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Les firmes gauloises résistent à l'invasion du tout-anglais

Vie des entreprises | ZOOM | publié le : 01.02.2005 | Sandrine Foulon

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Les firmes gauloises résistent à l'invasion du tout-anglais

Crédit photo Sandrine Foulon

Si, au mépris de la loi Toubon, des groupes français cèdent aux sirènes de l'« english spoken » et à ses excès, d'autres se montrent pragmatiques en multipliant formations et traductions tout en usant de l'anglais avec modération. Côté salariés, certains font de la résistance : les uns pratiquent le globish, les autres n'hésitent pas à recourir au juge.

Début d'une résistance ou chant du cygne ? Les salariés de General Electric Medical Systems (Gems) resteront peut-être dans l'histoire comme les pionniers d'une bataille linguistique contre la généralisation du tout-anglais dans les entreprises. Pour la première fois en France, la CFDT et la CGT de la filiale du géant américain ont demandé le respect de la loi Toubon sur le lieu de travail (voir encadré, page 48) et, le 11 janvier, le tribunal de grande instance de Versailles leur a donné raison.

« Nous fabriquons des équipements médicaux de haute technologie. Nous manipulons des machines à rayons X… Il est dangereux pour des techniciens français de ne travailler qu'à partir de notices en anglais. Plusieurs fois nous nous en sommes ouverts à la direction, mais rien ne bougeait », explique Jocelyne Chabert, déléguée syndicale CGT sur le site de Buc, dans les Yvelines. Désormais, conformément à la loi Toubon, tout devra être traduit en français.

Avant même l'audience de novembre, la direction avait commencé à rectifier le tir et les versions françaises à pleuvoir. Après l'avoir vainement réclamé, les salariés ont ainsi obtenu le « pack Microsoft » en français car tous les logiciels et autres messageries restaient désespérément en anglais. « Nous ne sommes pas des chantres de la francophonie ni de la fierté nationale, poursuit la cégétiste trilingue, mais nous voyons plutôt dans le tout-anglais une forme de discrimination linguistique. Il est facile de mettre quelqu'un en tort parce qu'il n'a pas compris. On a beau parler l'anglais, on n'est pas toujours en mesure d'en comprendre les nuances, y compris sur l'intranet. Beaucoup d'infos financières circulent sur les rachats et pourraient intéresser les membres du CE, mais difficile de s'y retrouver. »

« Smallworld manager »

À Disneyland Paris, certains syndicalistes regroupés dans le bâtiment Brother Bear – avant Frère Ours, ils occupaient le Robin Hood – s'émeuvent aussi de l'avalanche d'anglais dans le jargon Mickey. « Disney n'a pas versé dans le tout-anglais et la plupart des docs techniques sont en français pour des raisons évidentes de sécurité. Pour autant, au quotidien, on va se montrer de plus en plus vigilant. Nous avons dû insister pour que le terme salarié remplace celui de cast member dans les accords d'entreprise », raconte David Roulon, délégué syndical CFTC, employé au landscaping, le service horticulture. Chez Disney, on ne dit pas chef d'équipe et chef de service mais team leader et smallworld manager. On travaille back stage (en coulisses) ou on stage (sur scène). « Tant que cela reste du folklore, ce n'est pas trop grave, poursuit le syndicaliste. C'est plus embêtant quand on est dépassé. Depuis peu, l'encadrement assiste à des réunions P & T, pour property management team, entièrement en anglais. Non seulement beaucoup de gens n'ont pas encore compris ce que cela recouvrait, mais, à la différence d'un chef d'équipe en restauration qui nous en a parlé, certains n'osent pas avouer qu'ils n'arrivent pas à suivre. »

Les titres américano-ronflants sont parfois idéaux pour noyer le poisson. Dans une entreprise française où le P-DG ne s'exprime qu'en anglais pour asseoir sa dimension internationale, un consultant en organisation a rencontré une responsable de l'employee empowerment : « Lorsque je lui ai demandé de m'expliquer son titre, elle m'a envoyé une définition de six lignes. Et je n'ai toujours pas saisi. Le terme est aussi flou que son activité. »

Parangon de défense du français sur le lieu de travail, la CFTC s'est mobilisée pour les salariés de Gems et tous ceux que le tout-anglais menace. « Il s'agit d'une substitution pure et simple de l'anglais aux autres langues. Elle s'opère insidieusement. Quand on s'en rend compte, il est trop tard », explique Jean-Loup Cuisiniez, délégué CFTC chez Axa Assistance. « À partir du moment où une culture ne sait plus nommer dans sa langue, elle disparaît. Cette notion de speech less, soit l'utilisation d'un nombre restreint de termes, conduit au formatage des esprits. La pensée s'appauvrit.

Et, à terme, pour des postes nécessitant précision et rapidité, ce sont les english native speakers qui seront favorisés. Nous militons pour le droit de penser en français sur le lieu de travail et de pouvoir nous exprimer avec nos interlocuteurs allemands, italiens ou espagnols dans leur langue. »

Le 30 juillet dernier, un cadre qui avait rédigé un mail en allemand à un interlocuteur autrichien s'est vu réprimander et sommer de le réécrire en anglais. En interne, l'affaire a fait du bruit et la direction a pris fait et cause pour le germanophile. Une direction qui, sous l'impulsion de la CFTC, a mis en place une commission « terminologie » – qui existe également chez Peugeot – pour traduire de façon systématique les mots techniques en français. « Par snobisme, on s'entête à tout angliciser. On croit qu'un nom français est moins porteur », s'énerve Jean-Loup Cuisiniez, qui, par ailleurs, parle cinq langues.

Mais, comme le ridicule, l'anglais ne tue pas, et les cadres bien de chez nous s'y entendent pour parler franglish. Surtout en human resources. « Je me suis entretenu avec des responsables RH affirmant leur côté firefighting (pompier), trouvant la communication institutionnelle pas assez people oriented, souhaitant une politique un peu moins top down et un peu plus bottom up, ne laissant personne in the middle of the road. Et, pour éviter d'être des late followers, autrement dit des suiveurs, il leur fallait rester en brainwatch permanent », relate un consultant en organisation. Il n'est d'ailleurs plus rare d'entendre un DRH revendiquer le meilleur moyen de « bypasser » les syndicats, comprendre les contourner, lancer des staffing request, débattre sur l'outsourcing et le core business et « implémenter » toutes sortes d'actions pour « booster le teamwork ».

Un impérialisme relatif

Autre incongruité : la prédisposition de certains Français à parler anglais entre eux. « Quand j'appelle nos correspondants français du réseau international, ils me parlent et m'envoient des mails en anglais. Ça devient ridicule », constate une cadre de cabinet d'audit parisien. Pour autant, le français est-il en passe de se muer en dialecte sur le lieu de travail ? Surenchère du tout-anglais, ras-le-bol des salariés, effet anti-Bush ? Toujours est-il que des formes de résistance se mettent en place. « Au moins, ce qui nous réjouit dans la fusion avec Sanofi, c'est que le français sera la langue de travail », explique le DRH d'un site d'Aventis.

Chez le franco-espagnol Altadis, qui a officiellement opté pour l'anglais comme langue de travail, le pragmatisme latin a repris le dessus. « Nos conference-calls entre Paris et Madrid sont gratinées, note un cadre. Ça commence en anglais et finit vite en pidgin franco-espagnol. » D'ailleurs, certaines voix, à l'instar de Bernard Cassen, le fondateur d'Attac, vantent la proximité de familles de langues (romanes, nordiques…) pour contrer la dictature de l'anglais. En clair, moyennant quelques heures de formation, un Italien, un Espagnol ou un Français sont tout à fait capables de se comprendre ou de lire dans la langue de l'autre.

Autre méthode, pour épargner à 50 000 agents ferroviaires l'apprentissage de l'anglais, la Communauté européenne du rail travaille à la création d'un langage professionnel commun qui permette aux cheminots de chaque pays d'Europe d'avoir une compréhension identique des situations types de travail.

Sur le terrain, l'impérialisme de l'anglais reste tout relatif. Si un rapport de l'Observatoire de la formation, de l'emploi et des métiers (Ofem) relève que 7 % des entreprises françaises ont basculé, à l'instar d'Alcatel, dans le tout-anglais (instructions, logiciels, notes de service, réunions en anglais…), le français demeure une langue de travail pour la grande majorité. Aussi le tout-anglais connaît-il parfois quelques ratés. Le Forum francophone des affaires va prochainement publier un Livre blanc où figurent des groupes qui, après l'avoir adopté, reviennent au français. Évidemment, pour les cadres, ne pas maîtriser l'anglais constitue un handicap, mais la différence se joue sur la connaissance d'une autre langue. Pour conquérir des marchés en Asie ou en Europe de l'Est, rien ne vaut l'usage de la langue locale. Or, de ce côté-là, les Européens sont mieux armés que les Anglo-Saxons, excellents dans une langue : la leur.

Realpolitik linguistique

Dans la plupart des entreprises, c'est plutôt la realpolitik linguistique. Renault a ainsi choisi deux langues de travail. Une nécessité accélérée par le rapprochement avec Nissan. Tout cadre recruté doit passer le Toeic (test du niveau d'anglais). Une évaluation à renouveler tous les ans. De gros efforts ont été consentis pour former les salariés à l'anglais, y compris les Etam. 10 000 personnes, dont 7 700 cadres, ont passé le Toeic. Et les formations liées à l'internationalisation (apprentissage des langues, sensibilisation à la culture japonaise…) ont évolué de 6,2 % du budget de formation en 2001 à 15 % en 2004. « Mais le français reste une langue de travail. Lors du recrutement de cadres étrangers, nous exigeons l'équivalent du Toeic pour le français avec le test TFI et dispensons des cours de français langue étrangère. La politique du groupe est de parler la langue du pays. Tout ce qui est fiche technique ou description de postes dans les usines est traduit dans la langue locale », rappelle-t-on au siège.

Chez EADS, le pragmatisme est également de rigueur. « La langue de travail est clairement l'anglais, souligne Jacques Massot, DRH France d'EADS. Pour tous les executives, les réunions, les comptes rendus, les mails sont en anglais. Et on ne s'embête plus avec les traductions. Le magazine interne Leads, à destination des cadres, est d'ailleurs uniquement rédigé en anglais. En revanche, au siège à Paris, on parle évidemment en français. Je ne me vois pas m'adresser à Philippe Camus (le P-DG) en anglais. Personne ne s'interdit de parler d'autres langues non plus, mais lorsque nous sommes plusieurs nationalités, l'anglais devient naturel. »

Pour le DRH, pas de danger de discrimination. « Le fait de ne pas comprendre pousse les gens à se perfectionner. En revanche, il est clair que les ouvriers qui montent les Airbus en France ou les techniciens qui travaillent en Allemagne le font dans leur langue. Et lors des comités européens, pour ne pas léser les salariés qui ne maîtrisent pas nécessairement la langue, tout se déroule avec des interprètes. »

Même ligne de conduite chez Coca-Cola. « Nous nous adressons aux salariés et partenaires sociaux en français, affirme Alain Mauriès, DRH France. Les notes internes en provenance de la maison mère d'Atlanta sont traduites. Nous sommes en train d'installer le progiciel SAP dans différents secteurs industriels et avons obtenu que les écrans soient en français. Cela dit, les réunions entre cadres dirigeants de nationalités différentes se déroulent en anglais. Et cela ne nous empêche pas d'avoir notre jargon à nous, truffé de mots anglais que tout le monde comprend mais que plus personne ne traduit. Nous avons développé une sorte de globish qui évite tous les misunderstandings. »

Le globish contre l'anglais

Le globish, une sorte de vade-mecum de 1 500 mots anglais qui pourrait être la meilleure arme contre l'anglais lui-même, plaide Jean-Paul Nerrière, ancien vice-président d'IBM France puis États-Unis et auteur de Don't speak english, parlez globish (Eyrolles). « La bataille du français comme outil de communication international n'a pas été gagnée et ne le sera pas. Mais l'erreur est de continuer à enseigner l'anglais universellement comme une langue, avec tout ce que cela suppose comme excellence, imprégnation culturelle du mode de pensée et infériorité face à un Anglo-Saxon de souche qui maîtrisera toujours mieux les subtilités. Si l'on réduit l'anglais à un outil, si l'on tolère au besoin quelques fautes pour mieux se comprendre, on préserve l'intégrité culturelle des autres langues nationales. Proposez de réduire le français à 1 500 mots et le Quai Conti tremble sur ses bases. »

D'ailleurs, les Anglo-Saxons commencent à hurler au massacre de leur langue. « En utilisant le globish, on diminue le rayonnement du véritable anglais, s'amuse Jean-Paul Nerrière. La preuve, nombre d'interlocuteurs confessent qu'ils comprennent mieux les Japonais ou les Sud-Américains parlant anglais que les Anglais d'Oxford ou de Dallas. » Sans complexes, les adeptes du globish pourraient continuer à baragouiner. À l'image de ce charabia envoyé par mail par un salarié de Gems : « I'm sorry for all this desagrement [joli néologisme !]. Now, the solution is : I'm not care about the Webshop […] no cost for you […]. » De quoi faire hurler un grammairien distingué. Mais pas l'internaute qui parle affaires.

La loi Toubon, les directives européennes…

Contrairement à la loi 101 au Québec, la loi Toubon du 4 août 1994 n'impose pas le français dans les domaines de la vie professionnelle. Mais elle stipule que l'usage du français est obligatoire sur le lieu de travail, pour le contrat de travail, le règlement intérieur, les prescriptions d'hygiène et de sécurité, les conventions et accords collectifs et tout document comportant des obligations pour le salarié et des dispositions dont la connaissance lui est nécessaire pour exécuter son travail.

Du côté de la Commission européenne, des directives protègent contre la toute-puissance de l'anglais. La directive « machines » oblige, par exemple, les fabricants à traduire les notices d'instructions dans la langue du pays d'utilisation. Reste que la Commission, qui fait pourtant le bonheur de bataillons de traducteurs, pourrait bien favoriser l'anglais, ne serait-ce que pour établir un socle commun, l'élargissement à 25 étant loin de faciliter les choses. Une situation qui inquiète la CFTC : « Nous sommes passés du stade utilitaire, l'anglais comme langue véhiculaire, au stade idéologique. Il y a une vraie logique de destruction. La Commission européenne a édité une brochure sur les langues en Europe,« One Family, Many Tongues ». La seule brochure disponible en couleur est en anglais. Si on veut la française ou l'espagnole, il faut écrire pour obtenir un jeu de photocopies », explique Jean-Loup Cuisiniez, de la CFTC. Au-delà du symbole, nombre de documents, à commencer par les textes juridiques, sont d'abord rédigés en anglais. Et là, plus question d'approximation si les experts de chaque pays veulent agir en amont.

Autre motif de crainte, la fameuse directive Bolkestein sur la libéralisation des services. « Si elle passe, cela reviendra à interdire à chaque État membre d'imposer sur son territoire sa langue nationale dans les relations de travail avec les prestataires étrangers qui détachent du personnel. Et une loi comme celle de Toubon devient caduque », poursuit le syndicaliste.

Selon l'Observatoire de la formation, de l'emploi et des métiers, seules 7 % des entreprises ont adopté l'anglais comme langue exclusive de travail, tandis que plus des trois quarts ont conservé le français.

Auteur

  • Sandrine Foulon