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Vie des entreprises

Patrons et salariés du textile rattrapés par la fin des quotas

Vie des entreprises | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.01.2005 | Anne Fairise

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Patrons et salariés du textile rattrapés par la fin des quotas

Crédit photo Anne Fairise

Au 1er janvier, les ultimes barrières douanières sur les importations de textile et de vêtements sont tombées. Pour faire face à la concurrence chinoise, l'industrie française n'a plus vraiment le choix : elle doit innover, privilégier le haut de gamme, raccourcir les délais de livraison… et accélérer la délocalisation de sa production.

Le 1er janvier, avec les 12 coups de minuit, les derniers quotas d'importation ont sauté dans le textile-habillement. Chemises, pull-overs ou robes ne bénéficient plus d'aucune protection douanière. À Épinal, dans les Vosges, le fileur-tisseur Yves Dubief se souvient encore du premier comité d'entreprise de l'année 2000, au cours duquel il a mis en garde son personnel contre la déferlante annoncée. « Le big bang informatique n'a pas eu lieu, préparez-vous au big bang textile de 2005. La libéralisation des échanges sera terrible », a expliqué le P-DG de Tenthorey à ses salariés à grand renfort de slides décortiquant les atouts chinois. Pour s'y préparer, il a délaissé le filage, investi dans un nouvel atelier de tissage pour l'habillement et le linge de maison et misé sur des séries courtes et fantaisie.

Résultat, quatre ans après ? « Tout le marché est pollué par les prix cassés des produits importés et du mass market. Les clients de la grande distribution veulent bien acheter chez moi, au lieu de le faire en Chine, mais à condition que je baisse les tarifs. C'est intenable. » Le petit-fils du fondateur des établissements Tenthorey qui ont compté jusqu'à 2 500 salariés dans les années 60, contre 176 aujourd'hui, prépare un plan social et une délocalisation partielle aux portes de l'Europe, en Roumanie ou en Bulgarie. Son ultime va-tout.

Ce patron vosgien n'est pas le seul à faire grise mine face à la libéralisation totale des échanges. Voilà définitivement tournée la page de trente ans de protectionnisme, comme l'avait décidé en 1994 l'accord multifibre qui prévoyait un démantèlement progressif des quotas sur dix ans. Avant même la date fatidique, jeans à 5 euros et parkas à 9 euros ont fait leur apparition sur les présentoirs.

Coïncidence ou pas, les défaillances d'entreprises ont émaillé la fin de l'année 2004. Dans le Tarn, le tricoteur Gout, roi du pull Jacquard en hypermarché, qui a déjà mené un plan social en 2001 et délocalisé une partie de sa production en Roumanie, a déposé son bilan. Dans le Nord, les salariés du groupe Hacot Colombier, spécialiste du linge de maison, sont tombés de haut quand, en novembre, la direction leur a annoncé une « adaptation de l'appareil de production » pour faire face aux prix et au marché baissiers. « On craint pour les unités de tissage qui produisent du linge d'entrée de gamme », explique Jean-Michel Ulrich, délégué CGT dans le groupe, qui se bat, avec l'intersyndicale, pour le maintien des 800 emplois. Dans l'Aube, bon nombre d'ennoblisseurs (teinture, apprêt, impression) marchent au ralenti. « La contraction du marché de l'ennoblissement s'est accélérée après 2001, avec une perte de volume de 10 à 15 % par an », note Christian Bricout, P-DG de Sotratex, qui a engagé un plan social, son usine tournant au tiers de sa capacité.

Filatures et tissages menacés

Dans le collimateur des patrons du secteur : la concurrence asiatique. De plus en plus souvent les donneurs d'ordres confient à un seul sous-traitant asiatique non pas la seule confection des produits, mais aussi la tâche de « sourcer » les fils et les tissus au lieu de les acheter en Europe, menaçant du même coup filatures et tissages français. « Avant, nos clients travaillant pour la grande distribution achetaient les tissus écrus, les faisaient imprimer puis confectionner dans l'Hexagone. Ensuite, ils ont acheté les tissus à l'étranger, tout en continuant de les faire imprimer en France mais en délocalisant la confection au Maghreb. Aujourd'hui, ils faxent directement leur devis en Asie », résume un ennoblisseur mulhousien. Face à la baisse de ses commandes, ce chef d'entreprise a réduit sa production de moitié. Et ses prix.

La suppression des dernières barrières douanières promet d'être dévastatrice pour l'emploi. D'autant qu'elle s'inscrit dans un contexte de repli continu de la devise américaine face à l'euro, dopant un peu plus encore la compétitivité des vêtements et du linge conçus dans la zone dollar asiatique. « C'est l'autre grande préoccupation de la profession », note Thierry Noblot, secrétaire général de l'Union des industries textiles. « La libéralisation va accélérer les restructurations en cours et l'évolution du secteur », s'inquiète Martial Videt, de la CFDT. Le textile-habillement est déjà mal-en-point. Il n'emploie plus que 150 000 salariés contre… 1 million il y a trente ans. Ces dix dernières années, l'habillement (confection) a littéralement fondu : le nombre d'entreprises a été divisé par deux, tout comme ses effectifs (60 000 salariés). Le textile (filage, tissage, ennoblissement) a mieux résisté, avec la perte d'un tiers de ses emplois (93 000 salariés actuellement). Et ce n'est pas fini. « Le choc de la libéralisation va aggraver la tendance actuelle de baisse de l'emploi », prévient Danièle Clutier, directrice de recherche à l'Institut français de la mode (IFM) et auteur d'une étude d'impact pour la Communauté européenne. Principales victimes ? Les entreprises de confection. En 2005, leurs effectifs pourraient dégringoler de 10,5 %, contre 5 à 8 % par an, en moyenne, lors de la décennie passée.

Une perspective peu réjouissante. « Un secteur textile-habillement réduit à 100 000 salariés, c'est malheureusement possible ! C'est ce qu'il pèsera d'ici à cinq ans si les suppressions d'emplois se poursuivent au même rythme annuel. Il faut prendre de toute urgence des mesures », tonne Christian Larose, l'ancien secrétaire général de la Fédération CGT textile-habillement-cuir. Vice-président du CES, ce syndicaliste est devenu un fervent défenseur de la zone paneuromed (voir encadré p. 48), s'alignant sur les positions de la fédération patronale du textile. Comme l'ont fait tous les syndicats. Un unanimisme révélateur des craintes des uns et des autres sur l'avenir du secteur.

Trente ans de délocalisations

Il est vrai que la situation de l'habillement est tout bonnement catastrophique. Fini les grandes usines. « Il reste des ateliers de confection positionnés sur des produits haut de gamme permettant d'absorber les surcoûts, des ateliers qui travaillent en réassort rapide ou qui font du sur-mesure », constate François-Marie Grau, économiste à l'Union française des industries de l'habillement (Ufih). L'hémorragie a commencé dans les années 70, quand l'industrie de la confection, grosse consommatrice de main-d'œuvre et sensible au « coût minute », a commencé à délocaliser ses produits standardisés en Europe du Sud. « Elle s'est tournée vers le Maghreb dans les années 80, puis l'Europe de l'Est dans la décennie 90, vers l'Asie depuis le nouveau millénaire, et notamment la Chine depuis deux, trois ans. Un mouvement accéléré par la grande distribution, puissante en France, qui exige des prix toujours plus bas », ajoute François-Marie Grau. L'Asie a un argument choc : des salaires 30 à 40 fois inférieurs à ceux des ouvriers français. Résultat, au fil des ans, les entreprises hexagonales ont changé de nature : les sociétés intégrées sont devenues donneuses d'ordres. Et la structure des emplois s'est modifiée. Désormais, les ouvriers représentent moins de 40 % du total des effectifs.

Trouver, dans la mode, des produits made in France tient de la gageure. La plupart des grandes marques, Lee Cooper, Playtex ou Manoukian, ont cédé aux sirènes de l'étranger. Lacoste-Devanlay fait fabriquer ses célèbres polos dans le bassin méditerranéen et en Chine. « Au total, 83 % de la production de Devanlay est délocalisée. Les 17 % restants sont fabriqués en France, dans des ateliers de 40 à 50 personnes, qui font de l'échantillonnage saisonnier, en réassort », souligne Michèle Simon, déléguée CFDT, qui a connu 17 plans sociaux en trente et un ans.

Les ouvriers ne représentent plus que deux tiers des 1 200 salariés travaillant encore pour Lacoste, l'encadrement logistique comptant désormais pour un tiers. Même évolution chez Ecce, ex-Bidermann, le sous-traitant pour l'habillement masculin haut de gamme griffé. Il ne compte plus que 600 salariés en France, une seule usine conditionnant costumes et tailleurs pour Kenzo ou Scherrer. Le reste est réalisé au Maroc ou en Europe de l'Est, en Pologne, Slovénie, Roumanie ou Bulgarie. En dix ans, la production française de pièces à manches est passée d'un gros tiers à moins de 10 %.

Un leitmotiv : la créativité

« Seul le coût élevé des costumes permet de conserver une production en France. Tout compris, un costume revient à 100 euros en France, contre 35 en Slovénie, 25 en Bulgarie », note Jean-Damien Waquet, DG adjoint d'Ecce. Lequel juge cependant utile de garder un point d'ancrage français « pour la mise au point des prototypes ou l'image des couturiers avec lesquels nous travaillons. Et conserver une usine permet de gagner 5 % dans les négociations avec des façonniers est-européens ». L'entreprise n'en prépare pas moins la décroissance de sa production tricolore. En 2003, à la suite de la rupture de la licence signée avec Yves Saint Laurent, l'usine de Poix-du-Nord a vu ses effectifs chuter de 400 à 250. Jean-Damien Waquet a inclus la VAE dans le plan social, afin de préparer l'avenir : « Cela participe d'un droit des salariés et permet aussi d'éviter une restructuration en traitant au fil de l'eau les sureffectifs. »

Le textile, longtemps protégé des délocalisations, va-t-il suivre la même pente que l'habillement ? Depuis deux ans, la situation s'est détériorée. Les suppressions d'emplois ont doublé, progressant au rythme de 8 % par an. « La filature est mal-en-point, les tisseurs et l'ennoblissement courbent le dos », résume Thierry Noblot, de l'UIT, qui prévoit deux années délicates d'ajustement en 2005-2006, « sauf si le dollar retrouve ses couleurs ». La filière n'a pourtant pas ménagé ses efforts. Elle s'est recentrée sur le moyen et le haut de gamme, ou sur des marchés de niche, pour répondre au leitmotiv assené en prévision du chambardement de 2005 : innover, différencier ses produits par la créativité, la qualité, les délais de fabrication, bref, par « la compétitivité hors prix », selon le jargon des économistes.

Seuls les tissus intégrant des technologies pointues sont aujourd'hui fabriqués dans l'Hexagone. « Avant on était dans un textile traditionnel : filature, tissage, ennoblissement. Aujourd'hui, on est passé à des savoir-faire spécifiques. Certains ont misé sur la dentelle, le géotextile ou d'autres textiles techniques, d'autres sur la créativité, le marketing. Les métiers ont évolué vers la logistique, la maintenance, l'innovation », souligne Xavier Royer, du Forthac, l'Opca de la branche.

Des stratégies variées mais souvent synonymes, pour le personnel de production, de polyvalence et de flexibilité accrues. « Notre stratégie ? Développer la qualité par des investissements technologiques, être rapide et flexible… Le client exige une livraison en quarante-huit heures ? On s'arrangera », explique un ennoblisseur mulhousien, spécialiste du textile d'ameublement, dont l'usine fonctionne déjà en trois-huit. D'autres ont mis l'accent sur la conception et la vente. « Nous avons adopté le modèle Zara : des collections en phase avec le marché, très vite sur les présentoirs », indique Olivier Bochard, P-DG de l'entreprise de tissage Trouillet & Compagnie.

Les créatifs en première ligne

Ce spécialiste du tissu pour l'habillement féminin s'est réorienté vers la création et la commercialisation, « quitte à sous-traiter ce qu'on ne sait pas fabriquer. Hier nos créatifs s'adaptaient à l'appareil de production. Aujourd'hui, c'est l'appareil de production qu'on adapte aux besoins de nos créatifs ». Olivier Bochard a investi dans des métiers à tisser nouvelle génération tout en développant des partenariats à l'étranger pour la production. En cinq ans, créatifs et commerciaux sont devenus majoritaires. « Chaque fois qu'on embauche une modéliste, on se débrouille pour faire des gains de productivité en production. » Afin de marquer le changement de culture, la PME de 79 salariés a embauché un responsable R & D. Et un tiers du personnel a suivi des cours d'anglais.

Mais cette stratégie ne vaut que dans une zone paneuromed, protégée de la concurrence asiatique, qui reste à finaliser. De manière urgente pour Maurad Rabhi, le patron de la CGT Textile-Habillement : « La zone paneuromed, c'est protéger de la concurrence asiatique la confection dans l'Europe élargie. Ainsi, les industriels français pourront tenir la filière amont du textile et gagner sur la distribution. Dans ce schéma, on n'a pas mesuré l'impact de la grande distribution, qui fait son sourcing en Asie. » L'avenir dira si la stratégie est payante. Reste qu'elle dessine une tertiarisation du secteur à marche forcée. Le textile-habillement français de demain ? Des ingénieurs en R & D, des pros du marketing, modélistes et autres logisticiens…

La solution paneuromed

Comment survivre au cyclone de la suppression des quotas d'importation dans le textile ? Pour la profession, l'avenir est dans l'Europe élargie. Avec leurs consœurs européennes, regroupées dans Euratex, les entreprises françaises ont réussi à accélérer la création d'une zone de libre-échange euro-Méditerranée, initialement prévue à l'horizon 2010. Et elles ont décroché son extension à 42 pays (les 25 de l'UE, la Bulgarie, la Roumanie, les pays du pourtour méditerranéen). Objectif visé ? Instaurer une zone douanière unique pour contenir les importations asiatiques. Histoire, selon Pascal Lamy, ex-commissaire européen, de « redistribuer les avantages comparatifs entre l'Europe, qui met en avant sa créativité et son innovation, et les pays du pourtour méditerranéen qui joueront de leurs coûts salariaux ». Guillaume Sarkozy, président de l'UIT, cite souvent une étude comparant le coût d'une chemise moyen de gamme faite en Asie et une autre dans la zone paneuromed : avec un « tissu fait en Europe, la confection faite au Maghreb, la création et le marketing peuvent compenser l'écart de prix ». « Tout le monde y gagne car la libéralisation va occasionner aussi, au profit de l'Asie, une érosion des parts de marché des pays méditerranéens et des Peco, qui exportent aujourd'hui vers l'Europe dans un cadre préférentiel », note Jean-François Limantour, de Texaas Consulting.

Mais cela n'arrête pas les jeux de dominos au sein de la zone paneuromed. « La Tunisie, qui compte 200 000 salariés du textile, s'affole face à la montée des délocalisations d'entreprises françaises vers l'Europe de l'Est », note Maurad Rabhi, de la CGT, qui a rencontré ses homologues tunisiens.

Réaliste, ce syndicaliste appuie la création de la zone paneuromed, « étant entendu qu'on ira vers une amélioration des conditions de travail et des salaires de tous les salariés du textile et de l'habillement de la zone ». Une position pas simple à défendre devant les salariés français. N'est-ce pas dire que les délocalisations au Maroc ou en Tunisie, hier décriées, sont devenues une réponse face à la concurrence chinoise ?

Évolution des effectifs de l'industrie française du textile et de l'habillementSources : Ufih, Insee.À l'image des délocalisations au Maroc du prêt-à-porter, le salut peut passer par un marché européen élargi à la Méditerranée et aux anciens pays de l'Est.DENIS/REA

Auteur

  • Anne Fairise