du rôle national joué autrefois par les syndicats, et le sentiment de réserve éprouvé par une majorité des Britanniques face à l'Europe et à la monnaie unique.

En réalité, ces différences viennent de l'importance que l'on accorde à la régulation. Il y a certes des divergences entre les pays, mais il existe un véritable modèle social européen. Ce modèle a des racines diverses – bismar-ckiennes ou beveridgiennes – et il est fortement implanté dans la conscience collective européenne. Une des missions politiques de l'Europe est de proposer aux pays qui accèdent à l'économie de marché et à la démocratie un modèle alternatif passablement différent de celui qui semble aujourd'hui le seul en lice, le modèle nord-américain.

La formule « oui à l'économie de marché, non à la société de marché » du Premier ministre n'est-elle pas une réponse un peu sommaire au défi de la mondialisation ?

Historiquement, le capitalisme a toujours connu des régulations, mais celles-ci s'épuisent au bout de deux, trois ou quatre décennies, souvent en raison du progrès technologique. Il faut alors inventer les régulations du cycle suivant. Dans l'intervalle, la phase transitoire s'appelle le libéralisme, c'est une phase de désorganisation de la société. En France, la dernière régulation est intervenue au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, autour de l'État providence. Elle s'est essoufflée dans les années 70. Mais la phase transitoire a été particulièrement longue à cause de la mondialisation. On entre tout juste dans une nouvelle période de régulation.

Aujourd'hui personne ne propose un modèle de fonctionnement de l'économie alternatif à celui de l'économie de marché. En même temps, je ne souhaite pas que l'on se contente de corriger les inégalités créées par le marché. Ce sont les valeurs d'organisation de la société que nous devons faire entrer dans l'économie de marché. Et la manière de les y faire entrer, c'est la régulation, comme nouvel instrument d'un progrès solidaire.

Le marché du travail a-t-il besoin de nouvelles régulations ?

Le paradoxe est que notre marché du travail est devenu très flexible. La question n'est donc pas d'aller vers plus de flexibilité. Le problème est que la France a emprunté une mauvaise voie de la flexibilité. La rigidité relative du statut considéré comme normal (le contrat à durée indéterminée à temps plein) a provoqué son contournement par un développement de contrats exagérément flexibles. Il faut absolument combattre ces excès, mais on ne peut les endiguer qu'à la condition de réfléchir aux évolutions possibles, et souhaitables, du statut dit normal. Une des grandes vertus de la loi sur les 35 heures est d'avoir fait passer dans les mœurs le thème de la modulation de la durée du travail. Il s'agit d'une modalité, à mon sens positive, de souplesse du statut ancien. Favoriser la modulation du temps de travail dans l'entreprise est un moyen de lutter contre la multiplication des travailleurs précaires qu'on fait venir lors des pointes d'activité.

Faut-il aller du contrat de travail vers un contrat d'activité ?

La réalité est que nous ne sommes plus dans une société où le contrat de travail d'un salarié avec son entreprise est conclu pour la vie. Nous savons tous depuis longtemps que chacun connaîtra, dans sa vie professionnelle, plusieurs entreprises, plusieurs périodes de formation, voire plusieurs métiers. Mais cela ne doit pas déboucher sur une précarisation de l'emploi. Il faut que l'adaptation au travail, par la requalification, par le changement d'activité, soit suffisamment organisée et souple pour permettre aux entreprises l'adaptabilité nécessaire et les dispenser d'utiliser les formes dégradées du contrat de travail auxquelles elles ont recours aujourd'hui.

La mondialisation doit-elle conduire à redimensionner l'État providence ?

Parce que le modèle de régulation qui prévaut depuis la dernière guerre a été un modèle de redistribution, tous nos efforts et le débat politique autour de la protection sociale ont été centrés sur cette question. Du coup, le débat sur la répartition, c'est-à-dire sur les revenus primaires et la répartition des fruits de la croissance, a été complètement occulté. Or il n'y a aucune raison pour que la gauche se désintéresse de la répartition, c'est-à-dire de la formation des revenus primaires dans l'économie de marché, et qu'elle se contente d'en corriger les effets les plus négatifs en dernier ressort par la fiscalité et les transferts.

Quand Lionel Jospin dit en février 1998 : « Nous voulons une société de travail, pas une société d'assistance », cela relève de la même logique. Dire que l'on veut une « société de travail » signifie que notre préoccupation est de regarder ce qui se passe sur les plans du travail, de la répartition de l'emploi, et donc des revenus primaires. Et que l'on ne se satisfait pas d'une société d'assistance où, faute d'intervenir en amont, l'on se contente de distribuer des minima aux exclus.

Certains proposent de créer un impôt négatif pour tous…

L'idée n'est pas neuve. Dans les sociétés précapitalistes, le lien entre le revenu et le travail n'existait pas ; on avait le droit de participer au partage de la consommation, parce qu'on était dans la société. Par ailleurs la société vous imposait de travailler, mais le partage du surplus de production à distribuer s'effectuait selon des règles qui n'étaient pas liées à la participation à la production. C'est le salariat qui a introduit le lien entre les deux.

Dire aujourd'hui qu'il faut, sous une forme plus moderne, revenir à une structure du revenu en trois parties – au sommet, une part redistributive pour compenser les inégalités qui demeurent ; au centre, une part majoritaire de revenu que l'on tire de son activité ou de son patrimoine ; et à la base, une garantie de revenu par le seul fait qu'on est membre de la société – ne me choque pas. Ce qui importe est que la succession de ces trois régimes ne crée pas de barrière ou d'effet de seuil. J'observe par ailleurs que l'existence d'un service public et de services collectifs gratuits est une manière de mettre en œuvre l'équivalent de cette garantie de ressources.

Quels sont les objectifs de la réforme de l'épargne salariale, annoncée pour l'an 2000 ?

Il faut remettre à plat l'ensemble du système. Pour plusieurs raisons. D'abord, la rémunération du travail n'est plus, pour une large part de la population, l'unique source de revenus. Ensuite, la façon dont les salariés sont associés aux résultats de leur entreprise correspond à une vision de la vente de la force de travail datant du XIXe siècle dans laquelle les salariés, au nom de leur statut face au capital, sont systématiquement écartés des résultats. Il faut donc s'attaquer à la répartition des revenus primaires. Les différentes modalités d'épargne salariale existantes manquent de cohérence. La participation, l'intéressement, le plan d'épargne d'entreprise, l'actionnariat des salariés et les stock-options créent des inégalités considérables dans les entreprises. Il faut mettre en place un système qui associe les salariés au résultat auquel ils ont contribué et qui n'était pas obligatoirement prévisible. Car, en théorie, s'il n'y avait pas d'erreur d'anticipation, le salaire devrait incorporer à l'avance les résultats attendus de l'activité du salarié.

Cependant, dans une société en fort développement et forte croissance, où apparaissent continuellement de nouveaux services, l'entreprise vous rémunère pour le travail que vous faites, mais il se pourrait bien que votre travail se révèle beaucoup plus productif que l'entreprise ne l'imagine aujourd'hui et, si tel est le cas, elle enregistrera des surplus considérables en termes de bénéfices. Il n'y a aucune raison pour que cet excédent aille entièrement aux actionnaires et pas aux salariés.

Quelle place ferez-vous à l'épargne retraite dans cette réforme ?

Réfléchir aux modalités de mise en place de l'épargne salariale ne peut pas être déconnecté des durées de détention de cette épargne, et donc, s'agissant de l'épargne longue, de la préparation à la retraite. Si 40 % du capital des entreprises françaises sont aujourd'hui détenus par les fonds de pension américains, c'est parce que l'on est, en France, resté sur le schéma « le salaire au salarié, le capital au capitaliste ». Pour ensuite regretter que les entreprises françaises ne soient pas suffisamment aux mains des salariés français.

S'interroger sur la formation et la répartition du revenu primaire, ne pas vouloir contenir notre réflexion à la seule redistribution, cela implique de balayer l'ensemble des dispositifs existants. Cela permet aussi d'aborder la question de l'utilisation de ces ressources pour la retraite, celle de l'investissement des capitaux ainsi dégagés, et donc celle de la « nationalité » des entreprises.

Pourquoi des fonds de pension français seraient-ils plus respectueux de l'emploi que les fonds anglo-saxons ?

Première différence : les fonds salariaux pourraient être gérés sous la responsabilité collective des partenaires sociaux. Nous disposerions donc là d'un instrument de régulation qui ne conduira pas à des choix uniquement centrés sur la recherche de la rentabilité maximale de l'investissement. Deuxième différence, la proximité géographique : un fonds de pension américain se soucie peu de la situation d'une entreprise du Cantal ou du Limousin. Un fonds piloté par des partenaires sociaux français ne réagira pas de la même façon.

Êtes-vous choqué par la ou les centaines de millions que touchera M. Jaffré grâce à ses stock-options ?

Bien évidemment. J'ai d'ailleurs été le premier à dire que cela dépassait l'entendement. Il ne faut pas seulement aménager à la marge le régime des stock-options, mais réfléchir à sa logique. C'est l'un des objectifs de la mission confiée par le Premier ministre à Jean-Pierre Balligand et à Jean-Baptiste de Foucauld. Il faut à la fois garantir la transparence, en assurer la diffusion la plus large et repenser le régime fiscal et social.

Le gouvernement promet le retour au plein-emploi, est-ce à dire que vous ne croyez pas à la fin du travail ?

Absolument ! Le thème de la fin du travail et de l'inéluctabilité du chômage s'est développé en France à un moment où, bon an mal an, celui-ci ne faisait qu'augmenter et où les créations d'emplois étaient extrêmement faibles. Mais c'est une vision historique courte. Je crois à la pérennité du lien que crée le travail. Parce que c'est le contrat du travail liant l'entreprise et son salarié dans la vente de sa force de travail qui structure le fonctionnement de nos sociétés.

Atteindre le plein-emploi d'ici à dix ans, n'est-ce pas exagérément optimiste ?

Le plein-emploi dans une société comme la nôtre correspond sans doute à un taux de chômage de l'ordre de 3 à 5 %, un niveau qui tient aux transitions d'emploi, aux entrées nouvelles sur le marché du travail… Et, dans l'Europe des Quinze, quatre ou cinq pays sont aujourd'hui descendus à ce niveau de chômage. Cela prouve que le plein-emploi n'est pas un objectif impossible. Entre juin 1997 et la fin de l'année 2000, nous aurons sans doute créé un million d'emplois dans le secteur marchand, soit un rythme annuel deux fois plus soutenu que dans les années 60, pour une population active qui est pratiquement la même, cinq fois plus rapide que dans les années 70 et six fois plus que dans les années 80.

Il n'y a aucune raison pour que l'économie française ne crée pas 250 000 à 350 000 emplois par an dans les années qui viennent. À l'échéance de moins d'une dizaine d'années, la poursuite de ce rythme nous amènerait à un taux de chômage de 5 %. Les prévisions de croissance économique et le changement technologique renforcent ma conviction que la perspective du plein-emploi n'a rien d'illusoire. L'exemple récent des États-Unis prouve qu'il est possible d'avoir un cycle long d'expansion économique. Nous vivons peut-être un changement technologique majeur, comparable à celui de l'apparition de l'électricité, dont les conséquences s'étalent sur plusieurs années, voire plusieurs décennies. Ce processus modifie la formation des gains de productivité, les liaisons productivité-salaires, comme on le constate déjà aujourd'hui dans certains pays, et surtout permet des cycles de croissance longue et durable. La France a pris du retard dans cette course aux nouvelles technologies, mais elle est en train de le rattraper. La conjonction de tous ces facteurs fait du plein-emploi une perspective réaliste.

Quel rôle peut jouer le prochain retournement démographique ?

L'impact de la démographie est plus complexe qu'il y paraît. Certes, il renforce la perspective de la baisse du chômage en raison de la diminution des entrées d'actifs sur le marché du travail. Mais le vieillissement de la main-d'œuvre modifie sa structure et celle de la consommation des ménages (l'exemple allemand est là-dessus frappant). Dans ces conditions, les effets ne sont pas obligatoirement positifs. Le vieillissement de la population française est toutefois plus tardif que celui des pays européens comparables. À l'échéance de 2010 – celle du plein-emploi –, on peut bénéficier de l'effet direct « positif » de la démographie, sans avoir massivement encore l'effet « négatif » de structure de la population, de la qualification et de la consommation.

Quel sera le sort des 50 % de salariés peu ou pas qualifiés ?

Il y a un siècle, beaucoup de gens pensaient que le développement de la machine à vapeur, de l'électricité et des technologies nouvelles allait marginaliser une grande partie de la population, parce que ces nouvelles technologies imposaient que tout le monde sache lire et écrire. Cela s'est pourtant réalisé, non sans douleur, mais tout le monde a appris à lire et à écrire. La régulation a consisté à assurer à tout le monde la formation la mieux adaptée possible au mode de production.

Devant une révolution qui est d'une même ampleur sur le plan technologique, l'enjeu est de faire en sorte que la population soit capable de s'adapter. Mais il ne faut pas se focaliser sur les effets négatifs de cette mutation. Les technologies nouvelles sont aussi un moyen de lutter contre des formes d'inégalité, comme l'accès au savoir et à la culture des populations moins bien dotées en termes de patrimoine culturel et familial. Et c'est un problème qu'il faudra résoudre, non pas à l'échéance de deux, trois ans, mais de dix, quinze, vingt ans.

En réalité, le vrai défi, ce n'est pas d'avoir dix ans de croissance, mais de réussir à maintenir la croissance sans les inégalités. Politiquement, le grand pari est là : obtenir la croissance telle que les États-Unis la connaissent depuis 1992, sans les inégalités. À défaut, c'est l'existence même de notre modèle de cohésion sociale, de refus des ghettos et de la marginalisation qui est en cause. Il n'y a de modèle européen que si l'on est capable d'éviter les dérives du modèle nord-américain.

Faudra-t-il recourir à l'immigration pour remédier aux pénuries de main-d'œuvre ?

Je ne crois pas au retour à une situation d'ouverture généralisée des frontières à un moment donné. S'agissant de l'emploi, les choses sont beaucoup plus complexes et graduelles. Nous connaissons déjà des pénuries de main-d'œuvre qualifiée dans un certain nombre de secteurs et elles sont croissantes. Les États-Unis ont résolu le problème en pompant la main-d'œuvre qualifiée potentielle du reste du monde, notamment en formant des étudiants. Pour éviter la pénurie, il faut être capable non seulement de garder chez nous cette main-d'œuvre, mais aussi de l'attirer et de la former. Il faut combattre cette vision malthusienne selon laquelle la quantité en formation supérieure est antinomique avec la qualité.

Mais la pénurie pourra aussi surgir sur des emplois peu qualifiés et reposer le problème de l'immigration plus classique, d'autant plus que les travailleurs immigrés font en France beaucoup de tâches que les nationaux sont peu disposés à faire. Par conséquent, ce n'est pas parce qu'il existe des travailleurs non qualifiés français qui sont au chômage que l'on évitera les goulots d'étranglement dans tel ou tel secteur. Si les besoins de main-d'œuvre se font sentir, l'appel d'air peut se faire tout seul.

Auteur

  • Denis Boissard, Jean-Paul Coulange, Adrien Popovici