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Vie des entreprises

La preuve par tous les moyens ?

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.12.2004 | Jean-Emmanuel Ray

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La preuve par tous les moyens ?

Crédit photo Jean-Emmanuel Ray

Par rapport aux pauvres preuves d'antan, humaines et donc faillibles, les NTIC semblent constituer – pour l'employeur comme pour le salarié – la preuve mathématique, la preuve par neuf infaillible et incontestable qui fait tant fantasmer les juristes, fâchés dès la maternelle avec les sciences exactes. Attention toutefois aux limites que pose le juge…

Tout juriste devrait avoir vu le film Association de malfaiteurs. Car, avec l'irruption du tout-numérique dans notre vie quotidienne, tout est manipulable comme le montre cette scène d'anthologie : une bande d'étudiants voulant remonter le moral d'un camarade serial looser lui fait acheter un billet de Loto, enregistre la vraie émission télévisée donnant les bons résultats – il n'a évidemment rien gagné – la numérise, modifie en deux minutes tous les numéros gagnants. Et enfin passe l'émission ainsi trafiquée devant leur camarade qui, croyant avoir gagné le gros lot, va à leur insu s'endetter à la même hauteur. La facilité avec laquelle le technicien efface les vrais numéros sur les boules gagnantes et redessine de faux numéros est confondante, le tout directement inséré dans la vraie émission en léger différé : réalisme absolu et total mensonge.

Traçabilité et mémoire sont par ailleurs inhérentes à l'outil informatique, et les bien involontaires Petit Poucet que nous sommes laissons des traces par centaines dès que nous ouvrons un ordinateur, un mobile, ou surfons sur le Web. Traces qu'il suffira de remonter le moment venu : rien ne presse, puisque l'engin a une mémoire… d'ordinateur. L'employeur n'a plus à rechercher les informations : elles lui sont gracieusement et automatiquement fournies, sur longue période, par chacun de ses salariés. « Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention » (Nouveau Code de procédure civile, art. 9). Et, s'agissant de faits juridiques, la preuve peut être faite « par tous moyens ». Ou par tous les moyens, démultipliés à l'infini en ces temps de NTIC où l'essentiel est de plus en plus invisible pour les yeux ?

1° Production par le salarié de documents et courriels « empruntés » à l'entreprise

Fin de l'opposition chambre sociale et chambre criminelle

Problème classique que l'utilisation contentieuse par le salarié de documents obtenus au cours de son activité professionnelle, avec cependant la nouveauté de leur envoi électronique à une adresse extérieure : finie, l'utilisation voyante de la photocopieuse du service ou la soustraction momentanée de volumineux dossiers. Depuis son revirement du 2 décembre 1998, la chambre sociale admet qu'un salarié produise en vue de sa défense « des documents contenant des informations dont les membres du personnel pouvaient avoir normalement connaissance » : par exemple des pages intranet accessibles sans code d'accès. Mais, pour la chambre criminelle, il pouvait s'agir d'un vol, puisqu'il y avait « soustraction frauduleuse de la chose d'autrui » (art. 311-1 Code pénal, Cass. crim., 16 mars 1999).

Cette opposition frontale était difficilement compréhensible pour l'usager du droit, et très dangereuse pour le salarié qui pouvait gagner son procès prud'homal… au prix d'une éventuelle condamnation pénale. Elle avait surtout d'importants effets pervers en encourageant l'employeur à porter plainte pour vol devant le juge répressif, paralysant ainsi le conseil de prud'hommes (« le criminel tient le civil en l'état »), et permettant parfois de faire signer une transaction au salarié ainsi traité comme un voleur. Par deux importants arrêts du 11 mai 2004, la chambre criminelle a reviré, se rapprochant de la chambre sociale qui a eu à son tour, le 30 juin dernier, la bonne idée de reprendre la formulation de sa prestigieuse voisine : « Les documents de l'entreprise dont la prévenue avait eu connaissance à l'occasion de ses fonctions et qu'elle a appréhendés ou reproduits sans l'autorisation de son employeur étaient strictement nécessaires à l'exercice des droits de sa défense dans le litige l'opposant à ce dernier. »

Légitime défense ! Au nom du droit à un procès équitable, la Cour de cassation estime donc que le salarié « empruntant » des documents appartenant à l'entreprise pour se défendre est, à l'instar de la petite voleuse de pain du bon juge Magnaud en 1898, en état de nécessité : fait justificatif qui, dans les rapports inégaux de travail, permet de prendre le pas sur le droit de propriété. Mais trois conditions doivent être cumulativement réunies :

a) L'emprunt doit être « strictement nécessaire à l'exercice des droits de la défense », la chambre sociale vérifiant en l'espèce que l'arrêt attaqué « caractérise cette nécessité » (Cass. soc., 30 juin 2004). Bref, si le collaborateur a d'autres moyens pour faire valoir ses droits, il ne peut alors se comporter de la sorte, comme l'énonce également la chambre criminelle. (« Les juges n'ont pas recherché, comme ils le devaient, si les documents étaient strictement nécessaires à l'exercice des droits de la défense de la prévenue. ») Or ces droits ne manquent pas.

– Ainsi du droit d'accès évoqué par l'article 39 de la loi du 6 août 2004 s'il s'agit de données personnelles : « Toute personne physique a le droit d'interroger le responsable d'un traitement de données à caractère personnel en vue d'obtenir […] la communication des données à caractère personnel qui la concernent ainsi que de toute information disponible quant à l'origine de celles-ci. En cas de risque de dissimulation ou de disparition des données à caractère personnel, le juge compétent peut ordonner, y compris en référé, toutes mesures de nature à éviter cette dissimulation ou cette disparition. »

– Ou de l'article 145 du NCPC, qui permet d'obtenir « toute mesure d'instruction légalement admissible », ordonnée à la demande de l'intéressé, sur requête ou en référé.

– Le conseil de prud'hommes pourra ordonner « toutes mesures d'instruction qu'il estime utiles » (L. 122-14-3).

Est-il besoin de préciser qu'un collaborateur en cours de préavis emportant le fichier clients aura quelque difficulté à convaincre le juge pénal du rapport entre sa défense future et ce document intéressant la concurrence ?

b) Le contentieux doit opposer le demandeur « à son employeur ». Ainsi, il ne saurait être question qu'un employé de banque se serve de sa fonction afin de se procurer des éléments de preuve pour un litige l'opposant à l'un de ses voisins ou à un débiteur. De même, les termes des arrêts commentés semblent exclure qu'un autre salarié parte sur l'intranet à la recherche de preuves pour la défense de l'un de ses camarades licenciés : solidaire mais risquée, une telle analyse pouvant d'ailleurs permettre à un collaborateur fort indiscret de prétendre défendre autrui à son insu.

c) Le futur demandeur peut emprunter des documents « dont il a eu connaissance à l'occasion de ses fonctions ». Si les deux chambres n'indiquent pas « dans l'exercice de ses fonctions », il va de soi que fouiller le bureau du service comptabilité à la recherche de preuves constitue une faute grave (Cass. soc., 22 février 2000), et forcer une armoire un vol aggravé. S'il détournait ou prenait illégalement connaissance de courriels de son supérieur hiérarchique, la faute serait également avérée. (« L'installation d'un système d'écoutes clandestin permettant de capter des conversations tenues par les membres de l'entreprise ou des tiers constitue une faute grave, peu important l'utilisation que l'intéressé ait voulu en faire », Cass. soc., 5 janvier 1995.)

Les documents en cause doivent enfin être la propriété de l'entreprise, comme le rappelle la chambre criminelle : « La cour d'appel retient que ce cahier, instrument de travail personnel de Liliane C., ne constitue pas un document de l'entreprise » (relaxe). Mais autant il était difficile de pénétrer discrètement dans un bureau voisin, d'y chercher des documents et de les photocopier, autant il paraît facile de naviguer dans le réseau informatique de l'entreprise pour glaner ces informations, y compris grâce à la complicité involontaire d'un collègue ayant accès à des intranets très confidentiels qui a laissé son ordinateur en session pour aller prendre sa pause. Facile mais très risqué pour le salarié ne connaissant pas l'article 323-1 du Nouveau Code pénal et qui, pour parvenir à ces informations, « accède ou se maintient frauduleusement dans tout ou partie d'un système de traitement informatisé » : deux ans de prison et 30 000 euros d'amende depuis la loi du 21 juin 2004. Bis repetita, l'employeur portant cette fois plainte pour intrusion, si intrusion illicite il y a eu.

Une asymétrie est ainsi créée par la jurisprudence : si le salarié peut désormais aller chercher sur l'intranet les documents nécessaires à sa défense, l'employeur ne peut pour sa part produire des preuves obtenues de façon déloyale (ex. : ouverture d'un courriel titré « Personnel » ; en dernier lieu, Cass. soc., 12 octobre 2004, dans les mêmes termes que l'arrêt Nikon). Et le doute profite au salarié.

2° Moyens de preuve légalement admissibles

Côté employeur

– L'aveu reste la reine des preuves : « J.-F. a admis que, depuis son arrivée au sein de la société Nortel Europe, il avait utilisé son outil de travail pour des connexions pornographiques sans rapport avec son activité salariée ou celle de l'entreprise » (abus de confiance : Cass. crim., 19 mai 2004). Du moins s'il ne suit pas la révélation de turpitudes supposées. (« L'aveu n'avait été que la conséquence du mode de preuve illicite auquel l'employeur avait recouru », cour de Montpellier, 7 janvier 2004.)

– Les bonnes vieilles attestations jouent en justice un rôle important : plutôt que de s'épuiser en ordonnance sur requête aux fins de saisie ou de duplication du disque dur, le témoignage de deux salariés ou d'un client choqué suffisent souvent à l'affaire. S'agissant de courriels où se posent de difficiles questions de confidentialité, voire de violation des correspondances, un banal destinataire peut toujours faire état de ce qui lui a été envoyé, a fortiori s'il est excédé par les pratiques de son collègue (cour de Versailles, 11 février 2003 : un salarié choqué par des propos racistes avait transmis le courrier électronique à la direction).

– Les constats d'huissier sont en matière de TIC plus délicats à réaliser et fragiles car, contrairement à une idée largement reçue, leur qualité d'officier ministériel ou le fait que l'huissier ait été désigné par un juge est sans effet sur la force probante de leur constat, qui peut donc être contredit par un témoignage, voire un autre constat. Il s'agit pour le juge de simples renseignements, « de constatations purement matérielles exclusives de tout avis sur les conséquences de fait ou de droit qui peuvent en résulter ».

– Mais le faisceau d'indices permettra d'emporter la conviction du juge, comme l'a noté la chambre sociale le 2 juin 2004 dans l'arrêt Spot-Images : « Analysant l'ensemble des éléments de preuve soumis à son appréciation et plusieurs attestations, et notamment l'historique des envois électroniques de la société, la cour d'appel a constaté […] que M. X. était bien l'auteur du courriel incriminé. »

Le papa d'un bébé ayant des doutes sur la réalité et le sérieux du travail de sa nounou peut-il installer dans son propre salon une caméra vidéo afin de les dissiper ? Et si, lors du visionnage, il la voit avoir des relations sexuelles avec un ami, peut-il la licencier sur cette base sans se retrouver en correctionnelle en application de l'article 226-1 du Code pénal (« fixer sans son consentement l'image d'une personne dans un lieu privé ») ? Magnifique application de l'adage summum jus, summa injuria que la décision du tribunal correctionnel de Bayonne du 25 avril 2002. Ne s'interrogeant guère sur la qualification de lieu privé alors qu'il s'agissait du domicile, ni sur les risques courus par le bébé, il condamne le papa. L'histoire ne dit pas si, forte de ce jugement, la nounou a obtenu sa réintégration (dans le salon ? sur le sofa ?) au titre de la violation d'une liberté fondamentale, ou de l'article L. 122-45 (sanction prononcée en fonction de l'orientation sexuelle).

FLASH
Différenciation, discrimination et droit probatoire

« En application de l'article 1315 du Code civil, s'il appartient au salarié qui invoque une atteinte au principe « à travail égal, salaire égal » de soumettre au juge les éléments de fait susceptibles de caractériser une inégalité de rémunération, il incombe à l'employeur de rapporter la preuve d'éléments objectifs justifiant cette différence de traitement. »

Comme l'avait fait de façon très ferme le Conseil constitutionnel le 12 janvier 2002, l'arrêt du 28 septembre 2004 rappelle légitimement que différencier les rémunérations des collaborateurs ne transforme pas tout chef d'entreprise en coupable présumé du délit de discrimination, dont les peines ont été alourdies par la loi du 9 mars 2004. Même si, au nom de la victimisation ambiante, les textes communautaires semblent vouloir abolir la présomption de comportement de bon père de famille, donc a priori non fautif, sinon celle d'innocence.

Mais, en application du régime spécifique applicable à cette matière, l'employeur doit, le cas échéant, pouvoir s'expliquer sur de curieuses différences de situation, sans pouvoir invoquer son seul bon plaisir. Dans un second arrêt du 28 septembre 2004, la chambre sociale a ainsi censuré une cour d'appel ayant estimé qu'en matière d'augmentation au mérite l'employeur était seul juge : « Il appartient au juge, sans se substituer à l'employeur, de vérifier si celui-ci justifie d'éléments objectifs étrangers à l'exercice d'un mandat syndical. » Reste à définir précisément ces éléments dits « objectifs ».

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray