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Politique sociale

Travailleur au noir sans le savoir

Politique sociale | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.02.2005 | Sandrine Foulon

Ils ont une feuille de paie, mais leur patron ne cotise pas à l'Urssaf. Ces salariés non déclarés sont légion. Souvent, il suffit d'un accident du travail ou d'une demande de relevé de points de retraite pour dévoiler le pot aux roses. Les services de contrôle manquant de moyens, mieux vaut se montrer vigilant dans certains secteurs comme le BTP ou la confection.

Les gendarmes de Saint-Macaire-en-Mauges ont débarqué à l'usine de confection du May-sur-Èvre un matin de septembre 2003. Une descente sous les yeux incrédules des 32 ouvrières de cette PME du Maine-et-Loire. « On ne comprenait pas ce qui se passait. Ils ont mis les ateliers sous scellés, saisi la comptabilité. Nous avons été convoquées. Et là on a compris que nous étions presque des clandestines », se souvient une ex-salariée. Depuis juin 2000, ces employées travaillaient sans être déclarées. Installées dans des locaux appartenant à la municipalité, depuis plus de quinze ans pour certaines, elles recevaient tous les mois leur bulletin de salaire en bonne et due forme sans imaginer une seconde que l'employeur ne versait pas les cotisations à l'Urssaf.

Il y avait bien des détails qui clochaient. À commencer par le jour où l'un des dirigeants de l'entreprise a emmené une ouvrière blessée à l'hôpital et sorti son carnet de chèques pour régler la consultation. « On s'inquiétait auprès de la gérante. On ne recevait jamais nos points de retraite, on ne passait plus de visite médicale, mais à chaque fois elle nous répondait que c'était normal, poursuit l'ancienne salariée. Jusqu'au jour où une fille a téléphoné à la Sécu où on l'a informée qu'elle n'était pas enregistrée. Après coup, on a appris que les gendarmes étaient sur l'affaire depuis plusieurs mois… »

Des salariés « non déclarés à leur insu », les contrôleurs de l'Urssaf, les inspecteurs du travail, les services de police et des impôts en découvrent de plus en plus. Une tendance à la hausse même si aucune de ces institutions n'est capable de dire si le phénomène est en plein développement ou si la fréquence plus importante des contrôles et la vigilance des salariés font sortir davantage d'affaires.

D'autant que ce versant du travail dissimulé (non-déclaration de tout ou partie d'un emploi salarié, fraude aux Assedic…) est lui-même noyé dans le concept de travail illégal, qui, outre le travail au noir, concerne le prêt illicite de main-d'œuvre et le trafic de travailleurs étrangers. « Globalement, on peut juste affirmer qu'au niveau national, 11 000 interventions ont été réalisées et 41 millions d'euros réintégrés contre 27 il y a cinq ans, sans compter les 18 000 actions de prévention et de recherche », indique Françoise Beaumont, sous-directrice chargée des politiques de contrôle et de recouvrement à l'Acoss. À elles seules, les Urssaf de Paris ont récupéré 17,6 millions d'euros en 2003, contre 13,6 en 2002.

Une chose est sûre en revanche, le travail dissimulé devient de plus en plus complexe et les employeurs fraudeurs ne sont jamais à court d'idées. En marge des entreprises du bâtiment, de la confection et des hôtels-cafés-restaurants souvent stigmatisés, les employeurs peu scrupuleux vont se nicher dans tous les secteurs et sont plutôt à la tête de petites entreprises sans représentation du personnel.

Brouillage des pistes

Fin octobre, Philippe Bazin, inspecteur des Urssaf et responsable de la cellule de lutte contre le travail illégal à Rennes, est même intervenu dans un cabinet d'architecte. « Les quatre salariés à plein-temps recevaient leurs bulletins de salaire mais les cotisations n'étaient envoyées nulle part. Et cela depuis des années. » Au cours du même mois, il a découvert au 3e étage d'un immeuble résidentiel rennais une entreprise de fabrication de plaques minéralogiques dont les trois salariés à plein-temps travaillaient sans être déclarés depuis plus de trois ans. « Leur employeur changeait régulièrement, le sigle de la boîte aussi. Mais derrière toutes ces sociétés qui s'enchaînaient se cachait un seul et même individu qui ne figurait pas officiellement dans les statuts. »

Un brouillage des pistes qui complique sérieusement la tâche des contrôleurs. « Les sociétés sont réellement créées avec un numéro de Siret, une immatriculation Urssaf, le siège social est à Paris et la fabrication à Rennes. » Au May-sur-Èvre, c'est également une nébuleuse d'entreprises qui a longtemps échappé aux contrôles. « On se demandait pourquoi l'Urssaf avait attendu trois ans avant de réagir, s'interroge une ancienne employée. Évidemment, l'entreprise changeait de nom tout le temps. Mais tant qu'on touchait nos salaires… » « Les 32 salariées étaient en fait réparties dans trois sociétés : Prestige Styl, Prestige Expo et Prestige Vog. L'une des sociétés avait son siège à Angers, les deux autres à Paris », explique Jean-Claude Jobard, contrôleur des Urssaf à Cholet. Il a donc fallu que les Urssaf interviennent sur commission rogatoire diligentée par le parquet.

Responsable de la lutte contre le travail illégal de l'Urssaf de Paris, Lucien Contou connaît par cœur les ficelles des employeurs, notamment la minoration d'heures travaillées. « La fraude la plus courante consiste à sous-déclarer. La société possède un numéro d'Urssaf, un compte employeur, mais divise par deux, trois, voire quatre ses effectifs. Si l'on en croit ses cotisations, un peintre a réussi à lui tout seul à repeindre 20 salles de classe dans 20 écoles parisiennes en l'espace de deux mois d'été. Un vrai stakhanoviste ! »

Rue d'Hauteville, à Paris, ses équipes ont contrôlé une domiciliation commerciale de 200 entreprises. 58 dossiers comportaient des minorations allant de 25 à 90 %, dans le bâtiment et la confection. « Nous avons enregistré 167 déclarations préalables à l'embauche pour 3 000 euros de cotisations de base, ce qui signifie un salarié par trimestre. Mais lorsqu'on leur oppose l'écart entre le nombre de déclarations et le montant dérisoire des cotisations, les employeurs prétextent des entrées et sorties de salariés le même jour. En clair, l'employé a bien été déclaré mais ne se serait jamais présenté. »

Parfois, « plus c'est gros, plus ça marche », poursuit Lucien Contou, qui cite le cas d'une imprimerie de Rambouillet. Pendant douze ans, cette entreprise qui fournissait à ses 10 salariés des feuilles de paie « tout ce qu'il y a de plus réglo » n'a rien déclaré. Démasqué, le propriétaire a reconnu les faits. « Il est venu régler les Urssaf avec 1 million de francs en espèces, se souvient Lucien Contou. Condamné, il a également dû acquitter le rachat de douze ans de cotisations vieillesse. »

Il y a toujours un grain de sable

Beaucoup d'entreprises fraudeuses ont beau fermer à la vitesse de l'éclair et recréer une autre activité dès réception de l'avis de passage des Urssaf, elles ne peuvent pas passer indéfiniment entre les mailles du filet. Il y a toujours un grain de sable. Une société de crédit demande à vérifier une fiche de paie, les impôts recherchent une déclaration annuelle des données sociales. Quand ce ne sont pas les services vétérinaires qui, lors de fermetures administratives d'établissements, déclenchent le processus. « Les salariés se retrouvent brutalement sans emploi, ne touchent pas leurs allocations de chômage partiel et découvrent qu'ils n'ont pas été déclarés. Récemment nous sommes intervenus dans un restaurant français qui avait pignon sur rue. Pour le coup, il ne s'agissait pas d'un restau asiatique du 13e arrondissement parisien. Personne, y compris le voisinage, ne pouvait se douter qu'il ne respectait pas les conditions d'hygiène et ne déclarait pas ses salariés », souligne Mauricette Barthelemi, inspectrice du travail au Groupe d'intervention régional (GIR) de Paris, le seul à compter un inspecteur des Urssaf et une inspectrice du travail à titre permanent. Plus banalement, c'est à l'occasion de la demande de relevé de points de retraite que les salariés découvrent le pot aux roses. Devant les « trous » dans leurs carrières, ils vérifient auprès des Urssaf qui s'aperçoivent que l'entreprise utilisait un ancien numéro d'Urssaf, voire qu'elle n'était tout simplement pas inscrite. Autre cas de figure, l'accident du travail. Il enclenche une enquête des caisses primaires qui se rendent alors compte qu'aucune cotisation n'a été versée. C'est rarement le cas pour les petits arrêts maladie ou les simples consultations chez le médecin, dont les remboursements aux vrais-faux assurés ne donnent pratiquement jamais lieu à vérification.

Conséquences pour les salariés dont l'entreprise n'a pas versé son obole sociale ? En théorie, aucune. « Les salariés n'ont pas à pâtir des manquements des employeurs. S'ils peuvent prouver la réalité de leur emploi, feuilles de paie à l'appui, ils ne sont pas lésés », explique Patrick David, représentant de l'Urssaf de Paris en poste au GIR. « Dans la pratique, ce n'est pas si évident, nuance Lucien Contou. Si un salarié a quitté l'entreprise fraudeuse il y a cinq ou dix ans, il faut qu'il ait gardé ses feuilles de paie. Et dans un contexte où les retraites vont être difficiles à payer, mieux vaut avoir de solides arguments. »

Mutualiser les moyens de contrôle

Beaucoup plus compliquée s'avère la régularisation des points de retraite Agirc et Arcco. Sans oublier l'attestation Assedic, difficile à obtenir lorsque l'entreprise a pris la clé des champs. Au May-sur-Èvre, la mise sous scellés des ateliers a fait fuir les clients. L'entreprise placée en redressement judiciaire et cédée à un repreneur a licencié 12 employées, qui ont pris un avocat et intenté une action pour licenciement abusif. « On a vécu des moments épouvantables », explique Martine, partie avec 4 000 euros d'indemnités de licenciement, pour dix-sept ans d'ancienneté.

Mettre fin au système de non-déclaration n'est cependant pas une mince affaire. Certes, les différents services de contrôle ont tendance à davantage collaborer. Les Urssaf commencent à modifier leur organisation. « Cet automne, et c'est une première, les différentes Urssaf de Bretagne se sont regroupées pour mieux mutualiser leurs moyens. Il est dans l'air du temps de doter chaque région d'une structure car, à terme, il serait plus facile d'échanger au niveau national entre 20 personnes plutôt qu'avec 105 responsables de département », souligne Philippe Bazin. Dans huit départements, une campagne d'affichage a été lancée en décembre dernier pour sensibiliser salariés et employeurs au travail illégal. Mais, en dépit de ces efforts, les moyens sur le terrain ne suivent pas au regard des entreprises à contrôler. « 20 inspecteurs pour 26 000 sociétés en Ille-et-Vilaine, c'est forcément insuffisant, reconnaît-il. En outre, 90 % des opérations de terrain sont des contrôles comptables avec avis de passage. 10 % de notre emploi du temps doit être réservé à la lutte contre le travail illégal. » Et c'est le cas pour les 1 400 contrôleurs Urssaf au niveau national.

La peur du gendarme

La peur du gendarme devrait pourtant faire le reste. Les employeurs coupables de travail dissimulé sont passibles de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende. « Pour l'année 2002, nous avons enregistré 6 082 suites pénales de travail illégal dont 5 381 concernaient le travail dissimulé. 357 ont débouché sur des peines de prison. La tendance est d'ailleurs à une légère augmentation de ce type de peine par rapport aux années 90 », souligne Françoise Beaumont, à l'Acoss.

En juillet 2004, le tribunal correctionnel d'Angers a condamné l'une des gérantes de l'atelier de confection du May-sur-Èvre, Hanifa Alaoui, à douze mois de prison avec sursis et à une amende de 10 000 euros. Elle a également dû verser 10 000 euros de dommages et intérêts à l'Urssafet 1 000 euros à chacune des victimes. Deux ans auparavant, le TGI de Paris condamnait Roger Berthault, dirigeant de fait d'une myriade de sociétés liées à l'Esig, organisme de formation à Paris employant quelque 80 professeurs, à deux ans d'emprisonnement et 70 000 euros d'amende pour travail clandestin.

Enfin, la vigilance des salariés eux-mêmes demeure le meilleur des garde-fous. « Le monde du travail n'incite pas les salariés à se montrer trop revendicatifs, constate Mauricette Barthelemi. Tout l'art est de s'informer sans faire peur à l'employeur. Cela étant, les salariés sont devenus plus attentifs à leurs droits et possèdent davantage de moyens de vérifier s'ils sont bien déclarés. » Il y a encore quatre ans, ils ne pouvaient pas s'adresser directement aux Urssaf. Désormais, il leur suffit d'appeler. Autre élément récent, souvent ignoré : pour chaque déclaration préalable à l'embauche, un coupon doit être remis au salarié lui prouvant qu'il est bien déclaré. Rien ne vaut donc un coup de fil à l'Urssaf et un regard attentif à sa feuille de paie.

Le travail illégal dans le collimateur de Borloo

En juin dernier, le ministre de la Cohésion sociale a dévoilé son plan national de lutte contre le travail illégal. Une véritable offensive contre un fléau qui coûte quelque 55 milliards d'euros par an à l'État.

Les grandes lignes du plan ? Davantage de moyens humains, soit 85 inspecteurs du travail supplémentaires, pour 457 déjà en place, une meilleure coopération entre les services de contrôle et désormais la possibilité pour les agents de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) de verbaliser le travail illégal. « La mobilisation des services est indéniable et la pression a été mise sur les secteurs de l'agriculture avec tout l'aspect du travail saisonnier, les hôtels-cafés-restaurants, le bâtiment et les métiers du spectacle avec l'intermittence, explique Colette Horel, déléguée interministérielle à la lutte contre le travail illégal. Sur ce dernier dossier, nous avons un an de recul et constatons déjà un retour vers des pratiques normales. Le nombre d'infractions dans les contrôles commence à baisser ».

Un optimisme que ne partagent pas les agents de terrain. « Ce plan Borloo n'est pas suffisant, affirme un inspecteur du travail. Circonscrire la lutte contre le travail illégal à quatre secteurs, c'est en oublier d'autres comme la confection qui est loin d'être un bon élève. Aujourd'hui, il existe des fausses entreprises de travail temporaire qui pratiquent le prêt de main-d'œuvre lucratif sans avoir ni le statut ni l'assise financière pour payer les charges sociales des salariés qu'elles mettent à disposition. Et, pour cela, il faut des moyens humains. Le ministre nous octroie des inspecteurs supplémentaires, mais avec les départs en retraite non remplacés, on sait qu'il y en aura largement moins sur le terrain… » Seuls 15 postes sont budgétés pour 2005.

Auteur

  • Sandrine Foulon